Par les deux ordonnances du 4 et 19 octobre 1945, était mis en place en France un système unifié de « sécurité sociale », destiné à créer un État plus protecteur, couvrant les risques liés à la vieillesse, la maladie, l’invalidité, les accidents du travail, la maternité, le décès... Le nom de Sécurité sociale en vient aussi à désigner l’institution de gestion des dépenses de santé, fondée sur 123 caisses primaires créées à partir d’août 1946.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : La création de la Sécurité sociale en 1945-46 est-elle si liée au programme du Conseil national de la Résistance de 1944 qu’on le dit souvent ? Ou bien n’est-ce là qu’une image d’Épinal ?
Bruno Valat : C’est en effet abusif de dire que la Sécurité sociale, telle qu’elle naît en 1945, est l’application du programme de la Résistance de 1944, qui ne contient sur le sujet qu’une formule assez générale évoquant un « plan complet de Sécurité sociale visant à assurer, à tous les citoyens, des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ». Cette phrase relève plus d’une ambition que d’un chemin institutionnel concret.
Par ailleurs, même si son aura politique lui a donné un certain écho, le programme du CNR est loin d’être le seul texte de l’époque à réclamer la mise en place d’une législation sociale plus poussée, que beaucoup jugent nécessaire… Le programme de 1944 est dans les faits assez vite oublié, à partir du moment où la libération du pays s’engage ; de fait, il n’y a plus que le CNR lui-même et le Parti communiste pour s’y référer encore.
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La guerre n’a-t-elle pas joué tout de même un rôle d’accélérateur ? La mise en place d’un système protecteur n’est-il pas « dans l’air du temps », en 1945 ?
Il faut d’abord rappeler que la Sécurité sociale n’est pas née du jour au lendemain : elle est le fruit d’une séquence historique relativement longue qui commence dans les années 1880 avec l’industrialisation et l’urbanisation, et en parallèle, la montée de la question ouvrière, ce qu’on appelle la « question sociale » et également du socialisme – auquel beaucoup de réformateurs sociaux cherchent à couper l’herbe sous le pied en appliquant un certain nombre de mesures. Elle s’inscrit aussi dans une séquence historique plus courte qui est celle des années 1920-1930, marquées notamment par la crise économique de 1929.
Mais il est vrai qu’au lendemain de la guerre, la question est devenue de plus en plus brûlante. De fait, en 1945, la France n’est pas la seule à lancer des réformes sociales destinées à rendre l’État plus protecteur, plus inclusif. La plupart des pays occidentaux font de même, notamment la Grande-Bretagne qui adopte, en 1948, un plan ambitieux d’accès à la santé.
Il y a une exception cependant, et de taille : les États-Unis. Le projet de loi sur l’assurance maladie de 1946 est finalement rejeté. Grands vainqueurs de la guerre, les Américains estiment au final qu’ils n’ont pas besoin d’un système de ce genre. L’ère du big government, celle des présidences démocrates de Roosevelt et Truman, est terminée.
En dehors du programme du CNR, un autre texte semble avoir fait date pendant la guerre : le rapport Beveridge, publié en Grande-Bretagne en 1942. A-t-il été déterminant ?
C’est vrai que ce rapport a eu un grand retentissement international : on le connaît pendant la guerre – dans ses grandes lignes, en tout cas – aussi bien aux États-Unis qu’en Europe continentale, notamment au sein des gouvernements en exil… Ce rapport veut instaurer une protection « du berceau à la tombe » et repose sur la « doctrine des 3 U » : universalité (une protection pour tous), unité (un seul régime), uniformité (les prestations sont forfaitaires et identiques pour toute la population). Il se traduira notamment en 1948 en Grande-Bretagne par la mise en place du NHS (National Health Service), reposant sur des hôpitaux nationalisés, financés par l’impôt, avec un accès gratuit et des médecins qui sont en très forte majorité des salariés.
Cependant, en dehors de la Grande-Bretagne, le rapport Beveridge n’a que peu d’impact concret : on retient surtout le principe d’universalité, sans transposer le reste. La France refuse notamment l’uniformité des prestations : Pierre Laroque, le père de la Sécurité sociale – il a élaboré et mis en œuvre les grandes ordonnances de 1945 et a été le premier directeur général de la Sécurité sociale jusqu’en 1951 – a défendu la proportionnalité des prestations par rapport aux revenus, par exemple pour les indemnités journalières en cas d’arrêt maladie : l’idée n’est absolument pas d’égaliser les revenus ! La France conservera aussi un système de santé largement libéral, loin des nationalisations britanniques.
