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Regards français sur les débuts du marxisme italien

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

À la fin du XIXe siècle, la presse socialiste française commente l’avènement discret d’un mouvement ouvrier transalpin. Deux figures s’en dégagent : Filippo Turati et Antonio Labriola.

La constitution d’un véritable Parti socialiste italien n’intervient que tardivement, en 1892. Pour expliquer ce retard, les historiens de la péninsule ont mis en avant le retard économique et l’omniprésence de la question nationale, qui a longtemps eu tendance à oblitérer d’autres enjeux. L’échec des révolutions de 1848, comme dans d’autres pays (en Allemagne, Hongrie, Autriche…) a également pesé sur les courants radicaux qui souhaitaient changer radicalement la société.

L’Italie participe pourtant à l’émergence de l’idée socialiste dès la fin du XVIIIe siècle dans le sillage des Lumières. Mais l’échec d’une révolution « à la française » (celle-ci étant largement importée par les armes) et du développement d’un jacobinisme italien spécifique et autonome, marque durablement la scène politique. Cette question du « jacobinisme » sera d’ailleurs une  des grandes questions du mouvement ouvrier italien sur la longue durée : après le triomphe du fascisme, le célèbre Antonio Gramsci (1891-1937, qui ne joue aucun rôle dans le socialisme avant 1914) reviendra sur toutes ces questions entre-deux-guerres.

À la fin du XIXe siècle, nous n’en sommes pas encore là. Le socialisme de sensibilité marxiste est confronté à la forte influence de figures se situant sur un terrain proche du socialisme, comme Giuseppe Mazzini (1805-1872) ou plus encore Giuseppe Garibaldi (1807-1882). L’idée de lutte des classes au sens de Marx leur est profondément étrangères. On peut également souligner l’influence de Proudhon et de ses conceptions fédérales, qui trouvèrent un écho dans le contexte politique de la péninsule : elles contribuèrent à ancrer solidement des formes politiques anti-étatiques et anarchistes.

La longue présence de l’anarchiste russe Bakounine (1814-1876) en Italie y contribua également ; il voyait dans l’Italie et ses mouvements agraires le terrain idéal pour le développement de ses idées.

Dans l’histoire de la Première Internationale (1864-1872), l’Italie est ainsi l’un des lieux du violent terrain d’affrontement entre Marx et les anarchistes. Les années 1880 sont encore marquées par de profondes divisions entre une multitude de sensibilités, qui divergent sur la structuration du mouvement et les moyens d’action (rôle du parti politique, place des coopératives ouvrières, etc.)

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Le Manifeste du parti communiste est publié en italien en 1888, précédé en 1886 du livre I du Capital. Deux personnalités importantes vont marquer l’histoire de cette première introduction du marxisme. Filippo Turati, avocat lombard issu de la bourgeoisie, au départ républicain et démocrate, se rapproche progressivement du socialisme. Sous l’influence notamment d’une émigrée russe, Anna Kuliscioff, il devient convaincu par les thèses de Marx. C’est lui qui va être le principal dirigeant du Parti socialiste jusqu’en 1912. Malgré un marxisme affiché, il conserve une vision plutôt étapiste et évolutionniste, répugnant à la révolution violente. La crainte de voir le socialisme s’engouffrer dans des actions trop radicales menant à son interdiction a toujours guidé son action.

Toujours est-il que les nombreux soubresauts de l’histoire du socialisme italien intéressent la presse « amie » française. Après de multiples difficultés et tractations au congrès de Gênes (en août 1892, au lendemain d’élections générales qui ont permis de faire élire une dizaine de députés socialistes), un programme de compromis est adopté, qui déplaît fortement aux anarchistes. Ces derniers quittent le navire.

Le Parti ouvrier du 30 août 1892 en rend compte dans le détail :

« Le Congrès annuel du parti ouvrier italien a eu lieu à Gênes […]

Les éléments qui y étaient réunis étaient trop hétérogènes, et dès lors, on pouvait craindre que des débats orageux se seraient produits, qui auraient entravé les travaux du Congrès. Dès la première séance on a pu constater que les anarchistes encore nombreux parmi les prolétaires italiens auraient fait de l’obstruction pour empêcher le Congrès d’aboutir.

Ce qui est arrivé au Congrès de Bruxelles, à celui d’Erfurt et à tant d’autres, est arrivé aussi à Gênes ; la discussion n’a pas pu continuer ; il a été nécessaire de se séparer, d’un côté les anarchistes et quelques associations professionnelles ; de l’autre, les organisations socialistes et celles qui acceptaient le programme socialiste. »

L’Italie suit le chemin du parti modèle, le Parti social-démocrate allemand qui, comme le souligne l’article, a adopté à Erfurt en 1891 un programme d’inspiration marxiste.

