Long Format

Les Osages, l'envers meurtrier d'un miracle pétrolier

le par - modifié le 05/01/2024
le par - modifié le 05/01/2024

Enrichis par la découverte de gisements sur leurs terres puis victimes d'une conspiration reconstituée récemment à l'écran par Martin Scorsese, ces Indiens de l'Oklahoma ont suscité la curiosité de la presse française dans la première moitié du XXe siècle.

« Les Osages sont les meilleures, les plus magnifiques créatures au monde », lâche le riche propriétaire blanc William King Hale (Robert De Niro) dans Killers of the Flower Moon, le vingt-sixième long-métrage de Martin Scorsese, sorti en salles le 18 octobre 2023. Adapté du best-seller du même titre du journaliste David Grann (traduit en français sous le titre La Note américaine), le livre raconte la série de meurtres qui s'est abattue, au début des années 1920, sur les indiens osages, devenus richissimes grâce à la découverte de gisements de pétrole sur les terres de l'Oklahoma sur lesquelles ils avaient été chassés par le gouvernement depuis le Kansas.

Cette prospérité, et sa face noire, ont suscité en plusieurs occasions la curiosité de journaux français pour qui, jusqu'ici, les indiens Osage représentaient surtout le souvenir d'une petite délégation venue, en 1827, rencontrer le roi Charles X. Dès la première décennie du XXe siècle, une fabuleuse rumeur parcourt les colonnes de la presse hexagonale : le peuple le plus riche du monde ne se trouve pas dans les beaux quartiers de Paris, de Londres ou de Rome mais dans les plaines de l'Oklahoma. Travaux universitaires américains à l'appui, L'information financière, économique et politique qualifie ainsi en 1906 les Osages de « plus riche communauté du monde » grâce aux intérêts que leur sert le gouvernement sur la reprise de leur territoire, au produit de leurs fermes et à leurs droits sur des gisements de charbon et, surtout, de pétrole : 

« Ces Indiens sont une sorte d’aristocratie.

Il est à remarquer d’ailleurs que les compétitions entre les écoles de Blancs et d’indiens brisent chaque jour la barrière qui sépare ces deux races, qui partagent cependant également l’antipathie contre le noir. »

Régulièrement, la presse mentionne avec curiosité cette fortune nourrie des royalties de l'or noir. Une rente qui permet à certaines familles de toucher chaque année l'équivalent de plus de 200 000 francs de l'époque, soit des revenus qui les mettent alors au niveau des 0,5 % de Français les plus aisés. Et qui nourrit parfois des comportements de nouveaux riches, tel cet Osage qui s'achète douze pianos à queue pour sa maison, un par pièce !

Le destin des Osages sert aussi régulièrement de point de comparaison pour le sort plus général des Indiens. Si de fortes inégalités existent entre les différentes tribus, leur sort global est souvent meilleur qu'on ne le croit, souligne en 1920 L'Ouest-Éclair : 

« Il n'est pas exact de dire que les Indiens d'Amérique sont une race pauvre et qui disparaît. Leur nombre s'accroît au contraire, ainsi que le degré de leur civilisation. [...]

La tribu des Osages, par exemple, a reçu, au cours de l'année dernière, 19 millions de dollars pour des baux concernant les champs pétrolifères, sans compter une part de 16 ⅔ % sur la valeur des pétroles et gaz produits par ces exploitations.

Par contre, une tribu d'Indiens de Californie, comprenant 1 500 personnes, n'a reçu dans le même temps que 48 000 dollars. »

Loin de constituer un symbole, regardé avec curiosité ou horreur, de sauvagerie, ces Indiens osages deviennent au contraire un symbole de l'intégration des « natives » à la civilisation occidentale. En 1923, le grand reporter Ferri-Pisani, parti enquêter sur Hollywood, livre au Le Matin le récit du tournage d'un western dans le Colorado. Des Indiens apaches ont été recrutés comme figurants et arrivent « vêtus de complets en velours, chaussés de bottes, coiffés de feutres », du genre à passer « inaperçus au milieu des maquignons d'une foire du Limousin ». Le costumier avait prévenu l'équipe du film :

« Vous savez, mes enfants, j'ai emporté des plumes, des pots de couleur, des mocassins et des grelots pour déguiser une figuration apache qui se présentera sans doute en casquettes à carreaux et en faux cols. Il n'y a plus de sauvages dans les Etats-Unis.

