C’est une curieuse figure qui se présente le 10 septembre 1874 aux bureaux de la rédaction du Gaulois, accompagnée de Léon Sari, le directeur des Folies-Bergère. Peu importe son nom, créativement orthographié « Giorgios-Constantinos Dragoman » par le titre conservateur, « Yolos Constantinos » par Le Figaro ; c’est le corps de ce « tatoué de Birmah » qui fascine. Et pour cause : constellée d’encres bleu-vert et rouge, son apparence fabuleuse raconte une histoire de mœurs étranges et de rivages lointains.
Habile, le directeur de l’établissement de la rue Richer prépare la réouverture de son music-hall. Par l’entremise de titres de presse populaires, voilà le tout-Paris invité à découvrir cet improbable phénomène. L’idée est simple : le lecteur doit vouloir compléter par la contemplation directe les descriptions physiques d’un corps orné comme un « cachemire de l’Inde », de la tête aux pieds, de « 388 images fantaisistes ».
L’invitation est donnée pour le 16 septembre suivant ; juste assez pour le bouche à oreille, bientôt secondé d’affiches spectaculaires.
Mystérieuses tribulations de l’homme tatoué
La France n’a pas la primeur de l’homme tatoué, pourtant ; les rédactions sélectionnées pour cette tournée préparatoire non plus. Au début de l’année, la Revue politique et littéraire mentionnait déjà l’existence de cet individu dans un compte-rendu tardif de la présentation de photographies de son épiderme à l’Institut anthropologique de Grande-Bretagne et d’Irlande en juin 1872.
Celui que l’on connaîtra plus tard sous le surnom du « Capitaine Costentenus » est familier de l’Europe ; on a pu l’apercevoir dans les cercles scientifiques et médicaux à Vienne dès 1871, puis, entre autres, à Munich et à Leipzig. Les plumes savantes tentent de rationaliser le passé de cet homme d’une quarantaine d’années, apparemment célibataire et sans famille. Si les informations relayées par les journaux britanniques peinent à se superposer exactement, elles composent au moins à partir du même fond : peut-être est-il un pirate tombé entre les mains de quelque « peuple asiatique » ; peut-être est-il un Albanais anciennement occupé à l’exploitation des mines d’or dans la « Tartarie chinoise » et fait prisonnier à la suite d’une rébellion ; peut-être est-il un « Souliote » qui a pris part à « l’expédition française en Cochinchine » avant de s’aventurer en Birmanie pour y chercher de l’or et d’y être capturé sous ordre du gouvernement d’Ava.
Dans la plupart des versions, son tatouage est le fruit d’un « supplice » qui aurait coûté la mort à l’un de ses compagnons ; il se serait échappé par miracle, au terme d’un périple comprenant notamment Hong Kong et le canal de Suez. Pour les médecins qui l’ont observé, les panthères, crocodiles, léopards, serpents, fleurs et mille autre motifs qui parsèment sa peau sont bien tatoués d’une encre « d’origine végétale, tandis que les substances dont se servent nos soldats et nos marins pour leurs tatouages sont généralement d’origine minérale ». Quant aux tatouages, ils paraissent bien birmans, en motifs, en méthode et en couleurs. Dans cette profusion de versions, pour le lectorat français du Gaulois, il est finalement un Grec tatoué par les « Tatars de Birmah ».
Entre curiosité anthropologique et phénomène spectaculaire, les récits alambiqués qui entourent ce personnage n’ont pas attendu Léon Sari pour intriguer. L’évocation du passage du Tatoué à Londres est assortie des conclusions de l’Institut anthropologique ; contes fantastiques et improbables, évocation de tortures au tatouage, énumération fabuleuse des animaux qui courent sur sa peau font partie du cadre de compréhension de son apparence. Les imprimés préparent donc son succès, dans une fin de XIXᵉ siècle où triomphe le journal.
Quand rouvrent les Folies-Bergère et que le Tatoué paraît enfin en personne devant le grand public, il n’est plus vraiment fait mention de son histoire : elle est déjà connue et reconnue depuis la semaine précédente. L’heure est au constat de la vérité de son corps.
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Donner à voir l’altérité
Dans les sept numéros au programme de la réouverture, « Le Tatoué » est avant-dernier et prend place entre « les Tziganes hongrois » et la pantomime Madame Benoiton restera chez elle. Dans Le Petit Journal, Charles d’Arcours souligne à la fois le caractère « éblouissant » de la salle remise à neuf avec son « nouvel éclairage » ; ironise sur un « promenoir » déjà célèbre où, même s’il a été élargi, « la foule était telle que l’on n’y circulait pas beaucoup mieux qu’autrefois ». Mais surtout, dans un spectacle dit « excellent », « l’Homme-tatoué » est le « grand effet de la soirée ».
