Extrait du journal

tout seul. Les appointements d’un préfet ne sont point à dédaigner, d’autant plus que ces honorables fonctionnaires sont logés, très somptueusement la plupart du temps, et jouissent d’une foule d’im munités qui n’appartiennent pas au com mun des mortels. Celui-ci, qui avait eu un temps de splendeur incomparable et qui foulait carrosse, avec des demi-sang dans ses écuries, ne s’en trouvait pas < moins réduit à la portion congrue. Pas méchant garçon, loin de là, mais très vaniteux, à cause même d’une for tune inespérée, se croyant quelqu’un, ce qui semblait excusable, puisqu’on l’avait choisi parmi tant d’autres, tout disposés à faire ce qu’il faisait lui-même, c’est-àdire à trouver tout pour le mieux, dans le meilleur des pays, sous le plus parfait des gouvernements, et à chanter, sur des pipeaux fêlés, mais enthousiastes, le charme du pouvoir et les vertus de la toute-puissance. Comme tant d’autres, celui-ci avait commencé par le Conseil municipal, qui est le marchepied de toutes les ascensions politiques. Le mal heur, pour lui, c’est que s’il avait beau coup d’aplomb, il n’avait jamais assez d’argent. Et dame ! les appointements d’un préfet, ça tient encore dans un sac assez étroit ; et quiconque y puise, sans compter, se trouve bientôt, comme on dit, dans l’embarras. Ça ne fut pas long, et un déplacement fut bientôt nécessaire. On a beau être haut fonctionnaire, les créanciers sont toujours les maîtres de la situation, quand ils se fâchent, à force d’avoir été bernés, lanternés et renvoyés aux calen des grecques, ce qui ne fait point leur affaire. Et alors la basoche et le reste d’entrer en scène et de jeter un très mau vais vernis sur l’hôtel de la préfecture, qui est, en quelque sorte, le palais local du gouvernement. Or, quand les huis siers y pénètrent, c’est un peu comme la vermine dans un logement : il faut s’en aller. Et le préfet s’en alla ailleurs, mais toujours préfet, et donnant l’exemple bizarre d’un administrateur public qui ne sait même pas administrer sa maison. Ne raconte-t-on même pas qu’un jour, après entente préalable, les fournisseurs refusèrent tout crédit, de sorte que M. le préfet était contraint d’aller prendre ses repas au cabaret, contre argent comptant. C’est ça qui donne une crâne idée du pouvoir central qui, en de telles circonstances, n’a, d’ailleurs, que ce qu’il mérite ! Et puis après, quoi? Rien. Il n’y a plus de déplacement possible. Le préfet n’au rait pas plus tôt fait son entrée dans sa bonne ville, qu’il trouverait, dans la cour de sa préfecture, derrière les portes, des escouades d’huissiers munis de juge ments, et tout prêts à instrumenter et à faire opposition aux appointements de demain. Si puissant que l’on soit, il est difficile d’échapper à des exigences de la sorte. Et alors, tout est fini. Les splen deurs du passé s’évanouissent de plus en plus, et les perspectives de l’avenir ne sont pas précisément roses. Combien n’ont-ils pas eu, depuis vingt ans, de ces fortunes imméritées, souvent inexplica bles, et qui crèvent, comme une bulle de savon, au premier souffle de l’adversité ? Mais, il existe encore des résidences ré munératrices, dans nos possessions co loniales; et quand l’expédition de Mada gascar sera terminée, au mieux de nos intérêts, il y aura des places à distribuer, au pire de notre fortune, à des préfets comme celui-ci, qui n’ayant pas su me ner leur barque, pourront oublier leur insuffisance, dans un fromage colonial. Nous aurons, bien probablement, occa sion d’en reparler. Charles Canivet....