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Une histoire des préservatifs sous la IIIe République

le par - modifié le 31/01/2024
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À compter de 1881, on voit fleurir dans les journaux des publicités vantant les mérites d’« appareils perfectionnés pour l’usage intime des deux sexes ». Derrière ces périphrases se cache une pratique en pleine expansion, l’utilisation du condom.

À partir de la fin du XIXe siècle, on voit fleurir dans la presse, et plus particulièrement dans des journaux satiriques et légers comme Le Rire ou le supplément littéraire de La Lanterne, de curieuses publicités proposant des « appareils perfectionnés pour l’usage intime des deux sexes » ou encore des « articles en caoutchouc dilaté et baudruche ». 

Derrière ces périphrases mystérieuses qui cultivent l’art de l’allusion se profile la naissance d’un véritable marché du préservatif. Les pages des journaux offrent en effet aux fabricants et vendeurs de ces produits un espace publicitaire idéal : la presse, depuis sa libéralisation en 1881, a connu un développement spectaculaire – et son lectorat potentiel, du fait des progrès de la scolarisation, est toujours plus nombreux. Les journaux parisiens sont désormais expédiés aux quatre coins de la France et mettent sous les yeux des consommateurs provinciaux les annonces des vendeurs parisiens, qui peuvent s’appuyer sur l’amélioration des transports et des services postaux pour proposer de la vente par correspondance.

La presse constitue donc un support essentiel du développement de ce marché ; elle constitue aussi une source de premier plan pour étudier l’histoire des préservatifs, car celle-ci a laissé bien peu d’archives aux historiens. 

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De la baudruche au latex : l’histoire matérielle des préservatifs

Si ce marché ne devient visible dans la presse qu’à la fin du XIXe siècle, l’histoire des préservatifs – ou condoms, comme on les appelle souvent à l’époque – est bien plus ancienne. À l’époque moderne, ces derniers sont réalisés en baudruche ou cœcum, une pellicule issue de l’intestin du bœuf ou du mouton. Une enquête à leur sujet publiée en 1877 par les docteurs Bertherand et Duchesne en détaille le long procédé de fabrication, qui consiste à racler cette pellicule puis à la faire tremper dans des bains de potasse pendant douze jours, avant de la blanchir, de la désinfecter et de la souffler. Il faut ensuite la laisser sécher, la savonner, et recommencer les bains successifs, puis la souffler une seconde fois, la mouler et la laisser sécher.

Le préservatif ne fait donc pas l’objet d’une industrie spécialisée et est plutôt lié à la boyauderie et à ses dérivés (fabrication de ballons, de cordes d’instruments de musique, etc.). Ce procès relaté par Le Journal en 1910 le montre bien : il oppose en effet un industriel fabriquant « des cordes harmoniques et… des accessoires d’ordre intime à l’usage des ennemis de la repopulation de la France » à un client qui refuse de lui payer sa commande : 

La baudruche n’étant que peu élastique, il est généralement nécessaire de resserrer le préservatif à la base par un ruban – dans cet exemple, il s’agit d’une « faveur tricolore » – pour qu’il tienne en place pendant l’acte sexuel.

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, un autre matériau vient concurrencer la baudruche : le caoutchouc. Issu d’une substance sécrétée par des plantes tropicales, il est exploité dès le début du siècle en Europe, mais ses utilisations restent à cette époque limitées du fait de sa trop grande sensibilité aux variations de température. C’est la découverte de la vulcanisation (un procédé qui permet de stabiliser le caoutchouc en l’exposant à du soufre à haute température) par l’Américain Charles Goodyear en 1844 qui donne un coup de fouet à son industrie. Élastique, hygiénique et désormais résistant, celui-ci devient un matériau de choix pour les accessoires médicaux.

On voit alors se multiplier les bandagistes et autres marchands d’articles en caoutchouc qui proposent des doigtiers, des pessaires utérins, des poires à injection, des sondes, des bandages herniaires ou encore… des préservatifs, comme le montre cette annonce parue dans Le Réveil du Nord en 1906 :

Il faut ensuite attendre la fin des années 1920 pour voir apparaître une autre innovation, qui consiste à utiliser du latex liquide déjà stabilisé. Cette nouvelle technique permet de produire des préservatifs plus fins et plus résistants, et dans les années 1930, nombre de vendeurs promeuvent ces nouveaux produits, à l’instar de la firme Laitex.

Marier plaisir et sécurité : les tentatives des fabricants pour séduire les clients

Malgré ces innovations techniques successives, l’acculturation des individus aux préservatifs ne se fait pas aisément, comme en témoigne le fameux mot d’esprit attribué tantôt à Madame de Sévigné, tantôt au docteur Ricord : « une cuirasse contre le plaisir, une toile d’araignée contre le danger ». Face aux réticences des clients, les fabricants font tout pour s’adapter aux attentes et séduire les consommateurs. 

Il s’agit d’abord de convaincre le client de la « sécurité » du produit, c’est-à-dire son étanchéité et sa résistance. À une époque où les préservatifs ne font l’objet d’aucune réglementation ni d’aucun contrôle qualité – l’État préférant fermer les yeux sur ce marché –, le consommateur n’a guère d’autre choix que de se fier aux promesses commerciales.

