Long Format

L’ascension interrompue du « dictateur de la Louisiane »

le par - modifié le 16/11/2021
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En 1935, le sénateur sudiste Huey Long est assassiné. Qualifié de « Hitler américain » par les journaux français quoique menant une politique plutôt de gauche, cet orateur tapageur, autoritaire et « populiste » préfigure le style de certaines figures politiques contemporaines.

Septembre 1935, le sénateur Huey Long, représentant de la Louisiane au Sénat, est assassiné par un opposant au sein même du Parlement. Était-ce le futur « Hitler américain » dont la carrière vient d’être définitivement interrompue, comme le suggéraient Les Lettres françaises ? Ou bien au contraire l’ascension d’un homme de gauche, aux méthodes certes contestables mais poursuivant un programme anticapitaliste et égalitaire au pays des trusts et du roi Dollar ?

La presse française hésite sur les idées, mais non sur les qualités. A l’instar de Paris-Soir, c’est le « dictateur » de la Louisiane qui a été abattu. Pour Louis Delaprée, le reporter vedette du journal, « aucun homme politique, à l'exception du grand trio Staline, Hitler et Mussolini, n'a exercé une telle puissance sur ses concitoyens ».

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En 1935, s’il est une figure américaine dont on parle dans la presse française presque autant que le président Franklin Delano Roosevelt, alors en campagne électorale pour le second mandat de son « New Deal », c’est le sénateur de la Louisiane, État pauvre et rural où règne la ségrégation, une personnalité haute en couleur : Huey Pierce Long.

On l’affuble de surnoms éloquents : le « dictateur de la Louisiane », « le Hauptmann de la politique » (« capitaine » en Allemand) mais surtout : le « Kingfish », que les journalistes français ne parviennent guère à rendre dans la langue de Molière, pourtant riche en métaphores animalières. Le « thon » ? Le « brochet » ? En tout cas un « gros poisson » qui dévore ses congénères. C’est d’ailleurs Long lui-même qui s’est adjugé ce sobriquet suggestif. Pour Paris-Soir, il était « l'un des hommes politiques les plus populaires outre-Atlantique tant par ses idées originales que par la manière pittoresque dont il les défend ».

Huey Long, c’est un programme, une méthode et un chef, adoré ou détesté.

Sa popularité outre-Atlantique explose au printemps 1935, lorsque s’engage la campagne pour les présidentielles aux États-Unis. Ainsi Le Journal présente-t-il en avril 1935 l’inénarrable sénateur à ses lecteurs :

Car le personnage a indéniablement réussi. C’est aussi l’irrésistible ascension d’un « bonimenteur » qui stupéfie les journaux français.

Issu d’une famille nombreuse de cultivateurs, cet autodidacte quitte la terre dès l’âge de 13 ans pour entreprendre divers métiers et des études désordonnées, menant une vie d’itinérance et occupant les emplois les plus variés : commis voyageur, avocat, etc. Après un doctorat obtenu dans des conditions particulières, il se fait une réputation en attaquant de front les trusts de Louisiane.

En 1924, Long se présente une première fois au poste de gouverneur, qu’il décroche quatre ans plus tard, nanti de 140 000 voix qu’il est allé chercher dans les cantons les plus reculés. Cliché facile, il oppose en bon démagogue « l’honnête paysan » à « l’escroc de la grande ville ». Les villes lui résistent, la Nouvelle-Orléans en tête. Dès son accession à la tête de l’État, il récompense ses fidèles par des emplois, des places et des situations. Selon Le Jour, « Vingt-deux mille Américains doivent leur emploi à Huey Long ». Il creuse un abîme budgétaire pour financer une politique gigantesque de grands travaux. Devenu sénateur de Louisiane, Long adoube son ancien voisin, épicier de son état, comme gouverneur tandis sa propre secrétaire reçoit la perception des taxes.

À l’été 1934, par l’entremise du gouverneur, son obligé, Long fait sillonner la Nouvelle-Orléans par la Garde nationale, pour mettre à la raison la pègre locale, ses casinos et ses maisons de passe, mais également la municipalité, bastion de l’opposition mais notoirement corrompue. Le bras de fer entre le sénateur et le maire dégénère et des affrontements ont lieu avant que le Parlement de Louisiane réduise l’édile au silence et scelle l’omnipotence du roitelet en son fief.

En 1935, la Louisiane est désormais un État muselé mais où la fiscalité pèse intégralement sur les fortunes et les milieux d’affaires. Grâce à la multiplication par dix de la dette publique, le Kingfish a abaissé les tarifs du gaz et de l’électricité, des péages, des transports et rendu l’éducation gratuite.

Quelques jours avant l’attentat, Le Petit Parisien déroulait l’étendue de l’empire Huey Long :

« Ancien gouverneur de cet État, qu'il représente maintenant au Sénat de Washington, il en contrôle tous les rouages politiques et administratifs sans être officiellement rien.

