Écho de presse

Les « rastaquouères », ces riches étrangers stigmatisés de la Belle Époque

le 15/12/2022 par Priscille Lamure
le 06/12/2018 par Priscille Lamure - modifié le 15/12/2022
Un « rastaquouère » à la mine patibulaire attablé dans un restaurant, illustration parue dans Les Annales politiques et littéraires, 1916 - source : RetroNews-BnF
Un « rastaquouère » à la mine patibulaire attablé dans un restaurant, illustration parue dans Les Annales politiques et littéraires, 1916 - source : RetroNews-BnF

À la fin du XIXe siècle, le sobriquet moqueur de « rastaquouère » est donné aux étrangers fortunés qui affluent à Paris. La stigmatisation dont ces hommes et femmes font l’objet s’inscrit dans un contexte de xénophobie typique de la période.

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Dans la seconde moitié du XIXe siècle, après les importantes transformations engagées par le baron Haussmann sous le Second Empire, Paris se voit comme une capitale moderne et cosmopolite, une « capitale du monde ». Avec ses expositions universelles, ses lieux de plaisir et sa riche vie culturelle, la ville exerce une attraction irrésistible sur les hommes du monde entier et les Parisiens, dans un premier temps, s’en enorgueillissent.

Pourtant, dès les années 1880, le regard des Parisiens sur ces nouveau arrivants change progressivement, l’hospitalité laissant place à une forme d’hostilité.

L’afflux de visiteurs d’origine étrangère, de plus en plus important dans la capitale, devient une source de tensions et un sujet récurrent dans la presse. Dans les chroniques, la Ville-Lumière de la Belle Époque est désormais régulièrement dépeinte comme un « grand hôtel » envahi par des hommes et femmes venus d’ailleurs.

C’est dans ce contexte que se popularise le mot « rastaquouère », un terme gouailleur et méprisant destiné à railler les étrangers fortunés – et principalement d’Amérique latine – venant profiter de leur argent en France en menant grand train.

Selon le Robert historique de la langue française, le terme aurait pour origine le mot rastacuero (littéralement, « raine cuir »), sobriquet d’Amérique du sud donné aux industriels nouvellement enrichis dans le commerce des cuirs. Et selon l’écrivain Octave Mirbeau, ce serait Léon Duchemin (sous le pseudonyme de Fervacques) qui serait à l’origine de la popularisation du terme « rastaquouère », rapidement entré dans l’argot courant.

La presse de l’époque s’interroge sur ce phénomène et sur la place de ces nouveaux venus qui gravitent dans les sphères de la bonne société française et font désormais partie du paysage parisien. En 1882, c’est avec un profond mépris que le journal conservateur Le Gaulois aborde la question de ces « rastaquouères », comparés à une « lèpre moderne » venue « envahir » Paris :

« Où diable le pauvre Fervacques avait-il pêché le sobriquet raillard de “rastaquouère” qui caractérise de si rude façon la canaille élégante dont Paris – cette auberge hospitalière – est envahie comme par une traînée de vermine.

Le mot n’aura pas les honneurs du dictionnaire académique, mais il sonne bien dans notre langue boulevardière et verveuse, avec son cinglement de cravache et sa méprisante ironie.

Il flétrit à miracle le demi-monde mâle débarqué on ne sait de quels pays aventureux, les gueux sans foi ni loi qui viennent, affublés de noms tapageurs et de couronnes en toc, duper de nouveaux gogos, tenir table ouverte et manger des millions imaginaires au milieu de toute une bohème goulue et famélique – déclassés de lettres et déclassés de finance, – qui s’empiffre tranquillement et tend les deux mains aux aumônes espérées. »

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On retrouve également la figure du rastaquouère dans de nombreuses œuvres romanesques et théâtrales mettant en scène de riches étrangers aux noms exotiques venus à Paris pour y vivre dans l’oisiveté, l’insouciance et les plaisirs. Dans la littérature de l’époque, l’étranger est caricaturé, systématiquement présenté de façon négative, personnage louche dont tout agissement semble suspect et que l’on remarque dans la foule par son inénarrable mauvais goût. La xénophobie envers ces hommes et femmes « racisés », souvent venus d’Amérique du sud ou du Moyen-Orient, se teinte souvent d’une forme de dédain envers ses mœurs, jugées puériles, ridicules ou indignes d’un pays « civilisé ».