L’exhibition en elle-même est pourtant simple, voire simpliste. Le Figaro en donne un compte-rendu précis :
Une révélation et une promenade, le tout pour la somme de deux francs. Le Tatoué se donne à voir, tourne sur lui-même, lève les bras, prend des poses ; il rappelle les spectacles de « poses plastiques », mais les pousse jusqu’à la déambulation. C’est un corps presque nu que l’on découvre dans la salle et dans les affiches qui accompagnent cette exhibition, pour la grande « joie des spectateurs – et surtout des spectatrices ! », ajoute non sans malice un Journal de Seine et Marne.
Spectacle érotique donc, digne des Folies-Bergère ; spectacle aussi et surtout de l’altérité. La peau de cet étranger, tatouée dans un pays lointain par l’œuvre de mœurs étrangères, est une zone de contact avec le lointain. Deux huissiers garantissent, plutôt que son authenticité, la mise en scène de cette dernière. Constantinos, polyglotte, parfois surnommé « Dragoman » dans une évidente proximité avec le terme « Drogman », est un passeur et un ambassadeur : jusqu’au XXᵉ siècle, ce terme désignait des interprètes aidant au contact entre Européens et fonctionnaires ottomans. Et ce de façon d’autant plus spectaculaire que le récit des aventures de l’homme ne sont pas mentionnés dans le déroulé du spectacle : le corps se suffit à lui-même, éventuellement secondé du souvenir des articles « préparatoires » dus à la tournée dans les rédactions des journaux.
Homme aux origines incertaines, marqué comme autre, il donne lieu dans Le Petit Journal à un article où ce tatoué est à la fois « un sauvage de l’Amérique du Sud », « un indigène de l’Inde orientale » et « en tout cas un retardataire de la civilisation » : quelqu’un dont les mœurs sont étrangères.
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Le tatouage en débat
La venue du Tatoué aurait pu n’être qu’une curiosité ; elle n’est, en tout cas, pas une première. La pratique du tatouage est alors connue et identifiée, comme l’idée de l’exhibition d’êtres vivants aux corps exceptionnels. Le Soir rappelle par la plume de Jean Valter que « Paris a toujours été la ville des phénomènes », qu’on y a trouvé « gens difformes ou tatoués », des « nains ou des géants » ; le Tatoué fait un spectacle « maigre cependant pour ceux qui se souviennent de la bande des Indiens Ioways [sic] qui vinrent à Paris en 1845 ».
Derrière cette critique pointe l’idée d’une infériorité d’un Constentinos, dont l’histoire est si incertaine qu’il serait peut-être manufacturé, inauthentique dans son « ensauvagement »… En tout cas, il reprend les principales caractéristiques des narrations qui entourent les Européens naufragés en des contrées lointaines, qui furent forcés d’adopter les mœurs des locaux. En Constentinos se retrouvent le souvenir des « coureurs de bois » de la colonisation nord-américaine, ou encore de Joseph Kabris, ce matelot bordelais échoué aux îles Marquises en 1795 qui exhiba ses tatouages de Saint-Pétersbourg à Valenciennes.
Mais la narration et la mise en scène, maîtrisées, neutralisent l’incertitude. Par exemple, elle ne gâche rien au savoureux contraste qui se joue dans la rencontre entre « l’homme tatoué » et le grand-duc Constantin au mois d’octobre ; quoique la similitude entre « Constantin » et « Constantinos » ne soit pas relevée par Le Constitutionnel, tant c’est la seule qualité de tatoué qui sert à définir le phénomène.
Car le corps du capitaine est dans tous les esprits. Sa peau exhibée dans les troubles Folies-Bergère fait fleurir les références aux « bonnes mœurs » que tente de sauvegarder le « père la pudeur » René Bérenger dans une lutte sans fin contre la licence des rues et des spectacles. Vraisemblablement, l’ironie de la faille légale qui permet à Constantinos de se produire amuse. C’est notamment le cas pour le journal L’Eclipse, qui imagine le tatoué, aux motifs pour l’occasion très trivialisés, présenter quotidiennement sa peau à la censure pour validation :
Avec Constantinos, surtout, c’est aussi la question plus large du tatouage qui vient sur le devant de la scène. A l’heure où se banalise lentement la pratique, déjà bien documentée chez les marins, les prisonniers et de nombreux métiers manuels, le Tatoué des Folies-Bergère donne à voir un exemple extrême d’une pratique encore bien souvent perçue comme une mutilation barbare. C’est après tout la clé de son succès : il incarne cette pratique à un niveau encore inédit, si nu qu’il en paraît habillé ; et du choc du marquage de sa peau provient le débat sur l’entièreté du tatouage.
