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Après la crise de 1929, l’apparition des « néo-socialistes »

le par - modifié le 05/08/2020
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Tandis que le ralentissement économique touche la France au lendemain du krach, une scission s’opère au sein de la SFIO : Marcel Déat, Adrien Marquet ou Georges Soulès quittent définitivement le sillage du marxisme. Pendant la guerre, ils collaboreront avec l’occupant.

La Grande guerre a provoqué de profondes mutations à la fois dans les sociétés et dans les idéologies. Certaines sont apparues dans son sillage comme le communisme (dans sa version marxiste-léniniste), le fascisme ou le national-socialisme. Lors du tournant vers ce que l’on a appelé la « guerre totale », elle a permis l’apparition de l’idée que l’économie pouvait être dirigée, ou du moins encadrée ; c’est ce que l’on nomme le « planisme ».

Outre les régimes dictatoriaux précités, cette idée se retrouve aussi mise en pratique dans les démocraties, dans la foulée du krach boursier de l’automne 1929 : par exemple le New Deal du président Franklin Delano Roosevelt. En Europe, plusieurs théoriciens socialistes s’y intéressent, l’analysent et en font la promotion.

Ainsi, le courant néo-socialiste, apparu au milieu des années 1920 en Belgique et en France, a pour ambition de renouveler la pensée socialiste. Le Belge Henri de Man puis le Français Marcel Déat figurent parmi ses représentants les plus connus. Les deux, par leur volonté d’associer les « partis bourgeois » à leur politique planiste, épouvantent  par exemple L’Humanité le 27 décembre 1933, en page 3 :

« Voilà ce que, dans ses cogitations profondes, a conçu cette “forte tête” d’Henri de Man, qui mérite, et nous en sommes fiers au point de vue national, d’être comparée à cette autre “forte tête” de Déat.

Mais ce plan ? C’est une “resucée” d’économie dirigée, inspirée de Roosevelt et de divers systèmes à tendance plus ou moins “autoritaires” et fascistes. »

Ce qui gêne ici le journaliste de L’Humanité est le fait que le néo-socialisme se caractérise par une volonté de réviser le marxisme – lui-même étant une forme d’autoritarisme, parfois technocratique (ingénieurs, syndicalistes) – et par sa ævolonté de proposer une politique dirigiste au niveau économique mise en place par l’État, héritage de la mobilisation totale des sociétés durant la Grande guerre. Il se développe en France dans la foulée de la crise de 1929, qui la touche avec un décalage chronologique. L’objectif des planistes des années 1920 et surtout de la décennie suivante est de considérer que seules la planification et l’encadrement de l’économie sont à même de modifier en profondeur la société.

Ce néo-socialisme est également présenté comme un « socialisme jeune, un socialisme national », anti-intellectuel et disposant d’assises syndicalistes, ce qui explique que certains de ses promoteurs aient pu regarder favorablement l’Italie fasciste – Benito Mussolini venant de l’aile gauche du parti socialiste italien – et collaborer avec l’occupant nazi durant la Seconde Guerre mondiale.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

Insistant sur ces points, l’historien israélien Zeev Sternhell publie en 1983 un ouvrage retentissant, Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France, dans lequel il affirme qu’une partie des origines du fascisme est à chercher dans des racines socialistes, en particulier dans les milieux du révisionnisme marxiste de l’entre-deux guerres, parmi lesquels le néo-socialisme et le planisme des années 1920 et 1930. Ce postulat n’a pas convaincu et trente-six ans après la parution de l’ouvrage, la polémique persiste. Plusieurs critiques insistent sur la construction a posteriori de la démarche de Sternhell : il part en effet de la période de la Collaboration pour revenir aux années 1930.

De fait, contrairement aux thèses de Zeev Sternhell, tous les néo-socialistes n’eurent pas des évolutions fascistes. Certains d’entre eux (tels Paul Ramadier, Henry Hauck, Louis Vallon ou Max Hymans) entrèrent même dans la Résistance. En outre, le grand ethnologue Claude Lévi-Strauss en fut proche entre le milieu des années 1920 et le début de la décennie suivante, avant l’évolution autoritaire de ce courant.

Lévi-Strauss fut militant socialiste entre 1925 et 1935. En 1926, il écrit une brochure, Gracchus Babeuf et le communisme – jamais rééditée jusqu’à ce jour, l’ethnologue s’y étant opposé –, où la principale référence intellectuelle s’avère Henri (Hendrik) de Man. Plus tard, l’ethnologue cessera de le citer pour d’évidentes raisons : tous ceux qui l’admiraient dans les années 1920 et 1930 étaient devenus ipso facto suspects, surtout après la parution du livre de Zeev Sternhell. Parmi les proches du Claude Lévi-Strauss des années 1930, plusieurs  en outre firent le choix de la Collaboration : Émilie et Georges Lefranc, Ludovic Zoretti, Georges Albertini, Robert Jospin ou encore Georges Soulès.