Le quotidien catholique La Croix dresse un autre portrait à charge du rastaquouère, ici présenté comme un personnage haut en couleur et dépensier, par ailleurs accusé de faire augmenter « le prix des denrées » au grand dam des « vrais Parisiens » :

« Le rastaquouère est excentrique. Il a été élevé, le plus souvent, dans un milieu qui manque de goût. Il est persuadé que la distinction consiste à afficher un luxe plus criard que les autres, et les courtisans qui l’entourent ne le dissuadent pas de cette opinion.

Une spécialité du rastaquouère, au dire de ceux qui le fréquentent de près, est de porter d’énormes chaînes, de lourdes breloques, des diamants visibles à 100 mètres. Ça amuse ce grand enfant. Or n’est-il pas venu pour s’amuser  […]

Le rastaquouère se laisse donc plumer, gruger, piller, rançonner par tous les entrepreneurs de plaisirs. Il paye sans compter – compter est un ennui – et contribue ainsi à “gâter les métiers”, à élever, pour les vrais Parisiens, le prix des services et des denrées. »

Ces riches étrangers parvenus qui s’installent dans les quartiers élégants de l’ouest de la capitale suscitent désormais les sarcasmes d’une majorité de Parisiens. Ces derniers se plaignent en priorité du traitement de faveur dont  ils semblent profiter, comme le rapporte Gil Blas :

« Là où un Parisien parisiennant sera reçu avec une méfiance absolument injustifiée, le premier rastaquouère venu sera l’objet de toutes les avances et de toutes les câlineries.

Il n’y en a plus maintenant que pour les étrangers. Nous, pauvres hères, nous devons demeurer dans l’ombre. »

Pour les mondains locaux, les rastaquouères sont venus corrompre leur ville et y installer le vice et la débauche, transformant Paris en une Grande Babylone, titre d’un roman d’Edgar Monteil singulièrement virulent à l’égard des étrangers.

Certains journaux affirment même, sans étayer leur argument d’une quelconque preuve, que le français est devenu à Paris une langue minoritaire.

On reproche enfin aux rastaquouères d’avoir immiscé leur prétendue vulgarité jusque dans la mode française, antre réservée aux « gens du monde », en témoigne cet article des Annales politiques et littéraires où est utilisé le néologisme condescendant « rastaquouérisme ».

« Les femmes, en vérité, ne savent plus qu’inventer. Depuis que la mode est aux jupes courtes, le luxe des bas et des chaussures ne connaît plus de bornes.

Ne voilà-t-il pas qu’après avoir imaginé les talons endiamantés, emperlés – ce qui est d’un affreux rastaquouérisme –, elles inventent le bas de bijoux. »

Le mot rastaquouère est devenu si employé dans le langage courant qu’une forme abrégée, « rasta », apparaît au printemps 1887, comme en témoigne ce gros titre du très populaire journal Le Matin :

À la fin des années 1880, le terme s’applique par extension à tous les « Levantins » – Égyptiens, Grecs, Arméniens, Juifs, Syriens –, mais encore à tous les jeunes ambitieux sans fortune aspirant à une vie d’oisiveté et de luxe ; des « coureurs de dot » qui parviennent parfois, grâce à un physique avantageux, à s’introduire dans les salons et à s’attirer les faveurs de riches héritières ou de dandys. L’étiquette péjorative de rastaquouère revêt alors de nouveaux sens, ceux d’immoralité, de malhonnêteté et de marginalité sociale.

En 1900, alors que l’Exposition universelle bat son plein, une illustration du journal satirique Le Rire dénonce dans sa « rubrique noire » – dans laquelle tout y est vu sous un angle négatif –  une « invasion » d’étrangers dans cet « immense bazar cosmopolite » que serait devenu Paris, « saison de passe pour rastaquouères  ».

Cette réaction violente des Parisiens contre la figure stéréotypée du « rastaquouère », de même que la dénonciation régulière du cosmopolitisme en France s’inscrivent dans un contexte de xénophobie exacerbée typique de la fin du XIXe siècle. Elle est en partie liée au ressentiment français vis-à-vis de la défaite de 1870 et au regain de nationalisme initié par l’affaire Dreyfus.

Malgré la prégnance du stéréotype du rastaquouère dans la littérature fin-de-siècle, l’expression tombera finalement en désuétude au sortir de la Première Guerre mondiale.

Pour en savoir plus :

Jean-Pierre Ricard, Les Rastaquouères dans la littérature française (1880-1914), contribution à l’étude d’un stéréotype, s.n., 2004

Charles-V. Aubrun, « Rastaquouère et rasta », in: Bulletin Histpanique, 1955

Marc Angenot, « “Un Juif trahira” : La préfiguration de l’Affaire Dreyfus (1886-1894) », in: Romantisme, 1995

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