Y a-t-il eu en France des oppositions ou des désaccords face à la création de la Sécurité sociale ?
Les trois grands partis de l’époque – les communistes (PC), les socialistes (SFIO) et les démocrates-chrétiens (MRP) – sont d’accord sur le principe. Mais ils divergent sur des questions plus techniques. Le premier point d’achoppement est celui de la proposition d’un organisme unique intégrant à la fois la santé et les prestations familiales. Ces dernières prestations étaient, historiquement, gérées par des caisses patronales, qui allaient donc en être dépossédées. Le patronat comme le MRP – très attaché à la défense de la natalité et de la famille, et craignant que l’intégration des allocations familiales dans un organisme unique ne soit en leur défaveur – ont lutté contre, et ont finalement obtenu partiellement gain de cause. Même si elles sont intégrées dans le régime général, des caisses d’allocations familiales distinctes sont mises en place en parallèle des caisses de sécurité sociale. Présentée initialement comme temporaire, la séparation est finalement devenue définitive en 1949. Un autre point de friction a été l’intégration au système de la couverture des accidents du travail, jusque-là aux mains d’assureurs privés, qui entendaient bien les conserver.
Mais le principal point d’achoppement a été la suppression du principe de « l’affinité », qui permettait à beaucoup d’acteurs sociaux de participer aux assurances sociales avant 1945 en créant leurs propres caisses, auxquels les assurés étaient libres d’adhérer en fonction de leurs préférences. Les mutualistes étaient très opposés à cette suppression car cela signifiait leur exclusion de la Sécurité sociale. L’influence de la CGT et des communistes sera au final déterminante : au grand mécontentement de la mutualité, les nouvelles caisses de sécurité sociale se voient confier un monopole et seront administrées par les seuls représentants des ouvriers (les syndicats) et du patronat.
Ces choix ne conviennent pas à tous au sein de l’Assemblée consultative provisoire. Si le projet d’ordonnance du 4 octobre 1945 est adopté avec une large majorité de 194 voix pour (un seul vote contre), 89 députés, principalement des membres du MRP, expriment tout de même leur désaveu en s’abstenant lors du vote. Les modalités retenues ne font donc pas l’unanimité.
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Le financement est-il d’emblée un sujet d’inquiétude ?
On s’interroge sur le niveau des prestations à accorder pour éviter les soucis de financement, mais on estime, en 1945, que les choses ne peuvent qu’aller dans le bon sens : l’état sanitaire de la population, catastrophique au lendemain de la guerre, semble destiné à s’améliorer. On conserve le financement par double cotisation, de l’employeur et du salarié, mis en place en 1930 par la loi sur les assurances sociales, qui ne concernait à l’origine que les bas salaires.
Il n’est pas question de changer ce fonctionnement, alors même qu’on réforme dans le même temps le financement des retraites, en substituant un système de répartition à la capitalisation qui prévalait avant-guerre. Cette réforme n’est pas tout à fait née en 1945. La fin de la capitalisation était déjà à l’ordre du jour avant la guerre : ce système ne permettait de verser des retraites décentes qu’au bout de 30 ans de cotisations... Le régime de Vichy avait, de facto, introduit la répartition à travers l’Allocation des Vieux Travailleurs Salariés (AVTS). Les ordonnances de 1945 n’ont eu en réalité qu’à l’avaliser.
Les prévisions concernant la Sécurité sociale étaient donc très optimistes. À quel moment commence-t-on à déchanter ?
Dès la fin des années 1940, le constat est clair : les dépenses suivent une courbe ascendante plus rapide que ce que l’on avait prévu. Le premier grand débat sur le coût de la Sécurité sociale a lieu dès 1949. Les opposants au principe même du système ne ménagent pas leurs critiques : ils dénoncent les abus des salariés et accusent la Sécurité sociale de conduire le pays à la ruine…
La situation est-elle objectivement si problématique dès cette date ?
La Sécurité sociale enregistre de fait des déficits, mais ceux d’une année sont compensés dès l’année suivante par le gonflement des recettes. Avec les Trente Glorieuses qui débutent, la croissance économique conduit mécaniquement à l’augmentation des ressources. Le régime général ne va cesser de croître, avec l’arrivée de plus en plus de salariés. À partir des années 1960, sous l’effet du baby-boom, la population active s’accroît, avec de nouveaux travailleurs, qui plus est jeunes, qui ont donc peu de dépenses de santé et font ensuite des enfants. Qui plus est, le niveau des prélèvements n’atteint pas celui d’aujourd’hui : il existe une marge de manœuvre pour les relever si besoin.