Pour rassurer leurs clients, certains fabricants précisent donc que leurs préservatifs sont « vérifiés » ; ils offrent une garantie d’un an sur leurs produits et vendent même des accessoires pour que les clients puissent contrôler eux-mêmes l’intégrité du produit, à l’instar du « Vérifior » proposé par la maison L. Bellard ou encore du « Rollex » proposé par la maison Sylvett.

Ces appareils servent aussi à « sécher » et « rouler » les préservatifs après lavage, puisqu’ils étaient conçus pour être réutilisables. Il n’est alors guère étonnant que les vendeurs insistent sur le caractère « indéchirable » de leurs préservatifs : outre que leur solidité permet de se prémunir efficacement du risque de grossesse ou de contamination vénérienne, elle représente aussi un avantage économique certain, puisqu’elle autorise un usage réitéré du même condom, mettant ainsi cet objet à la portée des individus les plus modestes.

Mais c’est surtout en termes de sensations que les préservatifs peinent à convaincre les clients. L’épaisseur des condoms en caoutchouc est souvent accusée de causer une diminution des sensations physiques ressenties pendant le coït. Longtemps, le moulage du crêpe de caoutchouc crée en outre une ligne de soudure inconfortable sur toute la longueur du condom. La mise au point dans les années 1880 d’un procédé consistant à tremper des formes en verre dans une solution de crêpe mêlée à du solvant permet de supprimer cette soudure, mais aussi de produire des préservatifs plus fins.

Ces caractéristiques deviennent alors de véritables arguments commerciaux, comme dans cette annonce qui vante des préservatifs « sans soudure » et « n’atténuant pas la sensibilité » :

D’autres innovations cherchent également à faire oublier le préservatif pendant l’acte : certains vendeurs, à l’instar de la maison Claverie, proposent ainsi leurs produits en différentes couleurs (blanc, mais aussi rose) pour se rapprocher au maximum de la couleur de la peau.

D’autres insistent quant à eux sur l’absence d’odeur de leurs produits, pour convaincre les clients qui seraient incommodés par l’arôme particulier qu’exhale le caoutchouc.

On développe également différentes tailles de préservatifs, et on améliore les modèles, en proposant par exemple des préservatifs avec réservoir. Dans un ouvrage de 1911 intitulé Les Philtres magiques triomphateurs de l’amour et de la femme, qui est en réalité un catalogue de la maison Guérin à Paris, il est ainsi expliqué que le « préservatif avec réservoir » « a l’avantage […] d’éviter […] les engorgements et les fatigues qu’occasionnent les préservatifs ordinaires, lesquels en fermant le méat urinaire retiennent le liquide dans le canal de l’urètre ». 

Tout est donc fait pour faire oublier la présence de cet objet, ce qui témoigne en creux des difficultés à l’intégrer au sein des pratiques sexuelles.

Les fabricants rivalisent d’innovations formelles : on trouve ainsi dans leurs catalogues des « bouts américains » (voir ci-dessus), qui ne recouvrent que l’extrémité du pénis pour optimiser les sensations masculines. 

Les vendeurs se tournent également vers les consommatrices : la plupart des annonces proposent ainsi des préservatifs « à l’usage des deux sexes ». Il peut s’agir de pessaires occlusifs – des dispositifs en caoutchouc à placer sur le col de l’utérus pour empêcher la fécondation : 

La maison Guérin propose également son préservatif féminin « l’Infaillible » : un « second vagin protecteur » qui possède également un intérêt érotique : le cul de sac de l’appareil exerce sur le pénis « une augmentation de pression des plus agréables ».

C’est d’ailleurs l’un des aspects importants de cette opération de conquête des clients : les vendeurs font tout pour que le préservatif ne soit plus un mal nécessaire, mais bien un adjuvant du plaisir sexuel. Certains modèles, bien loin de chercher à se faire oublier, visent au contraire à améliorer l’expérience sexuelle – des hommes comme des femmes. La maison Claverie propose ainsi pour 75 centimes « le Parisien dentelé », un préservatif qui possède un anneau dentelé soudé au bas du réservoir et qui « procure un plus grand plaisir à la femme ». On voit également apparaître des préservatifs texturés : l’American-Hygien vend, dans les années 1900, « le Caïman », un préservatif qui imite « la peau du crocodile » et est « velouté et strié d’après un procédé nouveau ».

Dans les années 1930, on retrouve des préservatifs similaires, appelés désormais « Crocodile » et vendus par la maison L. Bellard à Paris sous la marque « Black Cat » :

De l’outrage aux bonnes mœurs à la propagande néo-malthusienne : les préservatifs face à la répression

La multiplication de ces publicités ne passe pas inaperçue. A la fin du XIXe siècle essaiment en effet des ligues de moralité qui, à l’instar de la Société de protestation contre la licence des rues, dénoncent les effets délétères de ces annonces sur la moralité publique. Il faut dire que les pages des journaux satiriques ou grivois qui accueillent les encarts des fabricants de préservatifs sont également saturées de réclames pour des ouvrages et des photographies érotiques et d’annonces pour des maisons de rendez-vous.

