Chronique

Où est-il ? La disparition d’un abbé met la France de la Belle Epoque en émoi

le 13/10/2022 par Alain Denizet
le 12/10/2022 par Alain Denizet - modifié le 13/10/2022
Photomontage réalisé par l’auteur et reprenant les nombreuses coupures de presse consacrées à l’affaire, circa 1906 – source : RetroNews-BnF
Photomontage réalisé par l’auteur et reprenant les nombreuses coupures de presse consacrées à l’affaire, circa 1906 – source : RetroNews-BnF

A l’été 1906, le curé du Châtenay disparaît, laissant derrière lui un modeste chapeau et son vélo. Chauffés à vif à un moment où anticléricaux et conservateurs s’affrontent sans ménagement, les journaux multiplient les procédés – un mage, une hyène – pour tenter de le retrouver.

Né en 1871 à Ymonville, en Beauce, ordonné prêtre en 1895, Joseph Delarue est, à 27 ans, nommé à la cure de Châtenay, à une poignée de kilomètres de son village natal. Pour tous, fidèles et supérieurs, c’est un prêtre modèle. Les embarras de son ministère – liés au climat d’affrontement entre cléricaux et anticléricaux – sont ceux des cinquante mille curés du clergé français. Mais voilà : il est le seul à être à l’origine d’un scandale à nul autre pareil dans les annales de l’Église.

Sans aucune explication, il disparaît le 24 juillet 1906. Le 31 juillet, Le Petit Parisien publie un entrefilet. Puis, très vite, l’affaire Delarue se carre en Une. Comme tout confondu, journaux parisiens et provinciaux tirent quotidiennement à dix millions d’exemplaires, l’humble curé de campagne devient une célébrité. Pas la plus connue, mais sans conteste la plus recherchée. « Qu’est-il devenu ? »

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La presse reconstitue son emploi du temps. Parti pour affaires à Paris le 23, l’abbé revient à Étampes par le train le 24, récupère son vélo à la consigne. Puis, raconte Le Petit Parisien le 6 août :

« Il est démontré, que l’abbé Delarue est allé dîner à Étampes, 26 bis rue Saint Antoine, chez Mlle Charpentier, une vieille personne âgée et malade. Deux fois par an environ, l’abbé Delarue se rendait à cette adresse surtout dans le but de donner à sa bonne qui est originaire de Châtenay des nouvelles de sa famille. Mlle Charpentier le retint à dîner. Il mangea en hâte et repartit à bicyclette, voulant, dit-il regagner sa cure avant la nuit. »

Mlle Charpentier est le dernier témoin sûr. Ensuite, c’est le trou noir.  L’époque étant à la fois marquée par la montée (supposée) des crimes de sang et par l’hostilité (réelle) à la calotte, la thèse de l’agression fait l’unanimité. D’ailleurs, Le Petit Parisien annonce le 7 août que, près d’Étampes, un homme a retrouvé son chapeau, portant des traces de sang.

Pour beaucoup, l’argent est le mobile du crime. Mais la mouvance catholique privilégie la piste politique. Lors des élections législatives de mai 1906, des « fanatiques » disaient, « parlant des prêtres, il faudra qu’on en descende un », raconte un intime de l’abbé. Les journaux révèlent que sa sacoche contenait de l’argent et un revolver, preuve qu’il était habité par un sentiment d’insécurité.

La presse prend les rênes de l’enquête, jugeant le parquet d’Étampes inopérant. Le 13 août, Le Matin annonce son plan.

« Devant les ténèbres qui se font de plus en plus épaisses autour de cette disparition, Le Matin a pris l’initiative d’offrir une prime de mille francs à la personne qui lui signalera la présence du curé de Châtenay, mort ou vivant, sur un point quelconque territoire du territoire français. Nous ne nous sommes pas tenus à ce premier moyen […]

Le Matin a donné mission à deux de ses rédacteurs d’engager des rabatteurs et de fouiller le pays. »

Mais les recherches font chou-blanc. Au mitan d’août, le bilan est squelettique : aucun indice à l’exception du chapeau et surtout pas de cadavre. Et si tout simplement, c’était parce qu’il n’y en avait pas ?

Inimaginable les premiers jours, émerge l’idée de la fugue. La presse anticléricale sort ses griffes. L’abbé Delarue ? « Un ratichon comme il y en a tant », écrit La Lanterne. Traduisons : l’abbé est parti « en bombe » avec une femme. L’Ève tentatrice serait une femme divorcée de Nevers qui, pur hasard, villégiaturait quatre mois par an à deux pas de Châtenay. Mais la piste de « Nevers » fait long feu.

Alors, face au mystère insondable, la presse recourt à des méthodes extravagantes. Du jamais vu, a priori, dans l’histoire du fait divers avant la Grande Guerre et dont la cause tient à la concurrence effrénée que se livrent les journaux. Le 14 août marque le début d’une abracadabrante séquence de sept jours.

Elle s’ouvre avec Le Journal. L’un de ses reporters explore les lieux supposés du crime avec un mage hindou, le professeur Devah : la photographie du disparu suffit à aiguillonner ses facultés divinatoires.

« Nous étions arrivés à un petit bois qui dévalait doucement vers la Chalouette, murmurant sous les frondaisons. Devah, très sûr de lui, s’y enfonça. […]

Je m’entendis tout à coup appeler. J’enjambais un buisson de ronces. Et j’aperçus le professeur en arrêt devant une bicyclette posée contre un arbre et dissimulée dans le feuillage. […] je me précipitai sur la plaque placée au-dessus du guidon, et je lus : ‘DELARUE, CHATENAY’. »

Enfin ! Un deuxième indice a été trouvé, qui conforte la thèse de l’assassinat. Un second hindou, Ramanah, entre alors en scène. De la date de naissance de l’abbé Delarue, ce protégé de Gil Blas en déduit qu’il a été assassiné le 24 juillet à 1 heure et 12 minutes et que son corps a été dépecé et brûlé, raison pour laquelle il demeure introuvable.

