Extrait du journal

Uû écrivain d'un goût très sûr, d'un esprit très fin, et qui sait penser avec justesse dans una langue maniérée, M. Sainte* Beuvé, a dit de Mirabeau : « L'aborder en plein serait une rude » tâche, et il n'est pas de ceux qui se laissent prendre de biais et » qu'on effleure.»—Cette difficulté,faite pour arrêter l'historien, et signalée par le critique avec son tact ordinaire, se dresse comme un obstacle à peu près infranchissable devant l'homme d'imagination. Je ne répondrais pas qu'il réussit à le tourner, lors même qu'il voudrait s'en tenir au Mirabeau inconnu, avili et besogneux, traînant sa chaîne de l'île de Ré au château d'If, du fort de Joux au donjon de Vincennes, ou la brisant pour écrire des pages méprisées en se mettant aux gages d'un libraire de Hollande. Franchissons la première étape de la Révolution et, adossés à 89, l'un des sommets de ce Sinaï, regardons â droite et à gauche du haut de cette date qui donne le vertige. Sous nos pieds, dans les nuages opaques qui rampent en faisant une ceinture à la montagne, une ombre à forme humaine se débat contre l'obscurité où elle est plongée : c'est la jeunesse de Mirabeau. De l'autre côté et au-dessus de nos têtes, l'orage se forme ; l'œil ébloui voit face à face l'éclairdu génie : c'est le dieu de l'éloquence qui se révèle, tonne et foudroie : c'est un monde nouveau qui s'incarne dans un grand homme qui s'affirme. Qu'y a-t-il de commun entre l'amant de Sophie, l'obscène au teur de YErotika biblion, le faiseur de brochures faméliques, et l'orateur-ouragan de la Constituante? Evidemment, ce sont bien là deux hommes portant le même nom. Pour qu'ils se rejoignissent par tin trait-d'union de l'histoire, il a fallu que deux régimes, l'ancien et le nouveau, fussent à jamais séparés, et séparés par lui. Mais depuis que l'éclat du second a jeté sur le premier une lumière terrible, est-il possible de les voir sé parément, ou, pour parler comme M. Sainte-Beuve, de les prendre de biais? Balzac, qui avait la superstition des noms sonores et trou vait entre eux et la destinée des rapports cabalistiques, devait être satisfait de la résonance de celui-ci : Honoré — Gabriel — Victor— Riquetti — comte de Mirabeau ; car —contradictions inexplicables dans la renommée, du grand tribun — même après l'abolition des titres, l'admiration de ses amis et la haine de ses adversaires lui conservèrent le sien, sans attacher à cetts distinction une louange départi ou un blâme ironique. Le peuple des tribunes, électrisé par son éloquence, ne savait rien retrancher à son nom comme à sa gloire, et lorsque, peu de jours avant sa mort, la popularité le délaissa pour.suivre Barnave, son rival d'une heure, les crieurs publics vendaient dans la rue « la grande conspiration du comte de Mirabeau. » Son père, le marquis de Mirabeau, le haïssait, le craignait et l'admirait.' Enfant, il disait de lui que c'était un maie mons trueux, à ventre de grenouille et à dos de Polichinelle. Jeune homme et homme fait, il s'empressait de tirer sur les écarts après tout excusables de sa jeunesse le verrou des prisons d'Etat. Le désespoir, la santé, la raison de ce fils traité en mal...