Quelques années plus tard, en 1895, au congrès de Parme, le Parti prend son nom officiel de « Parti socialiste italien ». Le parti parvient à s’imposer et à conquérir des positions, malgré les mesures prises à son encontre. La presse français dresse une nouvelle analogie avec la situation allemande : Crispi, comme Bismarck quelques années plus tôt en Allemagne, lance une offensive pour limiter – voire, interdire – les activités socialistes. Le parti en sort renforcé.

Affiche du Parti socialiste italien appelant à la manifestation du 1er mai, 1902 - source : WikiCommons
Affiche du Parti socialiste italien appelant à la manifestation du 1er mai, 1902 - source : WikiCommons

Lisons de nouveau Le Parti ouvrier (16 juin 1895) :

« S’il y a un parti qui doive se réjouir des résultats des élections qui viennent d’avoir lieu en Italie, c’est, à coup sûr, le parti socialiste : la presse bourgeoise est unanime là-dessus.

Mais ce qu’il est curieux de constater, c'est que les journaux de la bourgeoisie, dans le but d'impressionner et d’enrayer l'opinion publique, paraissent vouloir accentuer la portée du succès que les socialistes ont remporté.

Ce n’est, pas seulement en Lombardie et en Émilie, mais dans les autres régions de l’Italie aussi, que le mouvement socialiste a gagné du terrain ; la dissolution de la Chambre, tout comme en Allemagne, n’a profité qu’au socialisme. Le fait est d’autant plus intéressant à constater, que la dictature de Crispi n’avait d’autre but que de frapper le Parti socialiste et d'en arrêter les progrès.

De même que Bismarck, son modèle, Crispi a été blessé par l’arme qu’il brandissait contre le socialisme. »

Dans ce contexte, le nom de Turati apparaît régulièrement. Député de Milan, il est une figure centrale, régulièrement évoquée dans la presse quotidienne française. Ce qui intéresse notamment cette dernière, c’est le changement d’attitude au tout début du vingtième siècle : Turati et ses partisans prônent de plus en plus un socialisme capable de se montrer conciliant avec le pouvoir, du moins lorsque ce dernier gouverne, d’après eux, dans le bon sens.

Ainsi Le Journal des débats politiques et littéraires du 27 janvier 1902 revient longuement en première page sur cette mutation dans un article évoquant « la querelle des socialistes en Italie » :

« La querelle qui divise les socialistes italiens […] offre beaucoup d’analogies, quant au fond, avec celle qui sépare les socialistes français en deux camps ennemis.

Depuis que le ministère libéral et réformiste Zanardelli-Giolitti est au pouvoir, Turati, député de Milan, un des fondateurs du parti, estime que les socialistes italiens doivent renoncer à une propagande républicaine et révolutionnaire, qu’ils doivent soutenir le gouvernement contre la réaction, et obtenir des lois ouvrières qui donnent une stabilité au droit de réunion, de grève et d’association. »

Des rapprochements s’imposent donc avec la France. Mais l’article relève également le rapport différent des socialistes au républicanisme :

« Ainsi, les socialistes italiens, même les plus ardents, n’ont pas cette foi de certains socialistes français, tels que les Jaurès et les Viviani, dans la forme républicaine. Ils n’estiment pas que “la République est le seul air respirable pour des poumons socialistes”.

Ils considèrent bien plutôt, avec Guesde, que le socialisme est l’essentiel, et la forme politique l’accessoire. Ils s’accommodent de la monarchie, s’ils peuvent s’y organiser à leur gré.

Et, d’autre part, la résistance des républicains italiens au collectivisme enraye la force du mouvement socialiste. »

En 1899 un socialiste français (Alexandre Millerand) accepte de participer à un gouvernement dit de « défense républicaine ». C’est le début de la crise dite du « ministérialisme » : les socialistes doivent-il participer au pouvoir dans ces conditions, ce qui équivaut pour certains à renoncer au renversement révolutionnaire ? Jaurès appuie cette démarche, Guesde la conteste.

