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1871 : la grande insurrection algérienne racontée par un soldat français

le 29/03/2024 par Le Petit Marseillais
le 13/03/2024 par Le Petit Marseillais - modifié le 29/03/2024

À l’orée de 1871, alors que la France est grandement affaiblie par sa terrible défaite contre la confédération de l’Allemagne du Nord devenue Empire allemand, des rebelles algériens saisissent l’occasion pour lancer une vaste insurrection.

Si elle commence en 1830, la conquête de l’Algérie est très progressive et hésitante car les élites françaises monarchistes souhaitent au départ une domination informelle de l’Afrique du Nord ; toutefois, son échec mène à une guerre prolongée et de terribles violences afin d’asseoir un pouvoir français beaucoup plus formel. Ainsi, les 132 ans de la domination française en Algérie sont scandés de nombreuses insurrections contre le colonisateur, suivies de répressions d’autant plus implacables de ce dernier.

La plus importante de ces insurrections a lieu en 1871, alors que la France est en pleine « année terrible ». L’Algérie n’est pas délaissée pour autant puisque fin 1870, deux décisions ont fait évoluer la situation : le fameux décret Crémieux le 24 octobre qui accorde aux Juifs algériens la citoyenneté française, puis deux mois plus tard un décret étendant considérablement le territoire civil algérien. Il faut relever également la création de la « Société de Bienfaisance et de Sauvegarde de l’Islam ». Le rôle joué par chacun de ces éléments est discutable et discuté, mais le tout crée assurément un climat particulièrement tendu au tournant de 1870-1871.

La première révolte éclate le 20 janvier à Aïn-Guettar. Puis, le 14 février, la tribu des Ouled Aïdoun attaque le bordj (lieu fortifié) d’El-Milia. C’est cette bataille, de son déclenchement jusqu’à l’arrivée des renforts, que raconte depuis le feu de l’action Georges Gasc, mobile marseillais (soldat du corps de troupe de la Garde nationale) dont le récit est publié dans le journal Le Petit Marseillais du 16 mars 1871 – et sera même édité sous le titre Souvenirs de Kabylie.

D’autres révoltes localisées dans d’autres secteurs – Négrine, Tébessa, Ouargla – mettent en évidence la fragilité de la domination française, qui mène le bachagha Al Mokrani à assiéger Bordj Bou Arreridj en mars 1871. Cette insurrection massive échoue finalement, et l’autorité française sanctionne les insurgés par la mise en place d’un séquestre sur les terres qui ne touche pas moins du tiers de la population algérienne autochtone, soit environ 900 000 personnes pour 2,3 millions d’hectares. Il s’agit d’un épisode majeur de la colonisation de l’Algérie, que nous avait par ailleurs expliqué l’historien Didier Guignard, auteur de 1871. L’Algérie sous séquestre.

L’INSURRECTION ARABE

Le siège de Bordj-d’El-Milia, raconté par un Mobile Marseillais.

Une lettre écrite par un mobile marseillais à sa famille et publiée par la Gazette du Midi, contient le récit du siège de Bordj-d’El-Milia. Nous en extrayons les principaux épisodes.

Mardi 14 février. — 8000 Arabes environ s’étaient donné rendez-vous sur le marché situé à 1500 mètres au sud d’El-Milia ; ils étaient sans armes. On commençait à nous servir la soupe au camp. « Tiens, me dit un sergent, regarde donc courir les Arabes sur le marché ! » Il n’avait pas achevé ces mots qu’une immense clameur retentit : on pille les petites boutiques, on égorge les marchands… puis, toute cette masse s’ébranle en hurlant et marche sans armes. — Le cri : « Aux armes ! Aux armes ! » retentit.

A 11 heures et demie le premier coup de feu est tiré par les insurgés.

Au même instant la fusillade éclate comme grêle. Ils sont là, en face de nous ; chaque buisson, chaque pierre en abrite un. Ils font admirablement la guerre d’embuscade, occupant toutes les collines, tous les ravins, les broussailles et les bois. Nous ripostons mais en ménageant nos coups. Le fort et le camp, attaqués d’un autre côté répondent aussi, et tout s’embrase.

Jamais je n’oublierai, sous un ciel noir, l’aspect terrible de la plaine et des montagnes qui paraissent en feu. Les troupeaux s’enfuient, les habitants déménagent leurs gourbis, ou fuient sur des mulets.

Des premières collines on nous canarde ; sur les autres, les Arabes se réunissent en grandes masses et leurs femmes poussent des cris perçants.

Les insurgés s’emparent du bois à notre gauche ; éloignés du camp de 1200 mètres environ, nous allons être coupés, les Arabes nous abîment. Le capitaine nous crie : « En avant, les mobiles, à la baïonnette ! » Au même instant, il est frappé d’une balle à la jambe… on l’emporte.

Nous nous élançons, gravissant avec effort la colline détrempée ; les balles pleuvent de trois côtés à la fois ; mon voisin tombe traversé en pleine poitrine.

