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Regards s'invite chez Picasso à la suite de son « Guernica »

le 24/10/2023 par Georges Sadoul
le 06/04/2023 par Georges Sadoul - modifié le 24/10/2023

29 juillet 1937. Pablo Picasso accueille l'intellectuel communiste Georges Sadoul dans ses ateliers de la rue des Grands Augustins, à Paris. L'artiste espagnol vient d'exposer le déjà célèbre « Guernica », monument d'art moderne et critique magistrale des infamies de la guerre.

Le 26 avril 1937, jour de marché, la petite ville espagnole de Guernica est bombardée par des avions allemands et italiens. Cette attaque atroce, notamment orchestrée par Hitler, est un massacre pur et simple de la population civile. Lorsque Pablo Picasso l'apprend dans la presse, il décide d'en faire le sujet d'un tableau gigantesque peuplé de corps souffrants aux figures anguleuses et tout en nuances de gris ; ce qu'il cherche : dépeindre au plus près l'horreur des derniers instants des habitants innocents.

Au mois de juillet, l'intellectuel communiste et futur historien du cinéma Georges Sadoul passe, pour Regards, une trentaine de minutes avec le chef de file du cubisme. Dans son atelier, une « immense pièce un peu ruinée », ils parlent d'art, de l'Espagne en guerre et du monde tel qu'il va. Mais le peintre se refuse à « expliquer » son nouveau chef-d’œuvre, exposé au pavillon espagnol de l’Exposition internationale quelques semaines plus tôt. Car comme le dit Sadoul, eh bien « à quoi bon ? » 

Une demi-heure dans l'atelier du grand Picasso, où le grand artiste exécuta sa monumentale peinture murale pour le Pavillon Espagnol à l'Exposition 

 

J’ai déjà monté, jadis, ce bel escalier aux marches basses qui conduit à l'atelier de Picasso. Cet atelier s'est établi dans le grenier où travaillait un des plus beaux espoirs au théâtre d'avant-garde français, l'acteur et metteur en scène Jean-Louis Barrault. C'est dans son « Grenier des Augustins » qu'a été répétée cette « Numance » du grand Cervantès, dont la représentation, cette année au théâtre Antoine, a été saluée par la critique tout entière comme un des plus importants événements théâtraux qui se soient produits depuis plusieurs années.

La mise en scène de « Numance » est à elle seule une sorte de poème épique, lyrique et passionné à la gloire de l'Espagne républicaine. Ce sont les mêmes qualificatifs qui peuvent être adressés à la magnifique peinture murale de Picasso : Guernica vient d'être placée au centre du pavillon espagnol de l'Exposition, et c'est le même et généreux esprit qui l'anime. Cette œuvre monumentale a été peinte dans ce « Grenier des Augustins ». Dans cet ancien palais du temps de Louis XIII dont je monte l'escalier splendide et déchu ronronnent les métiers d'une petite usine textile. La rue est calme et comme provinciale…

Je suis en haut de l'escalier. Je sonne à la porte de Picasso. Et le délabrement splendide de ce palais ruiné me fait évoquer l'un des premiers et l'un des plus célèbres domiciles de Picasso, cette maison biscornue qui s'appelait le Bateau-Lavoir et qui s'ouvre encore, à Montmartre, sur la petite place Ravignan. De ce Bateau-Lavoir est sortie toute une part importante de l'art et de la poésie française, d'un art et d'une poésie qui ont fait le tour du monde. On vit dans ces ateliers le grand Apollinaire, le douanier Rousseau (auquel fut offert un solennel banquet), Modigliani, Juan Gris, Van Dongen, Pierre Reverdy, Max Jacob, d'autres encore qui, hélas !…

Mais Picasso m'a ouvert la porte de son actuel atelier de la Rive Gauche et m'a introduit dans une immense pièce un peu ruinée, meublée par les soins de ce hasard qui préside à la confection des étalages, à la Foire aux Puces.

