Fils de forgeron, Auguste Escoffier se voyait quant à lui plutôt destiné à une carrière artistique... Mais c’est finalement la cuisine qui le fera entrer dans l’histoire. Né à Villeneuve-Loubet (Alpes-Maritimes) en 1846, il est encore enfant lorsqu’il y est initié par sa grand-mère. A 13 ans, il est envoyé à Nice pour travailler dans le restaurant de son oncle : il ne quittera jamais la profession.
Travaillant dans divers établissements de la Riviera, il invente à 18 ans la poire Belle-Hélène, en hommage à l’opéra d’Offenbach La Belle Hélène. Les clients en raffolent. Fort de ce premier succès, il monte à Paris et est embauché comme commis au Petit Moulin Rouge, dans le quartier des Champs-Élysées. Il gravit rapidement les échelons.
En 1870, lorsque la guerre contre la Prusse éclate, le jeune homme est mobilisé comme chef de cuisine au quartier général de l’armée du Rhin. Il y apprend la discipline et l’organisation efficace du travail culinaire. Après la guerre, cette expérience lui sera utile : devenu chef des cuisines du Petit Moulin Rouge, il réorganise entièrement le lieu, imposant des tâches rationalisées, l’interdiction de hurler en cuisine, une hygiène impeccable.
Revenu dans le sud de la France, il ouvre son restaurant à Cannes (« Le Faisan Doré »), fonde la revue L’Art culinaire, puis rencontre l’entrepreneur suisse César Ritz. Ce dernier l’engage pour ses établissements à Monaco et en Suisse : en plein essor du chemin de fer et du tourisme de luxe, ces palaces voient affluer une clientèle aisée.
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En 1890, Ritz confie à son associé le poste de chef de cuisine au Savoy, le plus grand hôtel de Londres, dont il vient d’être nommé directeur. C’est un tournant dans la carrière d’Auguste Escoffier, qui doit gérer chaque soir près de 500 couverts et 80 cuisiniers d’élite. Il met en place un système de « brigades », à l’organisation toute militaire. La presse française commence alors à parler de lui et faire d’Escoffier une star – à une époque où le métier de cuisinier était déconsidéré.
En avril 1892, Arthur Heulard, le correspondant du Figaro à Londres, s’enthousiasme ainsi pour le Français :
« Escoffier est un savant. Alors qu'un psychologue ne peut qu'étudier un ‘état d'âme’, Escoffier, lui, peut remédier à un ‘état d'estomac’ ! [...]
Il étonne, en ce moment, par des choses inouïes : les filets de truite (ô Schubert !) à la catalane, la selle de présalé à la Nelson, le caneton de Rouen à la cuiller et les poulardes de la Bresse à la princesse May [...].
Et après ? dira quelque symboliste... Après ? Il y a des gens qui viennent de Dublin exprès pour tâter de cette poularde à la princesse May ! »
Les recettes mises au point pour le Savoy deviennent fameuses : les crêpes Suzette (en hommage à l’actrice française Suzanne Reichenberg), la pêche Melba (inventée par Escoffier en l’honneur de la cantatrice australienne Nellie Melba), le homard aux feux éternels, les suprêmes de volaille Jeannette, les filets de sole Coquelin... Le même correspondant du Figaro renchérit en 1895 :
« Grâce à lui il n'y a pas que la musique de danse, il y a aussi la cuisine de danse.
Si Escoffier eût vécu au temps de Molière, nous verrions certainement M. Jourdain prendre une leçon de son ‘queux à danser’. Les Cailles pochées Favorite seraient classiques, les Suprêmes de volaille Jeannette feraient partie des programmes universitaires, on questionnerait sur les Suprêmes d'écrevisses Yvette, et il y aurait des candidats recalés pour n'avoir pas pu répondre sur les Fraises, et les Pèches au Clicquot rosé. »
Les célébrités anglaises (dont le prince de Galles) se pressent au Savoy, assurant la renommée de son chef cuisinier. En cette époque de grande rivalité franco-britannique, la presse française s’enorgueillit d’ailleurs régulièrement de la célébrité d’Escoffier outre-Manche.
En témoigne par exemple cet article de Philéas Gilbert dans La République Française. Le chroniqueur y évoque la consommation de grenouilles, habitude typiquement française que le chef cuisinier aurait réussi à exporter au cœur de la perfide Albion :
« Nymphes de Bourgogne à l’aurore. C’est sous cette poétique et suggestive dénomination qu’Escoffier, ce maître incontesté de la cuisine moderne, offre le batracien pour lequel, si longtemps, les Anglais professèrent une sainte horreur, mais l’esculence et la suprême attirance de ce mets, né des méditations d’un praticien hors ligne, a définitivement vaincu leurs répugnances.
Et voilà que par un juste retour des choses, nous pouvons renvoyer à nos voisins d’outre-Manche l’appellation de ‘mangeurs de grenouilles’ qui, pour eux, constituait jadis, à notre endroit, la plus grande injure. »
En 1898, Auguste Escoffier installe et prend la tête des cuisines de l’Hôtel Ritz place Vendôme, à Paris, un établissement de luxe nouvellement créé par son associé. L’année suivante, de retour à Londres, il installe les cuisines du Carlton.
