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Le mythe Gengis Khan, entre « péril jaune » et « péril rouge »

le par - modifié le 20/09/2023
le par - modifié le 20/09/2023

Le conquérant mongol a laissé des souvenirs souvent négatifs dans la presse française. Alors qu’une exposition lui est consacrée au château des ducs de Bretagne à Nantes, retour sur une légende noire qui a évolué au gré des circonstances.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le chef mongol mort en 1227 a mauvaise presse dans les journaux hexagonaux durant le XIXe et le XXe siècle. Il faut dire que l’immensité de son empire et la peur, déjà bien présente au Moyen Âge, de voir les hordes de ses successeurs déferler sur l’Europe – Gengis est mort bien avant que ses troupes franchissent les limites du Vieux Continent – est recyclée à l’époque industrielle contre une bonne partie des adversaires de la France venus de l’Est.

Cette comparaison, on va le constater, est infamante et disqualifiante. Aux peuples vus comme civilisés, on oppose en effet les « cavaliers des steppes » considérés comme des barbares ne vivant que pour la conquête et la destruction. Une imagerie très caricaturale renforcée par le fait que les mémoires occidentales confondent dans un même bloc tous les peuples nomades eurasiatiques, quand bien même ceux-ci ont vécu à des siècles de distances et que leurs histoires seraient différentes. Pour la presse française, les Huns du Ve siècle, les Hongrois du IXe siècle et les Mongols du XIIIe siècle semblent souvent interchangeables. 

Mais encore une fois, au gré des circonstances, les journaux vont comparer aux Mongols divers adversaires – directs ou potentiel – qu’ils soient extérieur ou intérieurs. Ainsi, Benjamin Constant, dans le Journal des débats du 19 mars 1815, qualifie Napoléon marchant sur Paris pour reprendre le pouvoir en ces termes :

« C’est Attila, c’est Gengis Khan, plus terrible et plus odieux, parce que les ressources de la civilisation sont à son usage ; on voit qu’il les prépare pour régulariser le massacre et pour administrer le pillage. »

Constant, malgré cela, se rallie à l’empereur moins d’un mois après cet article.

Quarante ans plus tard, alors que la France se lance au côté des Ottomans et des Anglais dans la guerre de Crimée, ce sont ses adversaires russes qui sont mis sur le même plan que les Mongols. « L’expédition de la Crimée attestera tout ensemble la prévoyance et la fermeté des alliés de la Turquie, des défenseurs du droit, des sauveurs de la civilisation, contre les héritiers de la politique des Attila et des Gengis-Khan » écrit-on ainsi dans L’Assemblée nationale du 26 septembre 1854.

Deux décennies plus tard, alors que cette fois l’opinion française soutient les Russes et les Serbes contre les Ottomans, le discours s’inverse. « L’Europe n’a rien vu de semblable depuis le temps de Gengis-Khan. Le gouvernement ottoman ne fait pas la guerre à l’armée serbe, il poursuit l’extermination de la nation elle-même ; il ravage le pays » peut-on ainsi lire en août 1876. Ce qui est reproché cette fois, c’est que l’armée turque s’en prenne aux populations et ne mène pas une guerre dite civilisée. Être qualifié de « mongol », revient donc à être bannie du rang des nations développées et être accusé d’être retombé dans la sauvagerie, sauvagerie qui incite en retour à ne montrer aucune pitié face à un adversaire barbare.

C’est exactement le procédé qui va être employé durant la Grande Guerre contre les Allemands. On l’a déjà vu, ceux-ci sont comparés régulièrement à des Huns. Mais, à l’instar de ce qu’a pu écrire Benjamin Constant ; ce parallèle en entraîne souvent un autre avec le souverain mongol du XIIIe siècle. Ainsi, on peut lire dans les colonnes du Gaulois du 10 janvier 1916 :

« La puissance allemande courbe tout sous son effort, et le chef des barbares peut s’enorgueillir de son œuvre. Le pillage, la destruction et la mort ont épouvanté le monde. 