Le commerce des préservatifs s’est en effet développé d’abord pour des raisons prophylactiques, et donc en lien étroit avec la prostitution, que les observateurs sociaux considéraient comme le principal vecteur des maladies vénériennes. Il n’est donc guère étonnant de retrouver certains vendeurs historiques de préservatifs près des quartiers qui concentrent la prostitution à Paris : la maison Millan Aîné, fondée en 1780 et qui propose des « préservatifs antiseptiques », est située au 22 rue de Beaujolais et précise dans ses annonces « au Palais-Royal », soit le haut lieu de la prostitution à l’époque révolutionnaire.

Mais loin d’être considéré comme un dispositif médical légitime dans la lutte contre le péril vénérien, le condom a mauvaise presse : il est accusé d’encourager la débauche en permettant à ses utilisateurs de multiplier les rapports sexuels sans risquer la contamination. Le propriétaire de la maison Chastan, fondée en 1876 à Paris, est ainsi condamné pour outrage aux bonnes mœurs en 1892 après avoir fait distribuer sur la voie publique des prospectus vantant ses instruments :

« Attendu que le prospectus distribué au public offre des préservatifs contre certaines maladies “sans porter atteinte au plaisir où nous convie la nature” ; 

Que des dessins intitulés “préservatifs pour dames”, garantis un an, et “bouts américains”, servent à l’intelligence du texte ; 

Que les préservatifs sont aussi offerts, sous “boîtes d’allumettes, poses académiques”, “crottes de chocolat”, “pièces de cinq francs”, etc., etc., avec cette mention : “Ces articles peuvent servir à se distraire en société”.

Qu’en admettant même le but commercial que se proposait Chastang, l’obscénité résultant de ces dessins et de ses énonciations est suffisamment claire ; 

Que les enveloppes ouvertes dans lesquelles étaient insérés les prospectus ne pouvaient que solliciter la curiosité des passants ;

Attendu qu’il n’est pas dénié que la distribution ait été faite sur la voie publique ; 

Par ces motifs, 

Condamne Chastang à vingt-cinq francs d’amende et Fontaine à seize francs d’amende. » 

C’est donc pour échapper à la répression que les fabricants redoublent de prudence dans leurs annonces, en ayant recours à des périphrases allusives – articles intimes, appareils en caoutchouc, etc. 

Cet impératif de discrétion explique aussi que de nombreux vendeurs proposent leurs condoms dans des conditionnements fantaisie, qui permettent de les faire passer inaperçus : boîtes de cigarettes, pralines ou amandes, portefeuille, carnet de bal, enveloppes ou encore carnets de tickets de métro, comme le rapporte cette brève de 1925.

Mais à l’aube du XXe siècle, la répression se transforme. Il s’agit désormais moins de lutter contre l’obscénité que contre le développement du néo-malthusianisme. Dans un contexte où la baisse de la natalité française obsède l’opinion publique, ce courant qui prône le contrôle des naissances par le recours à des méthodes anticonceptionnelles est perçu par les autorités comme une menace pour le corps social.

Dans la presse, on voit en effet apparaître des publicités qui insistent sur la fonction anticonceptionnelle des préservatifs et qui les destinent aux couples mariés. La maison Bador, qui vend aussi des ouvrages de vulgarisation médico-sexuelle à l’usage des couples, propose ainsi à la vente un préservatif nommé « le protecteur de Malthus » ; l’entreprise Parisian Hygiène nomme ses préservatifs féminins « Wife ».

Les affaires judiciaires visant les partisans du néo-malthusianisme, et avec eux les fabricants de produits anticonceptionnels, se multiplient alors dans les années 1900 et 1910. Mme Souvraz, dite Louise Silvette, principale fournisseuse de Génération Consciente et d’autres groupes néo-malthusiens, est poursuivie pour outrage aux bonnes mœurs en 1913 ; en 1918, elle fait encore l’objet d’une perquisition de police sur mandat d’un juge d’instruction.

Cette répression des procédés anticonceptionnels culmine avec la loi du 31 juillet 1920, qui interdit la promotion et la vente et des appareils et remèdes anticonceptionnels.  Le préservatif masculin échappe toutefois à cette interdiction du fait de son usage prophylactique, mais sa vente est désormais réglementée. 

La loi entérine donc la diffusion croissante du préservatif, encouragée pendant la Première Guerre mondiale par les contacts avec les soldats britanniques qui en étaient équipés. En interdisant les contraceptifs féminins (préservatifs féminins, pessaires, éponges et ovules spermicides), elle favorise même son monopole, et entrave durablement la maîtrise par les femmes de leur fécondité. 

Pauline Mortas est doctorante en histoire au Centre d'histoire du XIXe siècle de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste d'histoire des sexualités aux XIXe et XXe siècles, elle est l'auteure du livre Une rose épineuseparu aux Presses Universitaires de Rennes en 2017.