Interview

La longue et étrange histoire des animaux fantastiques

le 13/12/2023 par Hélène Bouillon, William Blanc
le 28/11/2023 par Hélène Bouillon, William Blanc - modifié le 13/12/2023

Depuis septembre 2023, le musée du Louvre-Lens accueille une très belle exposition sur les animaux fantastiques. Elle permet de rappeler que ces créatures qui pullulent aujourd’hui au cinéma ou dans la littérature, notamment à destination de la jeunesse, ont une longue histoire qui commence avec les premières grandes civilisations. Rencontre avec la commissaire de l’exposition, Hélène Bouillon, qui vient également de publier un livre passionnant sur la question.

Propos recueillis par William Blanc 

Retronews : Avec votre exposition, vous entrainez le public dans un long voyage dans le temps. Vous remontez par exemple bien au-delà de l’antiquité gréco-romaine en vous intéressant aux animaux fantastiques de la civilisation sumérienne.

Hélène Bouillon : Lorsqu’on essaie d’étudier un phénomène sur le temps long, comme l’est la création des animaux fantastiques, on est souvent tenté de le faire remonter à l’antiquité classique sans comprendre que les Grecs et leur mythologie ont été largement influencés par le Proche-Orient ancien. Cela s’explique sans doute par le fait que les gens ne connaissant pas (ou mal) cette civilisation, enseignée uniquement à l’université. Mais en tant que spécialiste de cette période, je ne pouvais pas me contenter de m’arrêter sur les bords de la mer Égée. Il fallait que j’aille plus à l’Est, dans le Croissant fertile, parce que c’est là qu’apparaissent les animaux fantastiques que nous connaissons encore aujourd’hui : les dragons, les griffons, etc. Il y en a peut-être eu avant, mais ils n’ont pas laissé de descendance.

Leur apparition est-elle liée à celle de l’écriture ? Au développement de l’urbanisation ?

À mon avis, cela remonte même bien avant ces phénomènes avec la révolution néolithique et la transformation de l’humanité en agriculteurs. Le livre d’Olivier Aurenche et de Stefan Kozlowski, La Naissance du néolithique au Proche-Orient, publié en 1999 a bien montré que ces phénomènes ont été provoqués par d’importants changements dans les représentations et les symboles.

L’apparition de nos animaux fantastiques se produit à la fin de cette période et à été le fruit, selon moi, de ces changements de paradigmes mentaux. Ils incarnent une nature, du moins une certaine nature. Ce n’est pas celle du quotidien, confortable et domestiquée. C’est une nature qui fait peur, qui apparaît à travers des phénomènes trop grands pour l’humanité et qui provoque une « terreur sacrée ».

Affiche de l'exposition "Animaux fantastiques" qui se tient actuellement au musée du Louvre-Lens
Affiche de l'exposition "Animaux fantastiques" qui se tient actuellement au musée du Louvre-Lens

De quel type de phénomènes parle-t-on dans le cadre du Proche-Orient ancien ?

De pluies diluviennes qui provoquent des crues par exemple, et qui menacent aussi des habitations qui sont construites là-bas en terre cuite, même pour les riches. Nombre de textes anciens montrent des animaux fantastiques en train de provoquer l’orage. L’eau est très importante dans la cristallisation des formes des animaux fantastiques. Le serpent géant d’où provient le dragon évoque ainsi le cours sinueux d’un fleuve qui sort de son lit et ravage tout.

Pareillement, les Mésopotamiens, qui vivent dans une région très plate, considèrent les montagnes et les grands reliefs qu’ils voient à l’Est (les Monts Zagros) comme dangereux, d’autant qu’il y a là-bas de nombreux tremblements de terre. C’est une frontière du monde. En sumérien, le même terme désigne l’entrée des enfers et la montagne.

Pourtant, de manière concomitante, ces animaux sont quelque part domestiqués dans l’imaginaire. On les retrouve sur des monuments notamment.

Oui. Les premiers textes mythologiques dont on ait la trace à la fin du IIIe millénaire incluent nombre d’épisodes mettant en scène des dieux en train de vaincre (donc quelque part, de domestiquer) ces animaux fantastiques. Cela incarne sans conteste l’espoir de l’être humain de pouvoir contrôler la nature. Cette logique va même très loin. On retrouve par exemple l’aigle léontocéphale, l’oiseau des tempêtes Imdugud/Anzû au-dessus des portes de temple. Cela indique que les constructeurs de tels édifices ont souhaité, en mettant en scène des animaux fantastiques, canaliser leur énergie pour la rendre protectrice. Désormais, par le truchement des dieux, ils servent l’humanité.

