Extrait du journal

Après un séjour de vingt ans dans les Indes, je me suis décidé hier, pour la première fois, à aller voir une suttèe. La victime choisie pour cette cruelle cérémonie était la veuve d*un brame mort depuis peu de jours. L’exécu tion devait avoir lieu à midi, mais il était plus de trois heu res lorsque l’infortunée arriva près du bûcher. Elle était précédée de deux chevaux richement caparaçonnés, et conduite par dix ou douze brames et un pareil nombre de femmes, au son des tambours et d’une musique bruyante destinée à couvrir les cris de la victime. Il y avait peu de spectateurs. Je crus d’abord que la jeune femme était ivre ; mais pendant les cérémonies préparatoires, mes doutes se dissipèrent, et je ne vis que trop combien elle était troublée. M’étant approché d’elle, je lui demandai à plusieurs reprises si elle avait résolu volontairement et sans contrainte de se brûler. Elle me répondit chaque fois qu’elle savait ce qu’elle faisait, et que c’était de son propre consentement qu’elle s’était vouée à la mort. Après avoir partagé ses or- • nements entre ses compagnes, elle dit un éternel adieu à ses parents et à ses amis, monta d’un pas assez ferme sur le bûcher, et s’y coucha près des cendres de son époux. On boucha ensuite l’entrée avec de la paille sèche, et les prêtres officiants y mirent le feu. Je m’étais placé vis-à-vis, et je pus parfaitement voir les efforts que faisait cette malheu reuse pour se soustraire aux flammes qui l'environnaient. Les brames s’en étant aperçus, essayèrent en vain de faire crouler l’espèce de dôme qui recouvrait le bûcher , pour l’accabler sous son poids ; elle parvint enfin à s’échap per, et courut se jeter aux pieds de deux de nos officiers , qui , pour arrêter le progrès des flammes qui consumaient ses vêtements, l’entraînèrent vers la rivière et la plongèrent dans l’eau. Les brames vinrent aussitôt la réclamer. On fit avertir les magistrats de ce qui venait de se passer; mais avant que le messager fût de retour, ces fanatiques étaient parvenus à persuader à la veuve de retourner au bû cher; et pour ne pas indisposer le» naturels du pays , on l’avait livrée entre leurs mains. Comme elle hésitait ce...