Et, voulant dominer au moyen de la terreur, le Kaiser a dépassé par son ingéniosité et sa rigueur les bourreaux historiques les plus renommés. Il a été aussi brutal qu’Attila, aussi féroce que Gengis-Khan. » 

Cette comparaison est reprise à la fin des années 1930, alors que la menace nazie se précise de plus en plus, mais cette fois en grande partie par la presse de gauche. L’hebdomadaire du 10 juin 1937 Regards, proche du PCF, livre ainsi un article illustré commentant les bombardements par le camp nationaliste des villes républicaines espagnoles :

« Le fascisme, c’est la guerre ! Plus personne, maintenant, n’oserait s’inscrire en faux contre cette déjà vieille affirmation des partis populaires. 

Mais, le fascisme, c’est la guerre totale. À l’allemande. Le massacre des innocents, la chasse aux civils, le bombardement des villes ouvertes, le torpillage des navires marchands. […] La terreur sur le plan international.

Et l’on continue, ainsi, Gengis-Khan, Attila, les grands massacreurs de l’histoire. »

Ce rapprochement est d’autant plus nécessaire que, de leur côté, comme nous le verrons plus bas, la presse conservatrice et réactionnaire considère l’URSS comme la digne héritière du Khan du XIIIe siècle. Il fallait donc répondre à ce parallèle, le détourner.

Mais revenons un instant en arrière. Une analyse de la fréquence du terme « Gengis Khan » montre que, si l’année 1939 a été un pic de l’utilisation de ce nom dans la presse (terme présent dans 107 pages dans 105 fascicules), 1904 s’en rapproche fortement (terme présent dans 101 pages dans 100 fascicules). On a alors rarement autant parlé du souverain mongol dans les journaux français. Pourtant, à ce moment, la France n’est engagée dans un aucun conflit et les tensions avec l’Allemagne n’ont pas encore atteint leur paroxysme.

C’est donc un autre phénomène qui pousse donc à l’évocation de Gengis Khan, un phénomène qui touche, depuis la fin du XIXe siècle, de nombreux pays occidentaux où l’on craint que l’Asie finisse par envahir l’Europe et l’Amérique du Nord, soit sous la forme de vague d’immigration, soit sous celle d’une invasion. Cette peur raciste connue sous le nom de « Péril jaune » s’exacerbe lorsqu’éclate la guerre entre la Russie et le Japon. On craint en effet de voir l’une des rares nations asiatiques à s’être modernisée à l’européenne vaincre un vieil empire blanc et servir d’exemple à d’autre pays colonisés. Le très sérieux Spectateur militaire, où écrivent nombre d’officiers, explique ainsi :

« De plus, un grand nombre de jeunes Chinois se rendent au Japon, dans les écoles industrielles, scientifiques, militaires et navales pour y recevoir l’instruction occidentale, et aussi, hâtons-nous de le dire, la haine profonde de l’Européen, dont ils apprennent les procédés pour mieux s’en servir contre eux.

Enfin, la Chine s’ouvre péniblement, mais enfin elle s’ouvre et, sous l’impulsion du Japon, peut-être fera-t-elle, au point de vue militaire, des progrès plus rapides qu’il ne serait désirable pour nous.

Nos arrière-neveux verraient-ils un nouveau Gengis Khan équipé, cette fois, et armé à la moderne ? »

On retrouve des propos similaires, mais encore plus virulents, dans le Courrier du Puy-de-Dôme du 20 octobre 1904 :

« L’Angleterre sera terriblement punie un jour […] c’est elle qui a lancé le Japon, qui a dévoilé ainsi à la race jaune sa puissance et préparé son union sinon son unité avec la Chine. Plaise à Dieu que les Nippons soient finalement écrasés ! 