Les Sioux du Missouri, transformés en fermiers scientifiques, pratiquent tous les secrets de la culture intensive ; les derniers Séminoles de Floride se sont engagés comme maîtres d'hôtel dans les palaces de Palm-Beach. Quant aux Osages, après découverte du pétrole dans leur réserve de l'Oklahoma, ils se sont mués en autant de millionnaires ; sur l'emplacement de leur ancien wigwam, ils ont bâti Osage-City, la ville la plus progressiste de l'Amérique du Nord ; ils pilotent eux-mêmes leurs 40 hp et font élever leurs enfants par des nurses anglaises.

En fait d'exotisme, les Peaux-Rouges ne vous préparent que des désillusions ! »

Quelques rares articles apportent un bémol à l'évocation de cette richesse. « On pense bien que tous les Osages ne font pas, de ces rentes qui leur tombent du ciel, ou plus exactement qui montent vers eux de la terre, un emploi aussi raisonnable qu'il conviendrait, s'amuse ainsi, en 1924, Le Journal des débats politiques et littéraires.

« Ils ont conçu une grande passion pour les automobiles. Et ce goût frénétique, mêlé à celui du whisky clandestin, en fait des touristes dangereux. Il leur reste des progrès à accomplir pour marcher aussi droit qu'il conviendrait devant le Grand Manitou sur les routes du Colorado et pour ne pas mettre en péril la vie des gens qu'ils rencontrent. »

Des bémols qui prennent parfois un ton plus moralisateur, teinté d'antiaméricanisme, comme, deux ans plus tôt, dans le quotidien catholique La Croix :

« Se partageront-ils également la félicité ? C'est peu probable !

Il n’y aura pas que des Osages… sages. N'ayant pas la ressource d'éblouir leurs compatriotes logés à la même enseigne, on verra les moins tempérants des Osages chercher hors de chez eux les émotions de la fortune.

Ce n'est pas en vain que les Américains les ont initiés aux tristes avantages de leur civilisation. »

En 1926, la face noire du miracle osage apparaît en pleine lumière : « Par le revolver et le poison, une tribu de Peaux-Rouges exterminée par des Blancs qui convoitaient des terrains pétrolifères », titre L'Intransigeant.

Au début du mois de janvier, la justice fédérale inculpe William King Hale et John Ramsey, un autre notable de l'Oklahoma, du meurtre d'un riche indien osage. Le premier résultat d'une enquête menée par le jeune Bureau of Investigation, futur FBI, sur une série de plusieurs dizaines de morts suspectes ayant agité la communauté. Mollie Kyle, une Indienne osage mariée à Ernest Burkhart, un neveu de Hale (deux personnages respectivement incarnés par Lily Gladstone et Leonardo DiCaprio devant la caméra de Scorsese), a ainsi vu sa mère, trois de ses sœurs et l'un de ses beaux-frères mourir d'empoisonnement ou dans un attentat à la dynamite avant de tomber elle-même gravement malade.

Ernest Burkhart finira par confesser l'existence d'une conspiration qui avait pour but, par l'héritage, de transférer la richesse osage dans les mains des Blancs. Le complot des « loups blancs », selon l'expression de L'Homme libre, fait son arrivée à la Une de la presse française :

« Triste histoire, en vérité, que celle de cette extermination des derniers Peaux-Rouges qui occupe en ce moment même le tribunal d'Oklahoma, aux États-Unis. Des Blancs, par lucre, ont assassiné les rouges, froidement, tenacement. Et cela dure depuis 1922.