Là aussi, il révolutionne leur organisation, installant un fourneau en long, créant une table d’envoi avec des chauffe-plats, imaginant un uniforme pour ses employés... A la tête d’une brigade de soixante cuisiniers, il restera à ce poste jusqu’en 1920. Gil Blas note en octobre 1909 :
« Il est plus difficile de réussir une bonne soupe qu'un sonnet parnassien ou un tableau pointilliste. Aussi M. Escoffier, qui sait toutes les finesses de l'art qui coûta la vie au grand Vatel, mérite-t-il le surnom de Napoléon de la gastronomie – qu'il s'est d'ailleurs décerné lui-même. »
Escoffier imagine des recettes reproductibles dans chacun des palaces dont il a la charge. On le retrouve aussi à l’installation des cuisines de paquebots de luxe qui assurent la liaison transatlantique. Aux États-Unis, il exporte l’excellence de la cuisine française.
La Première Guerre mondiale lui enlève l’un de ses fils. Mais Escoffier continue de diriger ses restaurants. En 1928, suprême couronnement : le chef de 82 ans devient officier de la Légion d’honneur. C’est la première fois qu’un cuisinier obtient ce titre. L’Echo de Paris raconte le 26 juin les célébrations qui s’en sont ensuivies :
« Trois ou quatre cents maîtres-queux parisiens ont fêté hier l'’as’ incontesté de leur art, le glorieux successeur des Vatel et des Carême, celui qui, suivant un mot fameux, est le roi des cuisiniers et le cuisinier des rois ; j'ai nommé Auguste Escoffier, qui ‘inventa’ la pêche Melba, la poularde Poincaré, la dodine de canard au chambertin ; le poulet Franc-Nohain et que le gouvernement a récemment nommé chevalier de la Légion d'honneur, pour donner une consécration officielle, dans son pays, à cet homme illustre dans le monde entier.
Que l'on ne s'y trompe pas : Escoffier, avec ses sauces incomparables, a plus fait pour le rayonnement de l'influence française à l'étranger que bien des diplomates et bien des écrivains avec des discours ou des livres. »
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En 1934, Comoedia rend également hommage à un autre talent d’Escoffier : celui d’auteur. Le chef a en effet publié au cours de sa vie plusieurs ouvrages sur son art, menant une gigantesque entreprise de codification de la cuisine française :
« M. Escoffier n'a pas travaillé que pour les puissants et les riches de ce monde : par ses ouvrages sur la cuisine, ses menus, ses recettes, dont certains ont dépassé le 100 mille, il a voulu faire profiter de son art le grand public.
Il vient encore de publier, sous ce titre si simple, mais qui dit tout : Ma Cuisine, un volume énorme de recettes culinaires à la portée de tous, une ‘Somme’ qui est à la cuisine ce que la ‘Somme’ de saint Thomas est à la théologie. »
Auguste Escoffier meurt le 12 février 1935 à Monte-Carlo. Il avait 88 ans. Toute la presse nationale lui rend hommage. Dans Le Journal, c’est Francis Carton, le président de la société des cuisiniers de Paris, qui prend la plume pour dire au revoir à son mentor :
« Oui, c'est une perte énorme. Auguste Escoffier, c'était le chef de la cuisine contemporaine. Et comme il était bon ! Comme il était désintéressé !
Il avait débuté à Monte-Carlo. C'était là la grande école où se formaient les chefs appelés à diriger les cuisines des cours européennes. Puis, il fut au Moulin-Rouge et enfin, à Londres, au Savoy et au Carlton.
C'est en Angleterre qu'il fonda cette génération de chefs que l'on trouve dans le monde entier. Songez qu'avant-guerre, il n'était aucune inauguration d'un palace d'outre-Atlantique, sans qu'Escoffier fût présent ! Et son premier soin était d'imposer du personnel français et des produits français. Ainsi, il était un agent commercial de premier ordre.
Escoffier, mon chef, notre chef à tous, nous lègue un grand exemple. Il meurt sans fortune, ayant toujours fait passer l'intérêt de tous avant le sien. »
Prolongeant l’œuvre de son célèbre aîné Antonin Carême, Escoffier aura plus que tout autre fait rayonner la gastronomie française à l’étranger. Parfois qualifié de « Bible des cuisiniers », son Guide culinaire, paru en 1903, est aujourd’hui encore considéré comme une référence absolue.
Pour en savoir plus
Michel Gall, Le Maître des saveurs, La vie d'Auguste Escoffier, De Fallois, Paris, 2000
Jean-Marc Boucher, Auguste Escoffier, Préceptes et transmission de la cuisine de 1880 à nos jours, L'Harmattan, 2014
Antoine de Baecque, La France gastronome : comment le restaurant est entré dans notre histoire, Payot, 2019
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.