Chronique

Maryse Choisy, journaliste vedette et scandaleuse de l’entre-deux-guerres

le 24/04/2024 par Emmanuelle Retaillaud
le 02/04/2024 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 24/04/2024

« Je suis très dérangeante », affirmait-elle dans ses mémoires. De fait, Maryse Choisy (1903-1979) a souvent laissé pantois ses contemporains. Écrivaine et journaliste prolifique, cette figure atypique a multiplié romans, reportages, interviews et essais dans l’entre-deux-guerres, devenant une vedette de la presse et de l’édition.

Avec Marise Querlin ou Tatyana, Maryse Choisy a incarné une nouvelle génération de reportrices aux dents longues, marchant sur les traces d’Albert Londres ou d’Alexandra David-Néel, prêtes à tout pour se faire une place au soleil dans un milieu encore presque exclusivement masculin.

Maryse Choisy eut d’abord une jeunesse romanesque. Enfant sans doute illégitime et très tôt orpheline, elle a été élevée par deux tantes de milieu aristocratique, dont l’une était vraisemblablement sa mère. Bachelière à 15 ans, Maryse décroche une licence de philosophie en 1921 puis part étudier à Cambridge, où elle rencontre un maharadja qu’elle s’apprête à épouser mais qui meurt à la veille de leurs noces. Elle en gardera la passion de l’Inde, où elle séjourne durant plusieurs années et rencontre le poète-philosophe Rabindranath Tagore, avant de soutenir en France, en 1926, une thèse sur les philosophies orientales. Elle entretiendra toute sa vie une passion pour le yoga, l’orientalisme, l’occultisme.

Mais c’est plutôt vers la littérature et le journalisme qu’elle finit par bifurquer. En 1924, Maryse publie son premier ouvrage, Presque, joliment sous-titré « quasi roman ». L’intrigue est touffue et peu réaliste mais séduit la critique. « Ce livre dénote une imagination brillante à laquelle Mme Maryse Choisy s’abandonne avec un visible et délicieux plaisir. », considère ainsi le supplément littéraire du Figaro le 17 janvier 1925.

Son nom s’impose progressivement, en révélant une large palette de talents puisqu’elle est à la fois romancière (Mon cœur dans une formule en 1927, Le Vache à l’âme en 1930, Don Juan de Paris en 1933, Neuf mois en 1936…), conférencière (par exemple sur les « Femmes de harem », au Club du Faubourg en décembre 1927), adepte de la « chirologie » – la lecture des lignes de la main –, comédienne et chanteuse à ses heures… Fin 1927, elle a aussi fondé avec plusieurs femmes de lettres un mouvement baptisé le « sur-idéalisme », qui ambitionne de révolutionner l’écriture journalistique en rompant avec le « style Havas » – sec, factuel – pour « prendre le lecteur à la gorge » par l’émotion et l’intensité du récit.

Car à cette date elle est aussi et peut-être surtout journaliste, ou plutôt reportrice indépendante, passant d’un organe de presse à l’autre, publiant nombre de ses reportages en volumes indépendants. La chirologie est sa première porte d’entrée dans les rédactions : pour L’Intransigeant, elle se plaît, en 1925, à déchiffrer les lignes de la main de ses contemporains. « Le trait caractéristique de cette paume signée de Mars et de Lune, et pourvue d’un pouce magnifique, est un vouloir diplomatique et persévérant qui ne fléchit jamais. », écrit-elle ainsi à propos de l’écrivain Marcel Prévost.

Sa plume séduisant, elle est bientôt sollicitée de tous côtés. Par exemple, pour couvrir les vendanges en Touraine à l’automne 1927, toujours à la demande de L’Intransigeant : chaussée de sabots, munie d’une hotte en osier, la vaillante reportrice n’a pas hésité à se lever à 4 heures du matin dans le grand froid pour tailler des ceps toute la journée. « Le soir, j’ai mal aux reins et aux pieds, qui se révoltent contre les sabots », se plaint-elle dans l’édition du 16 octobre 1927, tout en chantant les charmes de la vie rurale : « Je voudrais brûler mes diplômes et mes livres, jeter toutes mes plumes d’intellectuelle pour revenir à ma mère la Terre ». Sa vocation est trouvée : elle se spécialisera dans l’enquête participante, et même dans le journalisme d’immersion, qui consiste à infiltrer un milieu sous une identité d’emprunt.