Le Matin – qui n’a pas cédé à l’attraction des mages – fait plus fort. Le 19 août, il annonce à ses lecteurs qu’il réquisitionne une hyène.

« Une hyène mâle nous a été prêtée par le dompteur Pezon. Durant toute la nuit d’hier, ce fauve qui intentionnellement jeûne depuis trois jours, a parcouru les terrains où l’on peut croire que le curé de Châtenay a été enseveli.

C’est une expérience naturelle puisqu’elle est basée sur l’instinct naturel d’un animal dont le propre est de retrouver les cadavres. […]

Dans les circonstances actuelles, pour arriver à la manifestation de la vérité, rien ne doit être négligé et, quoique cela puisse pour certains prêter à sourire, l’hyène va devenir peut-être un utile auxiliaire de justice. »

Le lendemain, le journal narre ses recherches, cliché de la hyène à l’appui. Mais l’opération se solde par un fiasco…

À la mi-septembre, l’instruction fait enfin un pas décisif. Un hôtelier beauceron fait une déposition tardive, mais cruciale : il a loué une chambre à un homme ensanglanté dans la nuit du 24 juillet. Comme d’autres indices à charge concordent, le parquet l’inculpe d’assassinat. L’arrestation est imminente. L’affaire est close.

Le service funèbre est célébré le 24 septembre à Châtenay, deux mois jour pour jour après la disparition.

Hommage au disparu, la cérémonie est aussi une adresse à tous ceux qui – journaux anticléricaux en tête – ont colporté la fable de la fugue. « La journée ne s’écoulera pas sans que la lumière peut-être soit faite sur le mystère de Châtenay », pronostique Le Gaulois.

En effet.

À l’heure même où l’assemblée pleurait le mort, l’abbé Delarue ressuscite à Bruxelles avec l’institutrice de Châtenay, Marie Frémont, enceinte de six mois. C’est une déflagration médiatique. En une semaine, la nouvelle occupe soixante fois la une des quinze principaux journaux français. Les journaux anticléricaux jubilent, les caricatures fleurissent…

Le Matin triomphe. Mais La Libre Parole de Drumont crie au complot « franc-maçon » tandis que La Croix, le 30 septembre, déverse sur le « ressuscité » un tombereau d’injures.

« C’est fini. Il est bien mort l’ex-curé de Châtenay. Il n’a pas été assassiné, il s’est suicidé. Penchez-vous avec précaution et regardez : voyez, là, ce cadavre qui flotte dans la cloaqua maxima dont les eaux vaseuses charrient tant de détritus. […]

Il surnage. Il eut mieux valu pour lui d’avoir une meule autour du cou, a dit le Maitre. Et maintenant, vous avez vu dans quelle fange il roule ? C’est assez.  Détournons les yeux de cette triste épave. »

Que dit l’abbé Delarue aux journalistes qui l’assaillent le 24 septembre au soir ? Il a fui, croyant éviter le scandale ; il compte gagner sa vie ; il veut être oublié et surtout – le mot revient comme un leitmotiv – il a commis une « faute ».

Minés par les rumeurs déversées sur leur compte pendant deux mois, l’abbé Delarue et Marie Frémont acceptent la proposition du Matin : publier leurs Mémoires. Du 27 septembre au 5 novembre, elles occupent la place du feuilleton. Le couple qui a promis de « tout dire » révèle son combat perdu contre la tentation amoureuse, du premier regard à l’accomplissement charnel, confesse souffrir de la « faute » commise, revendique « sa foi » et laisse espérer un prochain mariage.

Mais, coup de théâtre, les pressions exercées par l’Eglise conduisirent à leur séparation. Une dernière fois, le couple fait la Une du Matin le 29 novembre.

Si La Croix se réjouit du revirement et accorde l’absolution aux deux pécheurs, La Justice condamne leur défaillance le 20 décembre.

« Ce que je trouve abominable, c’est l’abandon d’un petit être innocent par son père, par sa mère. L’abbé avait un devoir sacré à remplir […] il a eu peur des responsabilités.

Je ne comprends pas davantage Mlle Frémont dont la volonté fut assez puissante pour faire fléchir le prêtre et qui, se sachant à la veille de devenir mère, n’a pas su défendre son bien, c’est-à-dire son mari et son enfant. »

La disparition du curé de Châtenay est un fait ; sa construction médiatique, une réalité. Les journaux exploitèrent un filon juteux dans le contexte explosif de la loi de séparation des Églises et de l’État. Alors que la longévité moyenne d’un fait divers est de huit à quinze jours, l’affaire Delarue s’installa dans la durée, d’août à décembre 1906.

La suite de l’histoire, cadenassée par l’Eglise, échappera à la presse. Marie Frémont, confiée à une institution religieuse où elle était enregistrée sous un faux nom, accouchera d’une petite Jeanne. L’abbé Delarue sera exfiltré sous une fausse identité – culte du secret, toujours – dans une abbaye afin d’y expier sa « faute ».

Leur correspondance post-scandale témoigne de leurs souffrances. La presse, qui avait perdu leur trace, n’en dit mot.

Pour en savoir plus :

Alain Denizet, Le roman vrai du curé de Châtenay, 1871-1914, Ella éditions, avril 2021, 374 p.

Alain Denizet est agrégé d’histoire-géographie, écrivain et conférencier.