Qu’en est-il des animaux fantastiques chez les anciens Égyptiens ?

Les Égyptiens ont une manière bien à eux d’envisager les animaux fantastiques. Ils existent évidemment, mais ils incarnent moins des phénomènes naturels que des concepts. Ce sont un peu comme des jeux de mots. Si les dieux égyptiens ont des têtes d’animaux, ce n’est pas parce que ce sont des hybrides, comme nombre d’animaux fantastiques, mais parce que l’animal symbolise le pouvoir de la divinité. Par exemple, les cornes de vache de la déesse Hathor représentent la fertilité. Pareillement le dieu céleste Horus a une tête de faucon. Même chose pour le sphinx. C’est beaucoup moins un animal fantastique qu’une métaphore qui prend forme, celle du roi-gardien, fonction incarnée cette fois par le corps de lion couché surmonté d’une tête de souverain.

Les Égyptiens n’imaginent donc pas que leur pays est peuplé ou a pu être peuplé de sphinx. Ce sont d’autres civilisations – d’abord au Levant et en Anatolie, puis en Grèce – qui vont s’en emparer et le transformer en animal fantastique, en conservant toutefois souvent sa fonction de gardien. Cette adoption induit aussi de nombreux changements. Le sphinx levantin puis grec est assis (et non plus couché). On le dote d’ailes et il peut être autant féminin que masculin.

Observe-t-on des évolutions durant l’époque romaine puis médiévale ?

De très nombreuses. On assiste ainsi, avec l’affirmation du christianisme durant les derniers siècles de l’Empire romain, à une évolution majeure avec la création des bestiaires, dont le Physiologos, le premier d’entre eux selon Michel Pastoureau est sans doute rédigé en grec à Alexandrie à la fin du IIe siècle de notre ère [voir cet exemple daté de la fin du XIIIe siècle sur Gallica].

Ces récits, qui se recopient beaucoup entre eux, analysent chaque animal comme une allégorie morale. Par conséquent, les créatures fantastiques sont désormais hiérarchisées : certaines penchent plutôt dans le camp du Bien, d’autres dans celui du Mal. Ces choix restent toutefois très ambivalents. Beaucoup d’animaux fantastiques peuvent avoir des caractéristiques bénéfiques et maléfiques. Le griffon par exemple incarne à la fois la dualité du Christ et la duplicité du Diable.

Est-il vrai que les animaux fantastiques sont alors considérés comme des animaux à part entière ?

C’est vrai. Les bestiaires, après tout, traitent autant des animaux domestiques que des dragons ou des licornes. Les auteurs ont parfaitement conscience que les animaux fantastiques sortent de la norme, mais on ne croit pas que le dragon soit une créature imaginaire. On est au contraire convaincu qu’il existe, mais dans des contrées lointaines, presque hors d’atteinte, et qu’évidemment aucun ne peut être domestiqué.

La Grand’Goule de Poitiers, effigie en bois polychrome réalisée en 1677, exposée au Louvre Lens dans le cadre de l’exposition Animaux fantastiques – source : musée du Louvre-Lens/Emmanuel Watteau
La Grand’Goule de Poitiers, effigie en bois polychrome réalisée en 1677, exposée au Louvre Lens dans le cadre de l’exposition Animaux fantastiques – source : musée du Louvre-Lens/Emmanuel Watteau

Pourtant, certains le sont, mais symboliquement, à travers des processions qui les mettent en scène et qui apparaissent au Moyen Âge. Celles-ci sont tellement populaires que certaines continuent d’être pratiquées au XIXe siècle, comme le montre cette gravure de la fête de la Tarasque à Tarascon [voir image d'ouverture] publié dans Monde illustré le 8 juin 1861.

Certaines sont même encore pratiquées aujourd’hui, comme durant le Doudou de Mons en Belgique où l’on peut assister à un combat symbolique entre le dragon et saint Georges. Nous avons mis d’ailleurs une vidéo récente de ces fêtes dans l’exposition.