Au plafond de belles et antiques poutres apparentes. Sur le sol un carrelage usé, brisé, vieux comme l'histoire, comparable aux dallages exhumés des villas gallo-romaines. De hautes et belles fenêtres, des murs immenses, blanchis à la chaux, fendillés, craquelés, aussi antiques d'aspect que ceux d'un burg alsacien.

Picasso est devant moi. Il est vêtu d'un complet bleu dont la coupe rappelle un peu ces « monos » bleus que portaient les miliciens espagnols dans les premiers jours de la guerre civile. Une mèche grisonnante couvre à demi son front. Son œil noir et profond est d'une extraordinaire vivacité. Il y a dans toute la personne de cet homme de cinquante-six ans une extraordinaire et radieuse jeunesse.

Je veux sortir de ma poche le bloc-note de l'interviewer. Picasso m'arrête d’un sourire. A quoi bon expliquer sa peinture murale, Guernica ou ses récentes eaux-fortes. Oui, à quoi bon ? Ses yeux vont d'un pot de thym sauvage posé sur la fenêtre à un album d'échantillonnages de papiers peints, de ces papiers peints qui sont parmi les plus beaux éléments de ces célèbres papiers collés qu'inventa Picasso aux environs de 1911.

Le rôle d'interviewer est au moins aussi ingrat que celui d'interviewé. Je renonce volontiers à cette corvée commune. Je rempoche mon bloc-note.

…La conversation se poursuit, capricieuse, sinueuse. Mais tous ses détours nous ramènent à l'Espagne. « L'Espagne, la victoire des troupes gouvernementales, c'est ce qui importe aujourd'hui, avant toutes choses… »

Nul mieux que Picasso ne symbolise l'amitié fraternelle du peuple et de l'intelligence espagnole et française. Il naquit à Malaga et s'il vécut sa première jeunesse à Barcelone, il était, dès avant 1900, à Paris, et son jeune génie se mettait à l'école des maîtres français. On retrouve dans les premières œuvres du peintre l'influence de Toulouse-Lautrec, de Steinlein, de Van Gogh, et plus tard, au début du cubisme, de Cézanne. Picasso, qui n'aurait sans doute pu déployer largement les ailes de son génie sous l'étouffante chape de plomb de l'Espagne féodale d'Alphonse XIII, a produit toute son œuvre dans notre pays, et ses tableaux sont meublés aussi bien des paquets de tabac bleu et des pipes en terre de nos bureaux de tabac, des faux marbres et des papiers peints des boutiques de nos faubourgs, des équilibristes des carrefours parisiens et des papiers découpés dans nos journaux et nos prospectus, que de la fièvre ardente qui est celle de tout l'art espagnol. Et c'est pourquoi l'Espagnol, le profondément Espagnol Picasso est un des plus grands peintres français, comme l'avait été avant lui le Hollandais Van Gogh.

Une eau-forte traîne sur les tréteaux qui servent à Picasso de table de travail.

« J'ai gravé des eaux-fortes toute ma vie, depuis l'âge de dix-huit ans. Pas beaucoup à la fois, mais très souvent. Je croyais bien en avoir fait une cinquantaine, dans ma vie. Et puis un beau jour un monsieur de Zurich a imaginé d'en faire un catalogue, il est allé en chercher partout, il a même retrouvé certaines que j'avais depuis longtemps oubliées. Et il en a découvert ainsi plus de trois cents. Je n'aurais jamais cru qu'il y en ait autant.

Mes dernières eaux-fortes, vous les connaissez. C'est un album qui s'intitule « Songe et mensonge de Franco » et qui est un acte d'exécration de l'attentat dont est victime le peuple espagnol. Cet album on me l'a demandé pour le vendre au profit du peuple espagnol et je l'ai fait bien volontiers. Je n'avais l'intention de faire que deux ou trois eaux-fortes. Et puis cela m'est venu je ne sais comment, j'en ai fait beaucoup ».

