Écho de presse

Janvier 1870 : Le Creusot en grève !

le 18/01/2021 par Michèle Pedinielli
le 13/03/2018 par Michèle Pedinielli - modifié le 18/01/2021
Une du Monde Illustré, 29 janvier 1870, montrant les troupes de Napoléon III envoyées au Creusot afin d'intimider les ouvriers en grève - source : Gallica-BnF

Désirant eux-mêmes gérer leur « caisse de secours », les ouvriers des usines Schneider du Creusot entrent en grève. Un soulèvement bref, qui aura une influence immense sur les mouvements sociaux à venir.

En 1870, la famille Schneider règne sans partage sur l’économie du Creusot, en Bourgogne. Ses aciéries et ses forges emploient quelque 10 000 ouvriers dans ce qui représente alors la plus grande usine de France.

Au mois de janvier, les ouvriers réclament de pouvoir gérer eux-mêmes leur « caisse de secours », caisse de prévoyance et de sécurité pour les travailleurs et leurs familles pour laquelle ils cotisent à hauteur de 2,5 % de leur salaire (Le Progrès de la Côte-d’Or rédige dès le 17 janvier un dossier complet à ce sujet). Eugène Schneider – par ailleurs ministre du Commerce au même moment – fait mine d’accepter, mais désigne seul les contremaîtres sûrs et dévoués à sa cause pour s’en occuper.

Le journal de centre-droit Le Progrès de la Côte-d’Or dénonce le lendemain une infantilisation des ouvriers.

« Que signifie, je vous le demande, cette manière de procéder ? […]

Pourquoi ne pas se placer résolument en face de lui, et lui dire carrément : jusqu’ici je t’ai tenu en tutelle, j’ai pris soin de tes affaires, à ma guise, aujourd’hui je ne le veux plus, je ne le dois pas. Voici l'état de tes finances, prends en connaissance, agis toi-même, désormais tu es libre ?

Cette conduite ne serait-elle pas plus franche et plus grande ?

Ne serait-elle pas plus digne, à l'égard de l’ouvrier, en ce sens qu'elle lui reconnaitrait implicitement la faculté de pouvoir se passer de lisières, qu’elle le grandirait à ses propres yeux en lui prouvant qu’il n’est plus un grand enfant incapable, à mener par la main, dont il faille serrer la bourse de peur qu'il n’en fasse un mauvais ou prodigue usage ? »

Les travailleurs ont élu un comité de gestion de la caisse de secours avec un ouvrier mécanicien, Adolphe Assi, à sa tête. Celui-ci est renvoyé au moment même où la situation commence à s’envenimer.

Le licenciement fait exploser la colère des ouvriers, qui se mettent en grève le 21 janvier. L’événement s’inscrit alors à la suite des multiples « coalitions », cessations de travail, qui touchent le monde ouvrier au XIXe siècle. Sauvages jusqu’en 1864, elles sont ensuite tolérées par les autorités. Elles sont généralement défensives, et éclatent à l’annonce d’une baisse de salaire ou d’un accident du travail.

« Voici comment la grève s’est déclarée : plusieurs réunions publiques d’ouvriers ont eu lieu dans ces derniers temps. Ces réunions où la question de la caisse de retenues se discutait, étaient présidées par un ouvrier des plus intelligents, des plus fermes et nous pouvons l'affirmer, des plus modérés, M. Assi.

Mercredi, vers 6 heures du matin, lorsque M. Assi vint à son travail, le contremaître lui signifia son renvoi.

Lorsque les ouvriers apprirent ce renvoi, ils se levèrent en masse, sonnèrent les cloches et passant d’un atelier à l’autre, arrêtèrent tous les travaux.

À sept heures, il ne restait plus un ouvrier dans les ateliers. »

Schneider accepte de recevoir des délégués des ouvriers à la table des négociations. Ceux-ci, Assi en tête, exposent trois revendications : la gestion de la caisse pour les ouvriers, la réintégration des ouvriers renvoyés et le renvoi de l’un des contremaîtres de la maison, particulièrement hostile.

Ils expliquent par ailleurs « qu’ils n’avaient point l’intention, en quittant l’usine le matin, de se constituer en grève, mais uniquement de faire une démonstration ». La discussion s’arrête là.

« M. Henri Schneider a répondu qu’il n’avait plus d’ouvriers, qu’il ne reconnaissait aucun mandat aux délégués présents et qu’il refusait par conséquent de traiter avec eux.

Hier matin, le travail ne fut point repris. À dix heures et demie, les délégués se rendirent près de M. Schneider père. M. Schneider a répondu fort sèchement aux ouvriers que depuis 32 ans il gouvernait à sa guise le Creusot, qu’il continuerait d’en rester le seul maître, qu’il ne ferait aucune concession et qu’il fermerait plutôt son usine, sauf à faire un triage parmi les ouvriers quand le travail reprendrait. »

Alors que la grève demeure pacifique, le gouvernement de Napoléon III envoie 4 000 hommes de troupe au Creusot. À la Chambre, plusieurs députés, dont Léon Gambetta, s’en émeuvent.

« M. Gambetta, dans une improvisation chaleureuse et modérée tout à la fois, a exposé que la liberté de réunion, la liberté de discussion des intérêts sont violés par le fait même de la présence des troupes.

Car les ouvriers savent très bien que les soldats viennent plutôt pour les maintenir que pour les protéger. »

Cette arrivée d’hommes en armes met un coup d’arrêt à la grève, qui stoppe aussi rapidement qu’elle a éclaté. Les représailles de la famille Schneider ne se font pas attendre. À leur retour, de nombreux ouvriers se voient licenciés.

« M. Schneider fait son coup d’État. Il a commencé ses proscriptions avant-hier. Il procède par ordre et par séries.

D’abord 38 ouvriers ont reçu l’ordre d’avoir à cesser tout travail pour le compte de l’usine. On a étudié l’effet produit, et usant, comme l’a dit M. le ministre, de la force préventive, on s’est assuré de la parfaite tranquillité de la population ouvrière.

Le lendemain, c'était plus de 200 travailleurs à qui on enlevait leurs salaires en leur retirant l’ouvrage. La décimation continue à l’heure où j’écris ces lignes. »

Malgré tout, plusieurs journaux conservateurs, parmi lesquels Le Figaro, se félicitent de la reprise.

« La rentrée a été générale aujourd'hui ; c'est à peine si le chiffre des absents s'élève à sept ou huit pour cent, comme dans l'état normal.

Tout le monde est revenu, les meneurs comme les bons ouvriers. Cette tactique était prévue et ne laisse pas que d'inquiéter un peu pour l'avenir, paraît-il. On eût préféré une scission. Les deux centres les plus travaillés étaient les ateliers de construction et les mines. […]

Une grande activité règne dans l’usine ; j'y ai passé la journée et j'y ai vu de magnifiques travaux.

L’esprit général des ouvriers paraît excellent, mais le feu couve peut-être sous la cendre. »

De fait, le feu continue à couver. Quelques semaines plus tard, au mois de mars 1870, ce sont les mineurs du Creusot qui se mettent en grève, défiant la famille Schneider cette fois-ci pendant un mois.

Ces deux soulèvements influenceront durablement le monde ouvrier dans toute la France, et indiqueront la voie à suivre à de nombreux autres.

Pour en savoir plus :

Christian Devillers & Bernard Huet, Le Creusot, naissance et développement d’une ville industrielle, 1782-1914, Champ Vallon, 1981

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