Chaque journal y va de son petit commentaire sur la question, comme dans Le Sifflet où cette exhibition donnera forcément lieu à une contagion terrible :
« Donnez-lui [à Paris], par exemple, l’homme tatoué ; il lui en faudra bientôt un autre, puis dix, puis vingt, on en mettra partout et, si ces exhibitions ne lui suffisent plus, il en arrivera à se tatouer lui-même. »
Quant au journal Le Tintamarre, il préfère les jeux de mots (« – L’homme tatoué, je le trouve mouche. – Tu veux dire ‘moucheté’. »). Enfin, La France ajoute à l’inquiétude qui sied à l’idée d’une possible banalisation de cette « pratique ridicule et dégoûtante » une analyse de la méthode du tatouage telle que rapportée des voyages de Cook et de ses éventuelles complications, dans la rubrique « Hygiène » :
La célébrité puis l’oubli
On retrouve le Tatoué dans un concert donné au Jardin des Roses d’Enghien-les-Bains, à la fin du mois de septembre ; le 21 novembre, le voilà à l’Alcazar de Marseille. L’Opinion nationale souligne d’ailleurs la « bonne fortune » qu’il a eu d’être « métamorphosé en musée ambulant sous la main habile d’un artiste tartare », parce qu’il touche maintenant un « traitement de ministre », néanmoins peu vérifiable.
Son corps fait sensation : pour quelques mois, sa description devient l’affaire de tous, à la faveur d’une habile publicité des Folies-Bergère et d’une curiosité pour la pratique encore exotique du tatouage. Le Capitaine Costentenus se produira au Royal Aquarium de Londres dans les années 1880 ; puis une nouvelle fois à Paris en 1889, encore aux Folies-Bergère. Il deviendra surtout l’une des mythiques figures des « freak shows » de P. T. Barnum, avant que la fin de sa vie ne le voie replonger dans le mystère et l’anonymat.
Premier des phénomènes tatoués contemporains et professionnels, il ouvrira la voie à d’autres : La Belle Irène, Djita-Salomé, ou bien ces faux hommes tatoués de théâtre et de « chansonnettes comiques ». Le modèle de l’exhibition scientifique, du récit rocambolesque, du tatouage d’un Européen à la main d’un autre peuple et de la révélation triomphale de la peau est établi avec lui et par les instrumentalisations qui ont permis son succès.
En attendant, à la fin de l’année 1874, un personnage de « Tatoué » est intégré dans la revue de l’Alcazar parisien. Dans un élégant rappel de l’affiche de son spectacle original, c’est le même éditeur qui illustre celle des Bibelots de Paris. Il y présente son histoire rocambolesque dans une chanson où est habilement détourné le mythe des origines du Tatoué des Folies-Bergère ; exploration d’un corps qui a déchaîné les passions :
« Les Bédouins, sur la poitrine
M’ont peint un lièvre, un blaireau ;
Sur les bras, un’ martre zib’line
Un’ guenon, un lézard, un chameau »
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Pour en savoir plus :
Anne et Julien (dir.), Tatoueurs, tatoués. Catalogue de l’exposition présentée au musée du Quai Branly à Paris du 6 mai 2014 au 18 octobre 2015, Arles et Paris, Actes Sud et Musée du quai Branly, 2014
Henry Buguet, Les Bibelots de Paris. Revue en deux actes et quatre tableaux, Paris, Tresse, éditeur, 1874
Jane Caplan (dir.), Written on the Body. The Tattoo in European and American History, Londres, Reaktion Books, 2000
Nathalie Coutelet, « Les Folies-Bergère : une pornographie “select” », in : Romantisme, 2014/1, n°163, pp. 111-124
Christophe Granger, Joseph Kabris ou les possibilités d’une vie, 1780-1822, Paris, Anamosa, 2020
Gilles Havard, « Virilité et “ensauvagement”. Le corps du coureur de bois (XVIIᵉ et XVIIIᵉ s.) », in : Clio. Femmes, Genre, Histoire, n°27, 2008, pp. 57-74
Nicolas Kluger et B. Cribler, « Kaposi, Hébraïque et l’homme tatoué de Birmanie », in : Annales de Dermatologie et de Vénéréologie, vol. 140, n°1, janvier 2013, pp. 72-74.
Kirsten Wright, « From Medical Marvel to Popular Entertainer: the Story of Captain Costentenus, “The Tattooed Greek Prince”, in Gillian Arrighi et Victor Emeljanow (dir.), in : A World of Popular Entertainments : an Edited Volume of Critical Essays, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2012, pp. 28-30.
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Jeanne Barnicaud est doctorante en histoire contemporaine à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur les pratiques et imaginaires du tatouage en France aux XIXe et XXe siècles.
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Jeanne Barnicaud est doctorante en histoire contemporaine à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur les pratiques et imaginaires du tatouage en France aux XIXe et XXe siècles.