Écho de presse

Charles Stratton alias « Tom Pouce », l'acteur nain devenu star mondiale

le 25/04/2021 par Pierre Ancery
le 27/10/2020 par Pierre Ancery - modifié le 25/04/2021
Phineas Taylor Barnum et Charles Stratton à l'âge de douze ans environ, daguerréotype de Samuel Root, circa 1850 - source : WikiCommons
Phineas Taylor Barnum et Charles Stratton à l'âge de douze ans environ, daguerréotype de Samuel Root, circa 1850 - source : WikiCommons

Repéré par Barnum, l'Américain Charles Stratton (1838-1883) conquit dès l'enfance les scènes américaines et européennes. En 1845, la presse commente l'arrivée en France de celui qui se produit sous le nom de « général Tom Pouce ».

Peu se souviennent de lui aujourd'hui, pourtant l'Américain Charles Sherwood Stratton fut sous le nom de « Tom Pouce » l'une des vedettes les plus célèbres du XIXe siècle, à la fois aux États-Unis et en Europe. Né en 1838 à Bridgeport, dans le Connecticut, au sein d'une famille pauvre, il se développe normalement au cours des six premiers mois de sa vie. Mais il accuse ensuite un retard de croissance et, à l'âge de quatre ans, il n'a quasiment pas changé de taille, mesurant 64 centimètres et pesant 6,8 kilos.

C'est à ce moment que Phineas Taylor Barnum, l'entrepreneur de cirque le plus fameux de son temps, entend parler du jeune Stratton. Il le rencontre et constatant sa petite taille, décide de le recruter pour son freak show – nom donné aux représentations mettant en scène des personnes atteintes de malformations ou de particularités physiques exceptionnelles. Un genre de spectacle qui fascine les foules d'alors, et dont Barnum, homme d'affaires redoutable, s'est fait la lucrative spécialité.

Emmenant le petit Charles à New York avec sa mère, Barnum le présente au public de son American Museum sous le nom de « General Tom Thumb » (général Tom Pouce), en référence à un personnage bien connu du folklore anglo-saxon. Pour mieux attirer le public, il laisse entendre que l'enfant est âgé de onze ans, ce qui rend sa petite taille encore plus inhabituelle, et lui apprend à chanter, à danser et à faire des imitations.

Le succès new-yorkais de « Tom Pouce » est considérable. Barnum décide alors d'emmener sa jeune recrue en Europe. Charles Stratton se produit en 1844 à Londres, où son spectacle fait fureur : il est même invité à Buckingham Palace par la reine Victoria, qui est follement amusée par la prestation du petit garçon, ce qui accroît encore davantage la renommée de ce dernier.

Pendant les trois années qui suivent, Barnum et Stratton parcourent l'Europe. Partout où il apparaît, l'enfant est assailli par des foules en délire : on raconte même que les femmes font la queue pour recevoir un baiser de lui.

Quand il arrive à Paris début 1845, il rencontre le roi Louis-Philippe. Puis il se produit au Théâtre du Vaudeville, où il triomphe dans la pièce Le Petit Poucet de Dumanoir et Clairville. En mai et juin, le public parisien le retrouve sur la scène du Théâtre des Variétés, où il stupéfie l'assistance avec ses imitations de bébé, d'Hercule ou de Napoléon.

La presse française toute entière va lui consacrer des articles fascinés. Le 24 mars 1845, Le Globe le présente (en reproduisant l'erreur sur son âge) :

«  Tom est né citoyen des États-Unis, dans le Connecticut, en 1832 [...]. Chose singulière, à sa naissance, Tom Pouce, ou Tom Thumb, avait à peu près le poids des autres enfants. Aujourd’hui qu’il est âgé de treize ans deux mois et douze jours, la taille de Tom Thumb est de 25 pouces anglais.

Tom Pouce est très joli garçon. Il a parcouru toutes les villes des États-Unis, il est resté quelques mois à Londres, et dans ses pérégrinations, il assure avoir toujours été très heureux auprès du beau sexe, dont il recherche la société. Il est admirablement proportionné dans sa petite taille, à ce point que l’on croit voir un joli cavalier par le gros bout d’une lorgnette.

Il est habillé très élégamment, et porte une montre qui n’est pas plus grosse qu’une pièce de 50 centimes. »

Mais ces articles sont aussi l'occasion pour leurs rédacteurs d'étaler les pires généralités sur les personnes de petite taille, alors largement ostracisées et considérées comme « monstrueuses ». Le Siècle écrit ainsi en avril :

« Avez-vous vu Tom Pouce?

