Long Format

Un travail au féminin ? Reportages sur les « métiers de femmes »

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Dans l’entre-deux-guerres, plusieurs reporters se proposent de documenter la vie de salariées, soumises à divers degrés de pression de la part de leurs patrons. De la dactylo à la mannequin, se dessine un profil de l’existence difficile de ces travailleuses.

« Le métier de servante est difficile », consigne l’écrivain et journaliste Pierre Mac Orlan (1882-1970) en Une du quotidien de droite L’Intransigeant, le 28 septembre 1924. Surtitré « Petits films parisiens », son reportage y est entièrement consacré aux « servantes ». 

L’hebdomadaire intellectuel du Front populaire Vendredi [à lire sur Gallica], codirigé par les écrivains André Chamson et Jean Guéhenno et la journaliste Andrée Viollis, possède une rubrique « Femme ». Le 23 octobre 1936, la romancière et journaliste Jeannine Bouissounousse (1903-1978) y publie la première partie de son enquête sur « le travail à domicile ». Elle le qualifie d’« enfer ».

L’hebdomadaire illustré proche du parti communiste Regards réserve quant à lui, en décembre 1937, un reportage en deux volets sur les « concierges de Paris ». Destiné principalement aux femmes exerçant ce métier, il est écrit par Henriette Nizan (1907-1993), épouse du journaliste-écrivain Paul Nizan, lequel a usé de son entregent journalistique et militant pour la faire entrer dans certains périodiques. Le 2 décembre, elle souligne voir dans le « regard » de ces femmes concierges « une espèce d’angoisse ».

Moult reportages sociaux figurent dans les colonnes des quotidiens et hebdomadaires de l’entre-deux-guerres, quelle que soit leur ligne éditoriale, quelle que soit leur couleur politique. Parmi ceux-ci, nombre d’entre eux brossent le portrait de que nous nommerons ici les métiers de femmes.

Des métiers où elles sont corvéables à merci. L’écrivaine Henriette Valet (1900-1983 ?) se saisit elle aussi du cas des servantes, dans la page « Femme » de Vendredi, le 6 mars 1936. Intitulé « Maîtres et servantes », son reportage décrit précisément les caractéristiques sociales, physiques et morales de ces « filles » de l’ombre : 

« Ce sont des filles de la campagne, presque toutes. Des filles frustes, robustes, aux visages inexpressifs, enfantins et durcis à la fois. 

Leurs corps sont moins jeunes que leurs rires et leurs manières. Le contraste est pénible entre cette inconscience puérile et ce vieillissement prématuré. 

Celles qui ne sont pas “débarquées d’hier”, les délurées, affichent des airs effrontés. Mais comme on les sent naïves et craintives ! 

Si différentes qu’elles soient par leur allure ou par leur robe (certaines portent des vêtements ternes de pensionnaires ; d’autres arborent les soldes bariolés de la Samar), elles ont une indéfinissable ressemblance. La servitude les a façonnées. »

Belle formule. Des « filles » de l’ombre dont la domesticité est devenue l’unique identité. N’est-ce pas une similaire « servitude » dont souffrent les concierges en ne parvenant pas à s’échapper de leur condition ? Dans le deuxième volet de sa série, le 9 décembre 1937, Henriette Nizan signale :

« Depuis plus de soixante ans, sans repos ni vacances, elle garde l’immeuble. »

Les femmes sont en outre des travailleuses de l’ombre, celles dont on profite parce qu’elles ne gagnent pas assez avec leur travail quotidien. Celles qui ne peuvent survivre que grâce à l’apport de ces traitements supplémentaires. Le travail à domicile est par conséquent une aubaine pour les patrons.

Jeannine Bouissounousse rapporte par exemple le cas de femmes qui « confectionnent les cols en passementerie cinq à six sous ». 

« Il est vrai que ces dernières sont le plus souvent des gardeuses de vaches, car l’entrepreneur n’hésite pas à s’éloigner de Paris pour recruter la main-d’œuvre où elle est le moins cher. »

Car nombre de femmes voient aussi leur travail bradé, les raccommodeuses étant particulièrement sous-payées, comme le mentionne un reportage de la journaliste et écrivaine Edith Thomas (1909-1970). Attachée depuis sa création en mars 1937, au quotidien communiste Ce soir dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch, elle y livre de nombreux articles.