Il gouverne par personne interposée, ses créatures remplissant presque toutes des postes importants, il règne en maître, favorisant ses amis, détruisant ses adversaires. »

Le Monde Illustré apporte une précision utile : ses services disposent de dossiers scandaleux sur quiconque susceptible de se poser en concurrent.

Si l’ancien gouverneur est maître en son pays, le sénateur suscite l’intérêt – et la détestation – bien au-delà du Sud. Un de ces faits d’armes parmi les plus célèbres au Sénat fut son allocution, 26 heures durant, pour empêcher l’adoption d’un volet du New Deal. Le Petit Parisien parle d’une « obstruction bouffonne » par le « bouffon du congrès » durant laquelle Long a longuement cité la Bible, raconté des souvenirs de famille et dispensé des recettes de cuisine, pour ne pas perdre la parole et faire ajourner les débats.

Après avoir été un faiseur de roi en soutenant Roosevelt, il entreprit de le combattre au Sénat et à la radio, attirant à lui les adversaires du New Deal, divisant jusque dans les rangs du parti démocrate dont il est membre. Il dissémine bientôt dans tout le pays des « Clubs pour le partage de la richesse » regroupant 5 millions de membres. Selon Le Journal, « il compte autant d'auditeurs que le Président ». Pour Le Jour, c’est surtout « Un clown de la radio, négligé et tapageur, mais qu’on reconnaît, dans l’art du tribun, supérieur […] au président Roosevelt lui-même ».

La presse n’est guère tendre pour le personnage, et les journaux de droite, tels La Liberté, se bouchent le nez devant ce rustaud parvenu, ce butor mal éduqué et mal décrotté :

« Imaginons un self made man de l’espèce la plus grossière, de celle qui répugne Ie plus à notre esprit et à la conception des élites. »

La personnalité excentrique du sénateur Long a bien entendu attiré la plume des chroniqueurs pour des portraits hauts en couleurs, parfois même de grandes signatures, comme André Maurois dans Le Figaro en 1935.

Par son charisme magnétique, ses capacités oratoires hors du commun, sa truculence accompagnée de mimiques gestuelles, l’homme est rapidement comparé aux sorciers des foules qui ont conquis le pouvoir en Allemagne et en Italie. Comme ces derniers, les expressions corporelles de Long sont suffisamment suggestives et photogéniques qu’on veuille les saisir sur papier journal :

Bertrand de Jouvenel, reçu par le sénateur quelques jours avant son assassinat, en avait tiré un portrait ondoyant dans les colonnes de Paris-Soir :

« À peine l'un d'entre nous a-t-il poussé la porte de la galerie que je m'arrête, m'exclamant : – Mais je connais cette voix !

Géante, frappant durement de ses syllabes brutales la vaste verrière, c'est une voix qui fouette le sang comme fait le spectacle d'un combat de boxe. Il y a des ‘h’ qui soufflent comme un soufflet de forge, et des ‘ll’ qui s'abattent comme un marteau sur de l'acier. C'est la voix d'Hitler.

Mais non ! Comment ai-je pu me tromper à ce point ! C'est une voix bonhomme, cordialement ironique, la voix d'un Pantagruel en gaîté. Elle se fait gentiment railleuse, avec une nuance d'attendrissement. Puis, comme un envol brusque, lourd et criard, de canards sauvages, elle est rauque, âpre, durement agressive.

Ce n'est pas une voix, c'est tout un orchestre. »

Un Hitler, Huey Long ? En tout cas, pas de la même livrée. Le Monde Illustré croque le moderne tribun du peuple au pays de Barnum :

« Dans l'assemblée collet-monté des sénateurs américains, il fut vite remarqué par sa mise et ses manières débraillées.

Il fit sensation avec un costume couleur de sable, avec sa chemise rose et sa cravate bleu ciel. Le peigne devait rarement toucher ses cheveux, et toujours il semblait avoir dormi trois nuits de suite sans se déshabiller.

Long parlait en employant les tournures très familières, voire vulgaires. Ses plaisanteries firent rougir ces pudiques messieurs, qui, d'autre part, ont supporté les tapes qu'il leur donna sur l'épaule ou sur le ventre. Sa jovialité ne fut jamais troublée par des regards désapprobateurs, son franc-parler ne s'embarrassa d'aucune considération de bienséance. »

Mais sa popularité semble n’avoir cure de ses méthodes et accoutrements. Son éloquence et son programme lui assurent un large soutien. Son programme ? La redistribution des richesses, comme dans le titre de son mouvement Share our Wealth – Every Man a King, par une indexation drastique des fortunes, l’imposition lourde du capital, la réduction du temps de travail, la généralisation des pensions et une politique de grands travaux. Le tout assorti de versets bibliques.

Paris-Soir présentait en 1935 sa plateforme, « ni de gauche ni de droite » :

«  Je vais vous dire ce que je veux. Je veux le bien-être du peuple. Je veux qu'il n'y ait ni richesse excessive, ni pauvreté excessive.