Car l’Europe pourrait un jour voir se renouveler les invasions des Attila, des Tamerlan, des Gengis-Khan, les invasions des barbares qu’elle avait pris plaisir à instruire dans l’art de la guerre et à armer d’armes perfectionnées ! »

Les victoires japonaises renforcent cette angoisse. On peut ainsi lire dans La Patrie le 5 mars 1905 que « l’histoire se renouvelle, avec la menace de forces puissantes, organisées par la science. Les Attilas, les Tamerlans, les Gengis-Khans modernes poussent vers les frontières sibériennes leurs hordes belliqueuses, fanatisées par le patriotisme, ivres de gloire ». La même année sort opportunément L’Invasion jaune du capitaine Danrit, nom de plume de l’officier Émile Driant, gendre du général Boulanger. Dans ce roman de politique fiction, ce militaire met en scène la conquête de l’Europe par des armées asiatiques aidées par les travailleurs immigrés chinois et japonais installés en Occident. Sans surprise, plusieurs fois, les Orientaux sont vus comme les héritiers du souverain mongol du XIIIe siècle, prêts à déferler sur le Globe. Dans ce récit, c’est certain, écrit l’auteur :

« L’Ancien Continent, submergé par les hordes barbares, filles de celles de Gengis Khan et de Tamerlan, allait disparaître dans le sang et les ruines des civilisations détruites. » 

Ces visions apocalyptiques s’inscrivent dans la vogue du darwinisme social qui veut que l’évolution se résume à un combat à mort que gagneraient les plus performants. Appliquée aux sociétés humaines, réduites à des races, cette théorie propage l’idée que les nations seraient en lutte permanente entre elles pour leur survie. Dans cette guerre sans fin, nul doute, pense-t-on alors, que le peuple plus barbare – et donc le plus violent – et le plus nombreux aura le dessus sur celui trop habitué aux délices de la civilisation. Cela expliquerait le succès des hordes mongoles par le passé, et celui, craint-on, de leurs héritiers actuelles face à une Europe jugée décadente.

La peur de voir apparaître un nouveau Gengis Khan, se détourne un temps de l’Asie durant la Grande Guerre pour se concentrer sur l’Allemagne. Mais, dès qu’éclate la révolution bolchevik, elle cible à nouveau la Russie.

Désormais, à la crainte du « péril jaune » s’ajoute celui du « péril rouge ». Ainsi, l’académicien Gabriel Hanotaux signe en première page du Figaro du 22 mars 1919 un long article dans lequel on peut lire :

« Les Chinois, encadrés par les Russes de Lénine, s’avancent à la façon des grandes invasions des Attila et des Gengis-Khan. L’Allemagne a déchaîné ces maux, mais peut-être deviendra-t-elle un jour la barrière contre laquelle ils se heurteront. »

Il faut donc, plaide l’article, une Allemagne suffisamment forte (et conservatrice) pour arrêter cette menace. Dix ans plus tard, toujours dans Le Figaro, c’est au tour de Winston Churchill, déjà un homme politique célèbre, de rédiger une chronique appelée « La Russie et Lénine » dans laquelle il affirme :

« Lénine a laissé sa trace. Il a bien mérité la place qu’il a conquise.

Et, si l’on considère le nombre d’existences d’hommes et de femmes retranchées, aucun conquérant asiatique, pas plus Tamerlan que Genghis-Khan, ne peut lui damer le pion. »

En somme, Lénine aurait fait pire que le conquérant mongol du XIIIe siècle. 

Évidemment, l’extrême droite ne peut s’empêcher de reprendre à son compte ce rapprochement, qui a l’avantage pour elle de mêler peur du communisme et peur de l’invasion raciale. Ainsi, une caricature publiée en septembre 1936 compare Staline –  qui au même moment lance les grandes purges en URSS – à Gengis Khan, en disant que le premier a dépassé le second dans l’horreur.