– Tom Pouce est le héros du jour ; il jouit de toute la vogue qui devait infailliblement s'attacher à un homme de deux pieds de haut. À Paris, rien ne réussit mieux que les monstruosités physiques et les médiocrités morales. Tom Pouce est un monstre charmant, plein de grâce et d'aisance, admirablement pris dans sa taille lilliputienne ; il chante à ravir toutes sortes de chansons anglaises, irlandaises, écossaises et américaines […].

Comme tous les nains et comme la plupart des hommes d'une petite taille, Tom Pouce parait être doué d'une excessive vanité [...]. Quand il tient dans sa main une épée ou une massue, Tom Pouce se donne de délicieux petits airs fanfarons et formidables.

On a remarqué que les nains étaient presque tous dotés d'un caractère belliqueux. »

Le journal Le Commerce se fend même d'une « étude phrénologique sur Tom Pouce ». La phrénologie est une pseudo-science qui prétend expliquer le caractère d'après les bosses et les excroissances des crânes humains, très en vogue au mitan du XIXesiècle.

« Voici, d'après le système du docteur Gall, les indices que sa tête nous a donnés sur son caractère et ses dispositions : d’abord la tête de Tom Pouce n’est pas trop exagérée et elle ne paraît telle que par la petitesse du nez et l’ampleur des joues [...].

Les bosses les plus saillantes sont celles de la douceur, de l’affection et de la docilité [...]. Comme tous les nains, il aime la parure, les éloges, et tout ce qui peut le faire remarquer [...]. Les bosses relatives aux sciences et aux arts (la musique exceptée) sont très développées ; son défaut principal est d’être un peu gourmand [...]. Son nez, qui n’est pas encore formé, est la seule chose qui dépare sa figure, si vive et si expressive.

C’est le nain le plus petit et le mieux conformé qui ait paru jusqu’à ce jour. »

Le journal L'Hermine, quant à lui, insiste lourdement sur les supposées qualités donjuanesques du petit garçon, censé avoir treize ans (mais qui n'en a réalité que sept) :

« Charles Stratton est l’être humain réduit à sa plus simple expression : et pourtant rien de difforme ; la proportion de ses membres est des plus élégantes, une jolie petite bouche, des yeux bruns fort expressifs, des jambes, des pieds mignons, une gracieuse statuette, où tout est en harmonie, puis de la vivacité, de l’espièglerie : que faut-il de plus pour en faire un séducteur, un dangereux Don Juan.

Ajoutez à cela beaucoup d’apprêt, de recherche de toilette ; une coquetterie presque féminine. Fashionables, dandys, lions de première force, vous avez trouvé votre maître […]. Les mœurs anglaises ne veulent pas qu’un homme en embrasse un autre : Tom Pouce a instinctivement en horreur ce genre d’effusion. Mais en revanche il n’est pas joue fraîche et rosée de petite fille qui ne fasse palpiter son cœur, et où ses lèvres ne brûlent de déposer un gros baiser. »

D'autres publications vont mettre en avant la réussite financière considérable représentée par le « phénomène » Stratton. C'est le cas du Journal des débats, qui écrit :

« L'Amérique et l'Angleterre ont retenti de ses succès, j'allais dire de ses triomphes […]. À New York, plus de dix mille personnes assistaient à l'embarquement du nain. À Londres, la Reine et le prince Albert lui ont donné des fêtes, et l'aristocratie anglaise lui a jeté des guinées à remplir son coupé bleu [...].

L'enfant, du reste, se montre fort digne de ces caresses dorées de la fortune : il est d'une complaisance, d'une docilité et d'une modestie à toute épreuve. Lui qui aurait pu couvrir d'or la route par laquelle il est arrivé avant-hier au palais des Tuileries, il n'a pas l'air de se douter qu'il soit doué d'un mérite si productif, et je le soupçonne d'être un capitaliste encore peu exercé.

Mais il est impossible de se prêter avec une bonne grâce plus parfaite aux prudents calculs qui utilisent, si fructueusement pour sa famille, les imperfections dont l'a doté la nature. »

Certains, en France, vont tirer partie de cette manne. Le Charivari publie ainsi en mai 1845 une réclame pour une statuette à l'effigie du « général Tom Pouce, quart nature (17 cent.), costume du grand Frédéric », qui « se vend 3 fr., chez Susse, frères, place de la Bourse ».