Grâce à mon programme d'une nouvelle répartition de la richesse, chaque homme sera un roi et celui qui est roi est également un père pour son pays. […]

Je connais les besoins de mon peuple parce que j'en suis moi-même. »

Il s’appuie sur trois textes fondateurs : son programme « Chaque homme un roi », la Déclaration d’indépendance et la Bible car, dit-il, « tout ce qu’on y trouve est certain et ne sera jamais démenti tant que vous, ou vos enfants, vivrez ».

À Bertrand de Jouvenel qui l’interrogeait, Long se défend d’être de gauche ou de droite :

« Je déteste le fascisme et les collectivistes ne m'aiment pas […]

Les capitalistes me haïssent parce que je veux leur enlever ce qu'ils ont de trop pour le donner à nos miséreux, et les socialistes m'en veulent parce que je ne tiens pas du tout à détruire le capitalisme.

Je ne suis pas un disciple de Lénine, moi. »

Tandis que le journaliste relève ses similitudes avec Adolf Hitler, le Kingfish rétorque :

« - Ah ! oui, mais je n'aime pas le fascisme, moi ! En mangeant des caramels il attire à lui une grande boîte de caramels, en écrase trois dans ses doigts, les fourre dans sa bouche.

- Bougrement bons, dit-il. Vous en voulez ?

Se fourrant des caramels dans la bouche continuellement, il poursuit :

 - C'est stupide, la chasse aux Juifs ! Ça distrait le public de la bataille qui est vraiment dans ses intérêts, la bataille contre les profiteurs du régime, les grands manieurs de capitaux. »

Pourtant, pour Le Populaire, l’organe socialiste français, il ne fait aucun doute : Long est un « chef fasciste » américain. Pour L’Humanité, la « démagogie sociale » de Huey Long est « de caractère typiquement fasciste ».

Mais l’irrésistible ascension du satrape de la Louisiane s’arrête nette le 10 septembre 1935, au cœur même de son pouvoir. Le Jour reconstitue la scène pour ses lecteurs.

L’annonce de son assassinat apporte indéniablement un soulagement à la Maison Blanche. Comme le relève en cœur la presse française, la réélection de Roosevelt était désormais débarrassée d’un prétendant sur sa gauche. L’Écho d’Alger rapporte les regrets – sibyllins – exprimés par le président Roosevelt :

« L'esprit de violence n'est pas américain et n'a aucune place dans les affaires publiques […]. »

150 000 personnes assistèrent aux funérailles de M. Huey Long, accompagnées par l’hymne américain et « Everyman a king », chanson composée par Long lui-même. Il repose sous une dalle dans le parc, devant le nouveau Parlement de Louisiane, un gratte-ciel qu’il fit construire à grands frais.

Après l’assassinat de l’étrange Mister Huey, les lecteurs français ne sont pas au bout de leur lot d’ébahissements devant la fantasque Louisiane. Car le fondé de pouvoir du défunt à la tête de sa principicule sudiste n’est autre qu’une jeune femme, sa secrétaire : Mrs Alice Lee Grosjean Tharpe.

Paris-Soir, tire un portrait acéré de la miss qui, sans « la moindre ‘love affair’ entre eux », avait contracté une association avec son patron. C’est elle désormais qui détient les clefs de la maison Long et son omnipotence jupitérienne. L’improbable douairière avait également stupéfié les États-Unis. LÉcho d’Alger donne la clef de son magistère :

« Elle occupe actuellement le poste considérable de vérificateur général des comptes. Toutes les finances de l'État sont placées sous son contrôle. »

Il n’en faut pas plus pour que Le Quotidien dégaine : cet intérim annoncerait-il l’avènement sur l’autel du féminisme d’une « dictatrice » en Louisiane ?

Et le dauphin que Mrs Tharpe  et le gouverneur choisirent comme nouveau sénateur fut… la propre femme du défunt : Rose Mac Connel Long, par simple désignation. Comment ? Le gouverneur s’en explique aux sénateurs américains en janvier 1936 :

« Si notre grand ami Huey Long n'avait pas été tué, il eût été sénateur jusqu'en 1937. Puisque ce mandat n'est pas expiré, il est naturel que sa femme le remplisse jusqu'au bout. Je la nomme sénatrice. »

Il s’agit ni plus ni moins que du procédé qui avait déjà permis à Hattie Wyatt Caraway de devenir en 1931 la première Américaine sénatrice, représentante de l’Arkansas. Elle avait succédé à son mari, avec le soutien actif d’un certain… Huey Long.

Long laisse une dynastie familiale, comme l’Amérique les aime. Puisque sa veuve, Rose, lui a succédé au Sénat, son fils, Russell, suivra ses parents à la haute chambre. Et son frère, Earl, sera vice-gouverneur puis gouverneur.

À propos de ce champion politique, inclassable mais prolixe, Pierre Dominique aura, dans L’Europe Nouvelle, ces mots d’une remarquable prescience :

« C’était un cactus monstrueux poussé sur le fumier d’une démagogie dont la nôtre ne donne que la plus faible des idées ; c’était un exemple aussi, celui du point où peut atteindre la démocratie – ce règne de la vertu – quand elle s’abandonne. »

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.