Plusieurs fois ministre, dont celui de la « résorption du chômage » en 1935, figure importante du socialisme européen (il a influencé en France des revues comme Esprit, Ordre nouveau ou L’Étudiant socialiste) et critique acerbe de Marx, Henri de Man fait aujourd’hui figure de réprouvé, collaborant dès 1940 avec le vainqueur nazi, influencé semble-t-il à la fois par sa germanophilie et par une erreur d’analyse de la nature du nazisme – quoique Zeev Sternhell voie dans la critique du marxisme de de Man dans les années 1920 les prémisses d’une dérive fasciste.

Henri de Man en 1935 - source : WikiCommons
Henri de Man en 1935 - source : WikiCommons

Pourtant, il n’y avait à première vue encore rien de fasciste dans la pensée de Henri de Man à ce moment-là. Au contraire, son planisme était à l’origine conçu comme un moyen de contrecarrer l’influence grandissante du fascisme. Mais, tout bascula en 1940 lorsqu’il publia un Manifeste encourageant à la Collaboration. Chef de gouvernement rapidement marginalisé et suspecté par l’occupant, placé en résidence surveillée, Henri de Man quitta la Belgique pour la France où il resta jusqu’à la fin de la guerre. Après celle-ci, il s’installa en Suisse où il mourut dans un accident de voiture en 1953.

Si Claude Lévi-Strauss, resté fidèle à la SFIO, était proche de certains courants néo-socialistes, en particulier de celui de la « Révolution constructive » influencée par de Man, il n’avait pas pour autant de sympathie pour celui incarné par Marcel Déat, dont il critique les positions dès le début des années 1930 – sa philosophie étant qualifié de « démocratico-proudhonienne » par le futur ethnologue. S’il a une connotation péjorative chez Lévi-Strauss, ce qualificatif n’est pour autant pas inapproprié.

En 1934, un article du journal catholique La Croix insiste par exemple sur l’aspect antiparlementaire de ce courant, déjà « populiste », cherchant à mettre en place une assemblée professionnelle composée « de cheminots, de boulangers, de tailleurs de pierre » (page 5) en lieu et place du Sénat.

Philosophe et journaliste, Marcel Déat est une personnalité importante de la SFIO des années 1920 et du début des années 1930, élu plusieurs fois député entre 1926 et 1939. Déat commence à s’éloigner de la ligne de la SFIO dès 1929, lorsqu’il estime que le parti doit s’adapter aux « évolutions des sociétés », notamment avec l’apparition de nouvelles classes moyennes, faisant le même constat qu’Henri de Man : le capitalisme ne semble pas s’autodétruire. Analysant la situation soviétique, il n’est ni collectiviste, ni révolutionnaire, et reprend alors l’idée planiste du rôle que doit jouer l’État dans la gestion de la société, notamment en ce qui concerne la propriété privée. Selon lui, la SFIO ne doit pas rester immobile et doit participer aux différents gouvernements non socialistes.

Surtout, il estime que « l’ordre » est nécessaire pour éviter l’arrivée du fascisme. Il propose ainsi la mise en place d’une sorte de troisième voie entre la société communiste et la société capitaliste. Après son départ de la SFIO en 1933, il adhère à une scission planiste et néo-socialiste de la SFIO, le Parti socialiste de France-Jean Jaurès (PSF-JJ), dont il est l’un des dirigeants. Largement minoritaire au sein de la SFIO quoique majoritaire à l’Assemblée nationale (près de quarante députés y sont rattachés), les membres de ce parti sont hostiles à la fois à l’aile gauche – révolutionnaire – de la SFIO et à sa tendance centriste. Surtout, fidèle à ses idéaux planistes, le PSF-JJ souhaite le renforcement de l’État dans l’action contre la crise économique qui touche la France.

Marcel Déat par l'Agence Meurisse, 1932 - source : Gallica-BnF
Marcel Déat par l'Agence Meurisse, 1932 - source : Gallica-BnF

De fait, il participe aux gouvernements non-socialistes et cherche à attirer en son sein les classes moyennes. Lors de la disparition du parti en 1935, il fonde l’Union socialiste républicaine (USR) dans lequel il exprime ses idées néo-socialistes et autoritaires. Très rapidement, les « néos » adoptent le slogan « Ordre, autorité, nation », proposé par le maire de Bordeaux Adrien Marquet lors du congrès exceptionnel de la SFIO des 15-17 juillet 1933 – et qui voit l’exclusion des néos. Malgré tout, l’USR se rallie en 1936 au Front populaire de Léon Blum.

Si, à cette époque, les néo-socialistes (Adrien Marquet, Max Bonnafous, Pierre Renaudel notamment) réunis autour de Marcel Déat évoluent vers l’autoritarisme, cet autoritarisme n’est cependant pas suivi par une évolution raciste. En effet, Marcel Déat reste, jusqu’à la fin des années 1930 un militant de gauche, participant au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) et entretenant d’excellentes relations avec la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Ainsi, il intervient plusieurs fois durant les années 1930 à des rassemblements organisés par l’association antiraciste pour condamner l’antisémitisme nazi.