Rares sont les journaux à critiquer l'exploitation voyeuriste qui est faite de la maladie du jeune Américain. Un rédacteur de La Gazette du Languedoc, dans le numéro du 24 septembre 1845, va toutefois dénoncer les « outrages » infligés à Stratton (pourtant qualifié là encore de « monstre ») :

« On a prononcé le mot de merveille. Tom Pouce, une merveille !.... Amère dérision ! […]

Tom Pouce, le général Tom Pouce, n'est pas une merveille, c’est un monstre, un véritable monstre selon la définition de Buffon, qui veut que ces êtres-phénomènes soient construits avec symétrie […]. C’est encore un monstre intelligent, et c’est ici que le cœur se serre à la vue de toutes les dégradations morales que, pour quelques écus, l’homme fait subir à l’homme [...].

Que dirai-je, maintenant, de ceux qui s’arrogent le droit d’avilir leur semblable, pour assouvir une insatiable avarice ? Ne se rendent-ils point coupables du crime de lèse-dignité humaine, et la morale publique n'a-t-elle pas à leur demander un compte sévère des outrages qu’ils lui font subir? […]

Que cette spéculation soit faite à l’image de tant d’autres qui nous envahissent et nous dévorent ; qu'à ce titre, un pouvoir démoralisateur la tolère , l’encourage même ; nous n’y pouvons voir, nous, hommes de morale et de conviction, qu’un motif de plus de la vouer aux gémonies. »

À noter que Stratton, payé à ses débuts trois dollars par semaine (une somme déjà importante à l'époque), recevra avec le temps des émoluments de plus en plus faramineux de la part de Barnum.

Le passage de Stratton laissera en France des marques durables, le pseudonyme de « Tom Pouce » étant resté dans l'imaginaire collectif. Exemple parmi d'autres, en 1846, Le Journal du Cher annonce l'arrivée à Bourges d'une imitatrice de l'Américain, la « générale Tom Pouce », haute de 74 centimètres d'après le journal.

La presse continuera de suivre la carrière de Stratton. Ce dernier, devenu adulte (il ne dépassera jamais la taille de 1,02 mètre) n'arrêtera jamais les représentations. Il saura faire habilement fructifier sa notoriété, devenant un homme fortuné et emménageant dans une luxueuse maison à New York.

Le 27 février 1863, le journal Le Temps annonce son mariage avec Lavinia Warren, une vedette de cirque de petite taille se produisant elle aussi à l'American Museum de Barnum. La cérémonie, qui a lieu à New York en présence de plusieurs milliers de personnes, est l'événement mondain de la saison et fait la Une de toute la presse américaine, alors même que le pays est en pleine guerre de Sécession. Les nouveaux mariés sont ensuite invités chez un hôte célèbre : le président Abraham Lincoln, qui les reçoit à la Maison Blanche.

Le mariage de Charles Sherwood Stratton et Lavinia Warren en présence de leurs témoins, photographie de Mathew Brady, 1863 - source : WikiCommons
Le mariage de Charles Sherwood Stratton et Lavinia Warren en présence de leurs témoins, photographie de Mathew Brady, 1863 - source : WikiCommons

Le couple voyage ensuite en Europe et en Inde, en compagnie d'un bébé. Ce dernier serait mort peu de temps après. Aujourd'hui encore, les historiens ne savent pas si cet enfant avait simplement été « loué » par Barnum (désireux de faire un coup de publicité) avant d'être rendu à ses vrais parents, ou s'il s'agissait du véritable enfant des Stratton, décédé en bas âge.

Charles Stratton meurt le 15 juillet 1883 d'une attaque cardiaque. Il avait 45 ans. Plus de 20 000 personnes assistèrent à l'enterrement, dans le cimetière de sa ville natale de Bridgeport. Barnum fit placer sur sa tombe une statue grandeur nature du célèbre performer. Le 20 juillet, Le Gaulois commentait :

« Ce nain est le personnage le plus célèbre de l'histoire contemporaine. Sa vie est plus remplie et plus émouvante que celle de Napoléon Ier. On a fait des livres sur lui et des milliers d'articles de journaux. On a écrit des pamphlets pour démontrer qu'il n'existait pas, ainsi que cela se pratique généralement pour les êtres fabuleux [...].

Il a vu à ses pieds le monde entier, curieux et avide de contempler une réduction monstrueuse de l'espèce. Et si son cerveau n'était point, comme con corps, rétréci, il a dû sourire de voir les hommes malingres et piteux que nous sommes s'étonner devant une difformité, et dépenser aussi souvent cinquante centimes à l'entrée d'une baraque. »

Sa femme Lavinia, morte 35 ans après lui, repose à ses côtés.

Pour en savoir plus :

Kathleen Hawkins, The real Tom Thumb and the birth of celebrity, article paru sur BBC News (en anglais), 25 novembre 2014

Phineas Taylor Barnum, Mémoires de Barnum, mes exhibitions, Futur Luxe Nocturne Éditions, 2004