Et ce n'est qu'aujourd'hui qu'on s'avise d'y mettre un terme. [...] Ainsi meurent les races : par la férocité des autres. Mais les plus sauvages ne sont pas toujours celles qu'on croit. »

À une époque, le sort des Osages servait à nuancer celui des Indiens ; désormais, il renvoie un miroir monstrueux à l'Amérique, celui de sa violence fondatrice. Le chroniqueur de La Dépêche et futur député radical François de Tessan, lui-même passé par les États-Unis durant sa carrière de journaliste, s'indigne de cette affaire, à l'heure où l'Amérique critique la répression par la France de la révolte des Druzes en Syrie :

« Comment, aujourd'hui, ne point dire à ces docteurs en puritanisme de regarder un peu ce qui se passe chez eux et ne pas leur conseiller de lire la fable de Fontaine sur la paille et la poutre ?

Avant de donner des leçons aux autres nations – surtout en ce qui touche l'administration indigène –, que les dirigeants des Etats-Unis s'occupent donc avec plus de soin du sort des Peaux-Rouges ! Périodiquement éclate un énorme scandale qui prouve à quel point les malheureux Indiens sont – dans leur patrie d'origine – brimés, maltraités, dépouillés de leurs biens par les hommes Blancs.

S'il y a des pages “coloniales” qui resteront douloureusement célèbres, ce sont bien celles qui ont été écrites par les conquérants américains lorsqu'ils se sont livrés à la série de leurs sanglants exploits contre les Peaux-Rouges. »

Dans les dernières années de l'avant-Seconde Guerre mondiale, les Osages continuent de susciter la curiosité. En 1939, l'académicien André Maurois parcourt pour Gringoire la route qui mène vers Pawhuska, la capitale de la nation osage, et livre une description imagée des champs de pétrole : 

« Nous traversons une région pétrolifère, paysage mécanique et désolé. Dans chaque prairie, un puits de pétrole surmonté d'une charpente en bois ressemble à une mante religieuse. Cette armée d'insectes géants dévore les entrailles de la terre.

Çà et là, des derricks métalliques plus élevés et des usines de gaz naturel. L'herbe est jaune et brûlée. »

Un an plus tôt, l'écrivain André Demaison avait lui publié dans Paris-Soir une série de grands reportages sur l'Amérique méconnue qui se terminait par deux reportages chez les Osages. À Pawhuska, il rencontre une jeune Indienne montée à bord d'une splendide Packard, en qui il voit le symbole d'une jeunesse qui « pense peu au passé ». C'est finalement un magnat du pétrole, Harris F. Philips, qui lui raconte l'histoire des Indiens osages devant un verre de bourbon : l'expropriation, l'arrivée sur les nouvelles terres, la découverte du pétrole, la richesse. Le journaliste mentionne bien l'alcoolisme ou l'incompétence financière qui affligent certains de ces nouveaux riches mais ne fait aucune allusion explicite à l'affaire Hale. Dans cette rencontre entre les Osages et les Blancs, il voit bien l'histoire d'une disparition, mais naturelle :

« Voilà donc une autre race indienne qui se prépare, qui monte, qui aura oublié, bien avant deux générations accomplies, le goût de la liberté, le dédain du travail, le sens de l'honneur sanglant qui marquèrent les Indiens d'autrefois, et jusqu'à la grande passion que subirent ses ancêtres, d'abord simplement étonnés de la venue sur leurs terres des hommes dont la face était pâle et qui attelaient leurs chevaux à une charrue… »

Quand ces récits sont publiés, cela fait plus d'une décennie que William King Hale, condamné à perpétuité après une série de procès, croupit en prison, alors qu'Ernest Burkhart en a été libéré dès 1937. Il en sortira sur parole en 1947. Quelques mois plus tard, V Magazine, un hebdomadaire d'actualité créé à la Libération, s'en fait l'écho. Son article, intitulé « 12 meurtres pour le pétrole des Osages et… l'assassin n'était jamais là », dresse le portrait, au sens strict, du cerveau de ces crimes en série : 

« Les portes du pénitencier fédéral de Leavenworth se sont entrouvertes pour laisser passer un vieil homme de 72 ans. Douze meurtres l’avaient envoyé là. Bien qu’il n’en eut commis aucun et qu’il ait été, chaque fois, très loin du lieu du crime.

Il était même à l’hôpital pour les quatre derniers ! »

Pour en savoir plus :

La Note américaine, David Grann, traduit de l'anglais par Cyril Gay, Globe, 2018, réédité en poche par Pocket, 2019