C’est un tel reportage qui va faire de Maryse Choisy une vedette au parfum de soufre en 1928. Enquêtant sur la prostitution, la reportrice s’est inscrite dans un bureau de placement parisien, a arpenté les lieux de racolage et les dancings, s’est introduite comme femme de chambre dans une maison de rendez-vous, a même réussi à infiltrer un des plus célèbres bordels de Paris, Le Chabanais. Si, comme ironisent certains, elle n’a pas poussé « l’immersion » jusqu’à s’impliquer dans des passes, il ne lui en a pas moins fallu repousser quelques avances intempestives…  Son style alerte et gouailleur donne à son reportage une aura d’authenticité qui fait mouche.

Paru en juin 1928, l’ouvrage qu’elle en tire, Un mois chez les filles, défraie la chronique et trouve son lectorat – il s’en vend plus de 450 000 exemplaires. À la fois juge et partie, Maryse Choisy n’hésite pas à commenter son propre travail dans les colonnes de la presse, ou à placer ici et là ses « bonnes feuilles ». Si le caractère quelque peu scabreux de la démarche déchaîne les critiques, lui valant même son expulsion du Lyceum Club, sorte d’équivalent féminin du Jockey Club, elle suscite aussi l’intérêt officiel – le préfet Chiappe la félicite pour la justesse de ses observations – et permet à son livre de se positionner comme un brûlot féministe et prohibitionniste, à une époque où l’on débat de la suppression des maisons closes. Si bien que les proxénètes, ayant bien perçu le danger, lancent à son encontre une campagne de diffamation.

L’année suivante, Maryse change de milieu mais pas de méthode en s’immergeant dans une des communautés les plus fermées du monde : le monastère grec du mont Athos, où jamais, dit-on, aucune femme n’est parvenue à entrer. Marchant sur les traces d’Alexandra David-Néel à Lhassa, elle n’a pas hésité à se tondre les cheveux, à revêtir l’habit des moines et même à se faire réduire les seins, une opération devenue très en vogue dans les années 1920 – d’après ses propres dires, cette mammoplastie aurait eu pour origine la remarque acerbe d’une tenancière rencontrée dans le cadre du reportage sur les prostituées : « seins : un peu grands pour la mode actuelle ». À sa parution, Un mois chez les hommes devient ainsi le pendant d’Un mois chez les filles, en à peine moins provoquant.

Ces deux ouvrages-phares l’incitent à décliner la formule « Un mois chez… », avec, en septembre 1931, « Un mois dans une ménagerie foraine », ou, en 1933, Un mois chez les députés, qualifié par elle-même de « reportage fantaisiste ».

Elle se produit aussi, en 1930, dans un sketch au concert Mayol intitulé « Un mois chez les hommes-filles », qui donne lieu à ce portrait flatteur du Carnet de la semaine du 10 août 1930 :

« Maryse Choisy ne s’est pas contentée d’être femme de lettres, de vivre et d’écrire deux reportages jusqu’alors écrits…, mais jamais vécus ; Maryse Choisy vient de se révéler à ses nombreux admirateurs et au grand public comme une comédienne trépidante et débordante de talent. Ajoutez à cela une voix fort agréable, beaucoup de grâce, de souplesse dans les mouvements et vous aurez un exact portrait d’une Maryse Choisy jusqu’alors inconnue. »

Sans toujours recourir à la pratique de l’immersion, complexe et risquée, la reportrice reste « avide de reportages sensationnels », selon la formule du même journal du 27 mars 1932, et ce, sur les sujets les plus variés : en 1929 elle narre, dans Gringoire, sa rencontre avec Trotski à Constantinople. En décembre 1930, elle se penche sur L’Amour dans les prisons, sans esquiver les relations homosexuelles. Elle revient au saphisme en 1932 dans un texte donné au journal Le Rire, « Dames seules », avec des illustrations très suggestives de Marcel Vertès – Gringoire en fait la publicité le 20 mai 1932. En mars 1934, elle se penche sur l’affaire Stavisky avec une satire intitulée La Staviskose. Un mois plus tard, pour L’Intransigeant (21/04/1934), elle rencontre à Moscou Dimitroff, l’un des trois hommes accusés par les nazis de l’incendie du Reichstag. En août 1937, elle produit une série sur la sorcellerie en Afrique pour Le Journal, et une autre sur le cinéma en août 1939.