En Italie, des problématiques similaires peuvent être observées. Après une phase de répression à l’égard des socialistes, le gouvernement italien (avec Giovanni Giolitti qui gouverne presque sans interruption de 1901 à la guerre) cherche plutôt une voie pouvant calmer les ardeurs des socialistes en répondant partiellement à leurs attentes. Cela provoque des tensions au sein du parti sur l’attitude à adopter – au moment où les Français se divisent, eux aussi, sur leur attitude à l’égard du régime républicain. L’attention est d’autant plus forte qu’au-delà des substrats historico-culturels communs (deux pays « latins », majoritairement catholiques…) le rapport au pouvoir se pose non exactement dans les mêmes termes, mais selon des modalités assez proches.

Un important protagoniste de ce débat est Antonio Labriola (1843-1904), bien moins « politique » au sens de l’action pratique. C’est en effet avant tout un universitaire, philosophe, dont les textes connaissent un important écho à la fin du XIXe siècle. Il donne notamment un cours à l’université de Rome en novembre 1890 sur le matérialisme historique. Ardent défenseur de la « philosophie de la praxis », il considéré comme un des théoriciens marxistes les plus brillants de son époque. Auteur de riches essais sur la conception matérialiste de l’histoire, il a professé et défendu un marxisme non dogmatique, tout en se situant dans l’aile gauche du mouvement socialiste.

Peut-on dire que Labriola était une figure « connue » en France ? Bien sûr, la notoriété de Turati, homme politique et député, était bien plus grande. Mais au sein du mouvement socialiste, la voie de Labriola compte. La Petite République socialiste (le principal journal socialiste français avant la fondation de L’Humanité en avril 1904) l’évoque régulièrement et reproduit même certains de ses articles.

Portrait d'Antonio Labriola, circa 1890 - source : WikiCommons
Portrait d'Antonio Labriola, circa 1890 - source : WikiCommons

Par exemple, à l’occasion de la crise « ministérialiste », le journal reproduit son point de vue en Une, le 11 octobre 1899. La façon dont il est présenté est symptomatique :

« Antonio Labriola, professeur de philosophie à l’université de Rome, est un des théoriciens les plus distingués du socialisme international. Tout le monde connaît ses essais sur la conception matérialiste de l’histoire et sur le manifeste communiste qui ont eu l’honneur de plusieurs traductions […]

Le parti socialiste italien lui sait gré d’avoir coopéré à ses brillants et rapides succès par des conseils éclairés autant que désintéressés, par sa science profonde et par son dévouement envers la cause du prolétariat. »

À propos du cas Millerand, Labriola se positionne dans la gauche du socialisme international : il juge un tel acte, malgré le contexte de l’affaire Dreyfus, comme une « erreur ». Il soutient explicitement une des grandes autorités du socialisme de l’époque, Karl Kautsky (1854-1938), un des principaux théoriciens de la social-démocratie allemande. Ce qui intéressant ici, c’est qu’il en profite pour souligner les similitudes entre les contextes des deux pays :

« Mais moi je ne demanderai pas pardon, comme mon ami Kautsky, de me prononcer d’une façon approfondie sur les événements français.

Vous, Français, vous êtes si proches de nous, par antique et par récent commerce ! Est-ce que, par exemple, quand je lis les romans d’Anatole France je ne dis pas continuellement : voilà, je suis chez moi ? »

Bref, un socialiste italien peut juger la situation française, et réciproquement ! Mais au-delà des rangs socialistes, le nom de Labriola dit-il quelque chose ? Sa mort en 1904 est l’occasion de plusieurs hommages. Le 6 février 1904, La Petite République signale les « manifestations grandioses » que prépare le Parti socialiste italien en son hommage. Le Figaro du même jour signale aussi, certes discrètement, son décès. L’Aurore lui consacre également quelques lignes.

À la veille de 1914, le socialisme italien est divisé profondément entre deux attitudes : une opposition radicale et révolutionnaire, ou le soutien au gouvernement. Les congrès sont l’occasion de fortes tensions et de divisions qui prennent parfois une tournure spectaculaire. Une des grandes controverses concerne la politique coloniale (notamment à propos de la question de l’intervention italienne en Libye).

Un certain Benito Mussolini, nouveau directeur du journal du parti, L’Avanti, se distingue par sa radicalité révolutionnaire...

Mais avec la guerre, les positions des uns et des autres évoluent : Mussolini devient un fervent interventionniste alors que le Parti socialiste observe, dans un premier temps, une attitude de neutralité. L’ère de la première introduction du marxisme en Italie est terminée. Quelques années plus tard, dans le sillage de la révolution russe, la création du Parti communiste italien en 1921 ouvrira une nouvelle époque de cette histoire.

Jean-Numa Ducange est historien, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen. Il vient de faire paraître Marx à la plage, aux éditions Duno.