J'ai feuilleté cet album de dix-huit eaux-fortes en trois planches. C'est avec une truculence parente des célèbres Caprices de Goya, une attaque d'une violence presque sauvage contre les monstres qui commandent l'insurrection fasciste. On voit une monstrueuse figure évocatrice des traîtres, montée sur un cochon et qui essaye de transpercer le soleil à coups de lance, on voit monté sur un cheval qui perd ses tripes comme une monture de corrida une figure féodale brandir l'étendard et l'épée, on voit aussi le beau corps des femmes espagnoles gisant dans le sang et la boue, massacrées par Franco et les avions de Hitler.

Cette œuvre primesautière, libre, charmante au trait fantaisiste n'est pas sans rappeler cette magnifique imagerie populaire traditionnelle en Espagne et vivante aujourd'hui encore qui, sur les murs de Valence ou de Madrid la Victorieuse, transformée en affiche, ridiculise les exploits radiophoniques du général Queipo de Llano. Ainsi fondant le génie de Goya et celui de l'imagier, Picasso traduit aussi bien l'esprit populaire que l'esprit artistique de l'Espagne.

Nous parlons maintenant du Musée du Prado dont Picasso a été nommé conservateur l'an dernier.

« Je n'ai pu évidemment jusqu'ici assumer véritablement ma charge. Car vous savez bien que pour le moment les vrais conservateurs du Prado ne peuvent être des savants ou des artistes, mais qu'ils sont, dans la réalité de tous les jours, les tankistes, les aviateurs, tous les soldats de l'armée populaire qui se bat devant Madrid.

Et vous savez que les merveilles du Prado ont été dans leur majeure partie transportées dans une tour spécialement construite pour les abriter à Valence. J'ai vu les plans. C'est un travail admirable. Les épaisseurs des murailles, des couches de sable et de terre ont été conçues pour résister à des bombes qui seraient quatre ou cinq fois plus puissantes que les bombes actuellement connues.

Les chefs-d'œuvre du Prado sont parfaitement en sûreté et vous savez qu'on pourra voir la plupart d'entre eux à Paris en septembre prochain, ce qui ne manquera pas d'avoir une répercussion extraordinairement profonde… »

Notre conversation nous ramène à l'atelier, cette salle ruinée d'un palais déchu. Picasso se plaît infiniment dans cette atmosphère, il hésite à faire réparer cet endroit étrange et charmant. Si immense que fut cette pièce, elle ne fut cependant pas assez large et haute pour contenir la grande toile de l'Exposition, qui ne peut tenir qu'obliquement.

Nous nous quittons.

Le journal du soir qu'un marchand me tend quand j'arrive sur les quais annonce que Hitler inaugurera, cette semaine, un Musée des horreurs où figureront ces œuvres d'avant-garde qui étaient les gloires modernes des musées allemands avant l'avènement du IIIe Reich. Sans doute des œuvres de Picasso ou de celles qu'il inspira figureront-elles à cette ignominieuse exposition. Les hommes qui ont sali les murs du pavillon allemand par tant de pompeuses hideurs, dignes des pires tartouillades des plus mauvais Salons de 1890 dénoncent comme une honte que les œuvres des disciples de Picasso aient été acquises avec les sous du peuple allemand.

Si, par impossible Doriot et La Rocque prenaient le pouvoir dans notre pays, ils auraient quelque peine à imiter le geste de leur maître Hitler. Très rares, sont (à notre honte) les œuvres de l'école cubiste qui figurent dans nos musées. Il faut aller à l'étranger pour les admirer, et en particulier dans ce magnifique Musée des Arts occidentaux de Moscou. Picasso était également ignoré, et peut-être plus totalement encore, des musées d'art dits modernes de Madrid avant l'avènement du Frente Popular. Aussi sa participation au pavillon espagnol, à la défense active du peuple républicain a-t-elle un sens véritablement symbolique. Un peuple, quand il est au pouvoir, sait toujours reconnaître ceux qui incarnent le génie de leur race.