L’éclectisme de Maryse Choisy est total, même si, pour le public, elle demeure avant tout l’autrice d’Un mois chez les filles. Elle est aussi devenue une personnalité, dont on se plaît à retracer les frasques : en juillet 1932, elle passe la nuit au poste de police à la suite d’un différend avec sa secrétaire ; le 16 octobre 1932, elle est couronnée « reine du bal-musette » ; le 28 juin 1934, on signale qu’elle nourrira les lions pour la kermesse du bois de Boulogne ! À la fois actrice et objet du regard médiatique, Maryse Choisy est un produit-type de la « civilisation du journal ».

Maryse Choisy n’a toutefois pas eu que des admirateurs : elle fut souvent brocardée pour le caractère racoleur de ses enquêtes, les facilités de son style, ou encore son goût du vedettariat. En 1927, la journaliste Georgette Camille, proche des surréalistes, se gausse dans La Presse du concept de « sur-idéalisme », selon elle parfaitement creux. Plus tard, en 1937, la communiste Henriette Nizan se moque à son tour, dans les colonnes de L’Humanité, des revues d’occultisme que Choisy aurait mises à la mode : « Un mélange de bavardage naïf d’illettrés, de faux mystère et de publicité les emplit. C’est un monde assez louche dont le secret n’est probablement que l’argent. »

En septembre 1939, elle épouse le journaliste Maxime Clouzet et se convertit au catholicisme, sous l’influence du jésuite Pierre Teilhard de Chardin. Ses centres d’intérêt évoluent vers un registre plus intimiste, dont témoignent ses écrits consacrés à la maternité et à la vie de famille (« L’art d’être maman » en 1941, Contes pour ma fille en 1943, Contes de fée en 1945…). Après-guerre, elle fonde et anime avec son mari la revue Psyché, qui, en associant psychanalyse, sciences humaines et catholicisme, connaît un beau succès d’estime, jusqu’en 1953. Elle revient aussi à ses amours de jeunesse pour la culture indienne et le yoga, avec La Métaphysique du yoga en 1948 et Yoga et psychanalyse en 1949.

Maryse Choisy s’est alors éloignée du monde de la presse. Après sa mort le 21 mars 1979, on se souvient d’elle avant tout comme d’une adepte de la psychanalyse et du yoga. Son évolution personnelle l’avait d’ailleurs amenée à renier une partie de sa production d’avant-guerre : elle chercha, sans succès, à interdire la publication de son best-seller Un mois chez les filles.

Aujourd’hui, son culot, son éclectisme et sa personnalité fantasque ont remis en lumière son rôle de pionnière. Sans se revendiquer féministe ou « garçonne », elle a su incarner la femme « libérée » des Années folles, cherchant de façon parfois iconoclaste à s’émanciper des carcans imposés à la gent féminine, étant aussi poussée à la surenchère médiatique par la difficulté de se tailler, dans un monde masculin, une place au soleil. Le titre de ses mémoires, publiés en 1978, résume  ainsi, de manière lapidaire et imagée, les contradictions fécondes de sa trajectoire : Sur la route de Dieu, on rencontre d’abord le diable.

Pour en savoir plus :

CHOISY Maryse, Un mois chez les filles [1928], Paris, Stock, 2015.

CHOISY Maryse, VERTÈS Marcel, Dames seules [1932], Montpellier, GKC-Question de genre, 2020, avec une présentation de Nicole G. ALBERT.

DESCAMPS Marc-Alain, Douze femmes remarquables, Paris, Regard & Voir, 2013.

HALEUX Grégory, recension des articles de Maryse Choisy, 1925-1949.

THÉRENTY Marie-Ève, Femmes de presse, femmes de lettres : de Delphine de Girardin à Florence Aubenas, Paris, CNRS Éditions, 2023.