En septembre 1937, une série de quatre reportages « De vieilles pierres, c’est très beau… Des enfants sains, c’est mieux ! » l’amène à entrer chez les particuliers. Le 7 septembre 1937, ayant rendu visite à une femme, elle s’offusque :

« Ici, c'est 1 040 francs par an qu'elle paie pour sa chambre, la pauvre femme, ou plutôt qu'elle devrait payer et qu'elle ne paie pas parce qu'elle gagne à peine de temps en temps huit francs par jour pour quelques travaux de raccommodage. »

Mais n’ont-elles pas l’habitude de la misère ? Ainsi Pierre Mac Orlan constate-t-il la brutalité de l’existence des servantes : 

« Beaucoup parmi ces jeunes filles, pour avoir vécu à l’Assistance Publique ou dans les couvents d’orphelines, connaissaient déjà la discipline des casernes, les brimades et les mauvaises et précoces admirations qui font les faux départs dans la vie. »

Cette description ainsi que l’insistance de Mac Orlan sur le « travail compliqué », « rude » des servantes ne l’empêche pas de qualifier leur métier de « profession charmante », et de s’attarder sur les « quelques petits détails qui donnaient à leur coquetterie la marque de leur profession ». 

Toutefois ces mentions insistant sur la féminité de leur silhouette, de leur habillement, de leur apparence sont partagées par d’autres reportages sociaux, principalement ceux se préoccupant de professions où ladite apparence compte selon les codes de celle-ci alliés au conformisme de la société. Des signes extérieurs permettent par conséquent d’identifier quel travail exercent ces femmes. Pierre Mac Orlan ajoute d’ailleurs :

« Sur les ponts de Paris les petites meschines et, plus tard, les belles chambrières, formaient l’élément le plus pittoresque de la foule parisienne. »

Une profession suscite à cet égard nombre de remarques et de portraits. Le « grand hebdomadaire littéraire illustré » Marianne, fondé par Gaston Gallimard en 1932 et alors dirigé par Emmanuel Berl, consacre une série de six reportages aux « dactylos », en mai-juin 1933. Assortie de photographies créditées « Heim », cette série est écrite par un reporter renommé du quotidien conservateur Le Petit Parisien, Louis Roubaud (1884-1941).

Le 24 mai, dans son reportage inaugural, il montre combien l’apparence des dactylotypes est importante, combien elle est conditionnée par leurs employeurs :

« Les patrons d'après-guerre ont favorisé cette inflation, lorsqu'ils ont installé dans des boxes vitrés, sur des tables au vernis frais, des secrétaires-mannequins aux joues d'ocre, cheveux de lin et blouses bleu horizon. C'était la reprise des affaires. »

D’autres se préoccupent aussi de ce métier en plein essor, dont la journaliste Monique Berger dans le quotidien de la SFIO, Le Populaire, pour laquelle elle réalise des interviews et parfois des reportages. Début 1938, elle y livre un « reportage social » intitulé « Le travail des hommes ». Le 2 février 1938, le quatrième volet de sa série s’attarde sur « la vie "facile" des dactylos », et son incipit indique :

« Dactylos coquettes, dactylos joliment fardées, dactylos, la grâce et le chic des grandes villes, silhouettes charmantes de jeunes femmes fragiles. »

Mais nous sommes au Populaire, et l’incipit centré sur l’apparence de ces femmes n’est présent que pour mieux préparer la dimension de la question sociale, laquelle taraude la militante :

« Que cachent, sous des apparences enjouées, une vie que l'on croit aisément facile et simple ? »

La motivation de débusquer une autre réalité sous l’apparence est aussi guidée par l’optique d’en finir avec des clichés, ainsi qu’on le constate dans une série livrée fin 1932 dans le célèbre quotidien conservateur d’information Paris-Soir. Habituée à couvrir et à interviewer le monde des vedettes – notamment pour l’hebdomadaire de cinéma Pour vous – comme celui de la mode, la journaliste Gisèle de Biezville y publie alors une série de quinze reportages sur les « Mannequins de Paris ».

Le 3 décembre 1932, dans son quatrième reportage intitulé « La vérité et la légende », elle précise :

« Toutes les idées que je m'étais faites sur les mannequins, d'après ce que l'on m'en avait dit, étaient fausses. Ce type standard me les montrait turbulentes, aguichantes. Ne m'avait-on pas raconté que, la plupart du temps, elles venaient se présenter aux directeurs vêtues de robes voyantes, et lançant des œillades, des éclats de rire, prenant des poses provocantes ?

Ici, le directeur est un personnage lointain qui ne se mêle en aucune façon à la vie intérieure de la cabine. On ne le voit presque jamais.

Évidemment, pour lui, le mannequin est une employée quelconque, parmi tant d'autres de sa maison. L'ordre et la discipline y sont maintenus à tous les échelons du nombreux personnel.

Où donc est ce directeur, régnant, tel un pacha sur ses épouses, ce harem que je croyais trouver ?

Inexistants ? Tant mieux ! »

Le mannequin n’est donc pas une p…, et le directeur n’exerce aucun pouvoir sexué (ou sexuel) sur ses employées. En quelques paragraphes, les rumeurs sulfureuses sur ce métier sont renvoyées au rang de la mystification, côté direction (l’homme) comme côté employé (femmes).

Avec toutefois une indication à peine voilée sur la possibilité de « directeur[s] » se comportant d’une toute autre façon que ce qu’elle a pu observer dans cette entreprise-là.