Mais pour revenir aux processions médiévales, il y en avait beaucoup : à Metz, à Paris, à Tarascon, etc. Ces dragons processionnels ont quelqu’un chose qui, selon moi, tient du paganisme. Même s’ils peuvent incarner le mal vaincu par un saint ou une sainte, ils restent également des créatures aquatiques – qui symbolisent des fleuves notamment. On est dans la lignée de dragons du Proche-Orient ancien avec toujours cette peur des crues, mais en même temps une fascination pour ces éléments qui amène la fertilité.

Durant les processions, l’effigie des dragons est à la fois un repoussoir et en même temps un peu ridicule, presque familier, clownesque. Celle de la Grand’Goule de Poitiers [voir ci-dessus] qui est présente dans l’exposition est à la fois effrayante et drôle. Le fait de l’appeler « sainte vermine » et que les gens lui demande également de prier pour eux renforce cette ambiguïté, tout comme le fait qu’on lui offre des gâteaux qui sont désignés comme des « casses-museaux » qu’on lui envoie dans la figure comme si on la lapidait. Avant le triomphe du rationalisme à la fin du XVIIIe siècle, l’ambiguïté n’est jamais perçue comme contradictoire chez les animaux fantastiques. Au contraire, c’est complémentaire.

Malgré tout, les Lumières semblent avoir été un temps important pour les animaux fantastiques, comme le montre cet extrait du Mercure de France de 1733 : « Ies Pégases sont chimériques, les Licornes ne le sont pas moins, et […] ces Animaux ne doivent être regardés que comme des chimères. »

En effet. On assiste à ce moment à un grand changement de paradigme, car on repousse les animaux fantastiques dans l’imaginaire. La pensée rationnelle explique qu’ils n’existent pas, que c’est de la superstition. Ce désenchantement du monde, qui ne touche d’ailleurs pas que les animaux fantastiques, fait que ceux-ci ne vont plus avoir la même utilité. Plus personne ne pense que ces créatures vont les protéger. Mais leur présence, à travers nombre d’œuvres de fictions, nous permet désormais d’adoucir ce désenchantement. Ils nous replongent dans d’autres mondes possibles et incarnent une forme de pensée magique très liée à l’enfance.

D’une manière fascinante, la science va aussi influer sur l’imagerie des animaux fantastique. Nous pensons au lien fait entre les dinosaures et les dragons, lien que l’on retrouve par exemple dans le cinéma comme le montre cet article du Petit Inventeur du 23 juin 1925.

Oui. Je dois notamment cette idée à l’article de Patrick Peccatte sur les dinosaures dans les pulps et les comics. C’est frappant parce que ce lien, a priori contre-intuitif, se fait par la peinture académique. Nombre des artistes de ce courant vont être subjugués par la redécouverte des dinosaures et vont dépeindre désormais les dragons en leur donnant les traits de ces animaux préhistoriques.

Les animaux fantastiques ont aussi largement servi de métaphore politique. Les dragons sont par exemple utilisés dans la propagande de guerre. Mais à ce propos, une des œuvres les plus fascinantes de votre exposition reste pour moi la peinture de Gustave Doré appelée « L’Enigme » (1871). Pouvez-vous nous en dire plus ?

Oui, c’est une peinture très émouvante, et ce d’autant plus qu’elle entre malheureusement en résonance avec l’actualité. C’est une métaphore de la guerre, le désastre absolu. Le sphinx lui-même, pourtant dépeint dans la mythologie comme le gardien des secrets, n’a pas de réponse à donner au spectateur face à un tel événement. Cela va même plus loin. Le sphinx, souvent décrit comme un animal monstrueux, est dépassé lui-même par l’horreur de ce à quoi il assiste. Loin de faire peur, il montre de l’empathie à l’ange qui incarne la France vaincue par la Prusse.

Cette peinture semble annoncer l’un des rôles nouveaux assignés depuis le XIXe siècle aux animaux fantastiques, celui de refuge.

Oui, complètement. Ils représentent désormais une forme de refuge nostalgique, comme l’est l’entièreté de la fantasy contemporaine. Mais ce n’est pas que cela. C’est aussi une manière de s’interroger sur les stéréotypes, notamment de genre. Cela se voit lorsque la licorne devient un symbole LGBTQI+, ou lorsque d’autres animaux fantastiques en viennent à incarner une nature qui n’est pas seulement à protéger, mais qui devrait avoir des droits égaux aux nôtres.

Pour en savoir plus :

Hélène Bouillon, Une histoire des animaux fantastiques

L’exposition « Animaux fantastiques » se tient au Louvre Lens jusqu’au 15 janvier 2024