Ces déficits restent donc conjoncturels. On n’en est pas encore au ciseau structurel qui affecte le ratio dépenses / recettes aujourd’hui et qui trouve son origine dans les années 1970, marquée par la crise économique et le chômage de masse. L’ère des plans de redressement commence alors, inaugurée par le plan Durafour de 1975.
Vous évoquiez la question du chômage. Celui-ci était-il couvert par le système global mis en place en 1945 ?
C’est là une singularité française : alors même que la plupart des pays voisins disposent d’un système national d’assurance chômage ou cherchent à s’en doter, la France ne le fait pas. Le chômage est alors laissé aux mains de fonds municipaux, peu développés et très insuffisants.
Il peut paraître surprenant que le gouvernement ne se soit pas attelé à cette question alors qu’en 1945, le sous-emploi est important : les nombreuses destructions de la Libération ont fortement atteint l’outil de production et les rationnements en tous genres limitent sa capacité d’utilisation… Mais on a estimé que cette situation était temporaire. Sur ce point, le gouvernement a eu raison : rapidement, le sous-emploi est remplacé par une pénurie de main-d’œuvre. Il faudra attendre 1958 pour qu’une assurance chômage nationale soit mise en place, par les partenaires sociaux eux-mêmes, avec la bénédiction de l’État. La France a donc été, sur ce sujet, très en retard par rapport aux autres pays.
L’assurance chômage qu’elle instaure s’inscrit dans la continuité de la Sécurité sociale : elle repose sur le même principe de cotisations bipartites, à la charge à la fois des employeurs et des employés. La prestation versée vise à remplacer le salaire et il est proportionnel aux revenus précédents : il s’agit à la fois de protéger le salarié et de maintenir son statut social.
La France, si réputée pour son système de protection sociale, est finalement loin d’avoir été pionnière…
Elle n’a été pionnière à peu près dans aucun domaine de protection – l’Allemagne bismarckienne, par exemple, dès les années 1880, protégeait en cas de maladie et de vieillesse, même si c’était encore à un niveau modeste. La France se démarque sur un point tout de même : les allocations familiales. Celles-ci sont aujourd’hui complètement sinistrées et réduites à un simple soutien destiné aux familles les plus modestes, loin de leur esprit initial : elles avaient été conçues comme un vrai outil d’encouragement à la natalité et pesait lourd dans les budgets des ménages : pour une famille ouvrière comptant trois enfants en 1945, ces allocations pouvaient représenter 60 % du revenu !
Ambitieux, avec un niveau élevé de cotisations, le système des allocations familiales a très vite été dévoyé et utilisé pour éponger le déficit de la Sécurité sociale – d’abord de façon officieuse, puis tout à fait officielle. Les ressources de la branche famille ont été revues à la baisse alors que les cotisations pour la santé n’ont eu de cesse d’augmenter.
Nous sommes donc passé d’un État social soutenant prioritairement la natalité à un État social qui protège aujourd’hui avant tout les plus de 65 ans qui, à eux seuls, absorbent 50 % des dépenses de santé et, par définition, 100 % des dépenses de retraite… Au global, toute population confondue, ces deux postes de dépenses représentent 25 % du PIB : 14 % pour la retraite et 11 % pour la santé.
Quel bilan dressez-vous du système aujourd’hui ?
Le cercle vertueux de la croissance économique et du rajeunissement de la population française sur lequel le système a reposé pendant les premières décennies s’est grippé dès la fin des années 1970... Le vieillissement de la population pèse de plus en plus lourd, la croissance démographique s’amenuise, la natalité ne cesse de baisser. Le système est aujourd’hui à bout de souffle, « le roi est nu ». Des réformes douloureuses nous attendent...
Pour en savoir plus
Spécialiste des politiques sociales, Bruno Valat est maître de conférences d’histoire contemporaine à l’institut national universitaire Champollion (université de Toulouse). Il a notamment publié une Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967) aux éditions Economica (2001) et Les Marchés de la santé, en France et en Europe, au XXe siècle (dir.) aux Presses Universitaires du Midi (2021).
Ecrit par
Alice Tillier-Chevallier est journaliste indépendante. Spécialisée en histoire, patrimoine et éducation, elle collabore notamment à Archéologia et à la revue Le Français dans le monde.