Le Droit de vivre, journal de la LICA, dans son numéro du 25 avril 1936, appelle à voter Déat. Ce dernier y écrit, page 6 :

« Il n’y a pas de pays plus réfractaire que la France à la notion de race, elle qui est l’admirable résultante historique de mélanges constants et de métissages indéfinis.

Il n’y a pas non plus de nation plus une et plus compacte, justement parce qu’elle a réalisé son unité sur le plan le plus humain et le plus universel, en surmontant et en dépassant dans son droit, dans ses institutions et dans son esprit toutes les différences ethniques et linguistiques. »

Durant cette période, il est également membre d’autres structures comme le Comité de défense des droits des israélites en Europe centrale et orientale, ou le Comité France-Palestine.

L’évolution se fait en 1940 lorsqu’il choisit, par pacifisme – il est ce que l’on appelle un « munichois » –, ayant voté les pleins pouvoirs à Pétain, la collaboration avec l’occupant. Pour ce faire, il crée le Rassemblement national populaire (RNP), un parti ultra collaborateur qui se réclame d’un « socialisme européen », et qui comprend en son sein d’anciens cagoulards, regroupés autour du Mouvement socialiste révolutionnaire. Il devient même, à la fin du conflit, un ministre de Vichy. Comme la plupart des ultras, il s’enfuira à Sigmaringen, avant de finir sa vie dans la clandestinité à Turin, converti au catholicisme.

Le planisme a eu aussi une influence sur le groupe X-Crise (pour Polytechnique-Crise), c’est-à-dire le Centre polytechnicien d’études économiques, dont plusieurs membres se positionnaient à l’aile gauche et révolutionnaire de la SFIO – on les nommera aussi les « pivertistes », du nom de son principal théoricien, Marceau Pivert. Les pivertistes restent à la SFIO jusqu’au Front populaire, où, déçus par la « pause », décident de la quitter et de créer le Parti socialiste ouvrier et paysan en 1938. Lors de l’armistice, Pivert appelle à la résistance. Malgré tout, parmi les pivertistes, certains collaboreront avec l’occupant.

C’est notamment le cas de Georges Soulès, ingénieur des Ponts et Chaussées, membre à la fois des Étudiants socialistes – comme Claude Lévi-Strauss –, du groupe X-Crise et de la « Révolution constructive ». Contrairement au reste des pivertistes, il reste au sein de la SFIO et se rapproche de l’aile pacifiste de Zoretti, dont il devient le secrétaire. Durant la guerre, il est membre du Mouvement social révolutionnaire d’Eugène Deloncle, ancien cagoulard, restant méfiant vis-à-vis du Rassemblement national populaire de Marcel Déat. Malgré tout, il est contraint de se rapprocher de ce dernier, les deux formations politiques ayant dû fusionner sur l’injonction d’Otto Abetz, l’ambassadeur du Reich à Paris. À partir de 1942, Soulès s’éloigne de l’extrême droite et donne des informations à la Résistance. Pourchassé à la fois par la Gestapo, la Milice et la Résistance, Soulès fuit en Suisse. Il reviendra en France en 1951. Entre-temps, il s’est transformé en Raymond Abellio écrivain kabbaliste appliquant une méthode numérologique à la Bible et vivant d’une société d’ingénieur-conseil.

Ces différentes trajectoires personnelles, prises dans leur chronologie, proposent une lecture différente de celle de Zeev Sternhell. L’évolution vers la Collaboration n’est pas liée au planisme et/ou au néo-socialisme, mais à une position, ou non, « munichoise » : le pacifisme est en effet un élément important pour comprendre l’engagement dans la Collaboration ou dans la Résistance. Le clivage doit surtout être recherché du côté de la scission entre les munichois et les antimunichois, qui fut plus significative dans l’entrée dans la Collaboration.

En outre, des références au planisme et au néo-socialisme peuvent être discernées dans les futures politiques dirigistes des Quatrième et Cinquième République, marquées par le programme du Conseil National de la Résistance. Elles sont également visibles chez ceux qui ont été appelés les « gaullistes de gauche », notamment Louis Vallon, et chez certains démocrates-chrétiens. À gauche, les thèses planistes et néo-socialistes influenceront l’aile gauche du Parti radical-socialiste, incarné par Pierre Mendès-France et Pierre Cot. Il se retrouvera dans les années 1960 dans certains cercles socialistes.

Au-delà de la polémique, le planisme et le néo-socialisme représentaient une volonté d’encadrer la société des dérives du marché, incarnées par la Grande Dépression, à la suite du krach boursier d’octobre 1929. Surtout, le planisme de cette époque transcendait les idéologies : il était, de fait, mobilisé aussi bien par les démocraties – le New Deal de Roosevelt – que par l’Allemagne nazie d’Hitler.

Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur des Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.