Le personnage du chef, du directeur, du patron tend en effet à devenir clé dans certains de ces reportages sociaux. Lesquels possèdent alors à bien des égards une tonalité et une optique féministes remarquable, telle la série « Dactylos » de Louis Roubaud précédemment évoquée.

Ce dernier y insiste sur le despotisme du patron, par exemple le 7 juin 1933 :

« Bien qu'il fût Dieu le père et qu'on ne pût accéder à lui sans avoir passé par tous les saints du paradis, Monsieur le Directeur Général Paul Velthuysen descendait souvent dans les limbes des apprenties. »

Et il consacre ainsi nombre de colonnes à la description de l’omnipotence dudit patron, laquelle se traduit souvent par un processus d’humiliation de la dactylo, comme il le retrace bien le 21 juin :

« Encore n’y avait-il ni bureau ni tabouret, puisque Mlle Gerbillon devait s'installer dans une position inconfortable, sur une chaise rembourrée d'un Bottin, devant une commode ancienne et user ses genoux contre les ferrures des tiroirs. Elle travaillait dans le fumoir-bibliothèque où était rassemblée la fameuse collection d'ivoires chinois : une fortune !

Ses jeunes confrères devaient collaborer chez lui pour l'honneur. Il avait marchandé les mensualités de sa sténographe jusqu'à sept cent soixante-quinze francs et s'était refusé à lui fournir une table. Pour la première dictée, Germaine, après avoir cherché où poser sa machine à sténotyper, s'était installée dans un fauteuil, l'appareil sur les genoux.

– Non, Mademoiselle ! Ce sont des meubles anciens, des pièces de musée, j'y tiens beaucoup ; mes clients eux-mêmes ne s'y asseyent pas. À votre âge, on peut rester debout.

Et il lui avait indiqué l'angle de la cheminée. »

Le reporter dévoile aussi avec prégnance que l’humiliation s’approche du sadisme :

« Il dictait parfois des notes de plaidoiries directement à la machine, à une allure de record, sans aucun arrêt pendant plus d'une heure et ne s'inquiétait pas du supplice physique infligé ainsi à sa patiente.

La torture était corsée en hiver par le froid. »

Rien n’est oblitéré par Louis Roubaud. Dans le même reportage du 21 juin, il dépeint un milieu où le harcèlement sexuel a cours :

« Le type féodal, réclamant le droit du seigneur, n'est pas rare. Ni le type maniaque, comme M. Saint-Désirat, éditeur de musique qui, sous prétexte de regarder la copie en cours d'exécution, se penchait sur les nuques et les respirait. »

Où, apprend-t-il au lecteur le 7 juin, le droit de cuissage peut parfois être élevé au rang de la normalité :

« Elle a pourtant gardé le souvenir de cette insulte : un marché brutal, sans préambule, une augmentation d'appointements contre un service supplémentaire.

Il donnait ses rendez-vous dans une garçonnière, rue Godot-de-Mauroy, parfois le samedi après-midi ou le dimanche matin pendant la fermeture, mais souvent aussi en semaine, sans égard pour le scandale, sans ménagements pour la pudeur de sa victime dont l'absence était commentée et qu'accueillait le lendemain le chef de bureau avec un demi-sourire, acceptant, sans la vérifier, l'excuse qui lui était fournie, du bout des lèvres, en rougissant. »

Louis Roubaud montre alors des femmes résistant à ces assauts ; il montre, aussi, des femmes, même si marginales, qui contribuent à asseoir le pouvoir du patron, par pur carriérisme. Des familles, aussi, qui sont prêtes à prostituer leur fille pour qu’elle rapporte de l’argent au foyer familial. « Mlle Gerbillon », principale source du journaliste dans ce monde des dactylos, conte son histoire, et il se saisit de ses paroles pour clore son reportage du 24 mai :

« J'en savais assez, non seulement pour enseigner la sténo aux apprenties de la vitrine du rez-de-chaussée, mais pour les observer, les guider et les aimer comme des sœurs malheureuses promises à mon pauvre destin. »

Un destin dont Louis Roubaud va se faire le dénonciateur, prenant le parti de ces femmes qui aspirent à travailler dans la sérénité, à « monter là-haut », également, dans les couloirs de la direction où elles peuvent briller, sans que leur soit imposé de facto un droit de cuissage. Un destin que l’on a la possibilité de contrer et de faire autre, si les femmes sont solidaires entre elles et si des hommes s’associent à celles-ci pour dénoncer leur condition.

Le reportage social de Louis Roubaud dans Marianne s’est transmué en un reportage engagé aux accents féministes.

Anne Mathieu est  maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine, à Nancy. Elle dirige la revue Aden et le site internet Reportersetcie, au sujet  des reporters, éditorialistes, ou commentateurs antifascistes français et étrangers avant et pendant la Guerre d’Espagne. Elle publiera un ouvrage sur ce même sujet, fin 2020, aux éditions Syllepse.