Après la défaite de 1940 et l’invasion de l’Union soviétique par le IIIe Reich en juin 1941, la presse collaborationniste reprend à son compte ce parallèle. Elle reproduit en cela fidèlement des propos de figures du régime nazi. Ainsi, Le Petit Journal du 29 octobre 1941 qualifie ainsi Gengis Kahn « d’ancêtre spirituel de Staline » moins de trois semaines après qu’Hitler a prononcé un discours reproduit dans Le Petit Parisien disant ceci :

« Nous ne savions pas combien était formidable le danger [de l’URSS] et combien nous avons été près de l’anéantissement de l’Allemagne et de l’Europe. […] Une puissance avait concentré ses forces contre l’Europe. […] Ç’aurait été le déferlement d’un nouveau Gengis Khan. »

Par la suite, la presse collaborationniste reprendra plusieurs fois ce parallèle qui lui permet de voir, à l’instar du livre du Capitaine Danrit, le conflit à l’Est comme le dernier acte d’une guerre raciale multiséculaire. Ce faisant, elle ouvre la voie à une autre comparaison, plus glorieuse pour le camp de l’Axe. Si l’armée rouge est l’héritière des « hordes » de Gengis Khan, ceux qui les combattent ne peuvent quant à eux qu’être les émules des chevaliers du Moyen Âge ayant combattu les Mongols au XIIIe siècle. Une métaphore qui, on l’a déjà vu, fait alors flores dans la presse pronazie française.

La défaite de l’Axe ne met pas fin aux usages politiques de la figure du souverain mongol. Au contraire, ceux-ci sont ravivés avec force au début de la Guerre froide, et ce d’autant plus que les conservateurs américains assimilent eux aussi la lutte contre le communisme à une croisade. Ainsi en pleine Guerre de Corée, le président Truman, dans un discours rapporté et traduit dans les colonnes de Combat le 25 décembre 1950, explique :

« Notre manière de vivre et nos lois trouvent leur origine dans la vallée de Mésopotamie, a dit le président Truman : elles remontent à Hammourabi, ont été proposées par Moïse et élaborées par Jésus Christ, dont le sermon sur la montagne représente le programme d’existence le meilleur et le plus droit.

Les gens avec lesquels nous ne nous entendons pas actuellement sont les héritiers de Gengis-Khan et de Tamerlan, les plus grands criminels de l’histoire du monde. »

Truman ne trace pas ici une opposition raciale, mais culturelle. Pour lui, les Soviétiques athées sont les héritiers d’une société mongole qui n’aurait pas connu, à la différence de l’Ouest, l’influence judéo-chrétienne. C’est évidemment faux et on aurait pu lui rétorquer qu’une partie des tribus nomades sur lesquelles régnaient Gengis Khan étaient chrétiennes nestoriennes. Ce n’est pas la voix choisie par la presse communiste de l’époque. Dans Ce soir du 15 novembre 1952, Claude Morgan écrit au contraire :

« J’AI VU UNE PISCINE EN PLEIN DÉSERT DE GOBI

où les cavaliers de Gengis Khan sont devenus des pâtres et des citadins pacifiques. » 

Manière évidente de dire que le socialisme, grâce à d’extraordinaires progrès scientifiques, a su pacifier des peuples jadis belliqueux pour en faire des citoyens modèles. 

Tous ces propos, qui couvrent un siècle et demi de presse française, montrent que l’image de Gengis Khan et de son empire est en grande partie à sens unique, une vision univoque qui ne reflète pas la complexité ni la richesse de la société de la société mongole médiévale.

Pour en savoir plus : 

Gengis Khan. Comment les Mongols ont changé le monde, Exposition du 14 octobre 2023 au 5 mai 2024 au Château des ducs de Bretagne

Jean-Marc Bernardini, Le darwinisme social en France (1859-1918) : Fascination et rejet d’une idéologie, Paris, CNRS Éditions, 1997

William Blanc, « Gengis Khan », in : Anne Besson, William Blanc et Vincent Ferré (dirs), Dictionnaire du Moyen Âge Imaginaire, Paris, Vendémiaire, 2022, p. 179-183

Jean-Paul Roux, « Les religions dans les sociétés turco-mongoles » in: Revue de l’histoire des religions, tome 201, n° 4, 1984. p. 393-420