A la force de la baïonnette nous reprenons nos positions en tirailleurs. Derrière nous, on relève les morts et les blessés. Les cavaliers crient, en se battant, ou plutôt hurlent comme des sauvages, ce qui vous fait froid au cœur.

Voilà les insurgés embusqués sur un sommet en face et à notre gauche.

A 4 heures, un petit Arabe nous apporte un biscuit à chacun et des cartouches. On nous fait dire de tenir jusqu’à la nuit, pour protéger l’entrée des colons dans le Bordj.

A cinq heures et demie, nous reculons, et sans nous faire voir, en tiraillant toujours. Nous voilà dans El-Milia. Désordre extrême. Au Bordj, scène indescriptible ; les cours sont remplies d’Arabes et de femmes qui crient et qui pleurent ; les soldats se pansent ou lavent leurs armes.

Le lendemain matin, à neuf heures, attaque générale. La fusillade est épouvantable ; le Bordj semble en feu. Nous avons un petit canon de 12 que nous aidons tous à servir. Quelques coups à mitraille balayent l’avenue du Bordj ; à onze heures, quinze spahis et une trentaine d’alliés chargés de rester au camp, remontent en déroute complète, abandonnant leurs morts et leurs blessés auxquels les Arabes coupent la tête et les mains.

Les gourbis d’El-Milia, n’étant plus protégés par le camp qui les cache du Bordj, sont brûlés par les insurgés. Le pillage commence avec force hurlements, et les assaillants s’éloignent du fort en y laissant beaucoup de morts.

A midi, le feu a cessé presque partout ; nous mangeons la soupe.

Mais d’innombrables tribus passent la rivière à la nage. Les montagnes en sont couvertes. Ils viennent sans doute regarder la bataille en spectateurs, attendant l’issue, pour se ranger du côté du plus fort.

La nuit venue, nous mangeons un biscuit pour souper.

Les Arabes ont tellement incendié, que nous pouvons lire à la lueur des flammes, du haut des créneaux. Les deux ou trois marchands et le seul colon d’El-Milia, M. Lefèvre, regardent en pleurant leurs maisons qui flambent.

Fusillade toute la nuit.

Jeudi 16. — Au lever, fusillade terrible ; dans mon secteur, nous élargissons un créneau, à coups de pic, pour y braquer le canon. Les Kabyles veulent tenter l’assaut ; mais arrivés à 30 mètres, une décharge générale les met en fuite.

A midi, ils essaient un nouvel assaut ; cette fois nous les massacrons. Ils fuient en désordre. A cette vue, les tribus spectatrices s’ébranlent et regagnent la plaine ; c’est un grand succès pour nous, si elles gardent la neutralité.

J’oubliais de vous dire que, le mardi 14, une heure après le premier coup de feu, le télégraphe était coupé ; mais le général à Constantine, averti de la révolte, avait eu le temps de répondre : « Tenez ferme ; une colonne se forme et va aller vous secourir. »

Vendredi 17. — Les Kabyles qui occupaient la redoute Gastu font tout à coup une décharge générale et se replient. Ils vont sur le marché, par longues files ; ils y sont au moins dix mille. Nous avons appris, depuis, qu’ils avaient juré solennellement de nous attaquer la nuit même. Nous envoyons des obus qui font du mal dans leurs groupes. Malgré le terrible serment, rapporté le soir au Bordj par un espion, la nuit est assez calme.

La confiance renaît : cependant nous ne cessons de surveiller le mouvement des Kabyles.

Les Arabes alliés, du haut de nos murailles, les reconnaissent tous et les accablent d’injures, à la façon des héros d’Homère, avant d’en venir aux mains avec eux. D’autres vont jusqu’à demander des nouvelles des parents et amis. Cependant, vers 4 heures, des masses se rapprochant, nous les canardons, à 600 mètres environ, avec nos chassepots. Le canon leur envoie des obus.

Nous n’avons plus de biscuit à manger, c’est triste ; rien à boire que de l’eau. Nous passons la nuit en veillant à tour de rôle.

Dimanche matin 19. — Nous sortons pour faire une reconnaissance dont le succès produisit un bon effet sur nos alliés.

Lundi 20. — Une vive fusillade s’engage et les Arabes sont repoussés. A 1 heure, quelques prétendus amis du dehors racontent que la colonne que nous attendons a été battue.

Mardi 21. — Pas de courrier, hélas ! et pour cause. Les Arabes se dirigent vers la route de Constantine ; nous supposons qu’ils vont attaquer la colonne attendue.

Mercredi 22. — La fusillade recommence et dure une partie de la journée.

Jeudi 23. — Nous apercevons un bœuf ! trois spahis sortent et l’attrapent sans recevoir un seul coup de feu ; grand régal au fort.

Vendredi 24. — Grande fusillade tout le jour. Deux Arabes supplient le capitaine de les laisser entrer dans le Bordj ; ils racontent que la colonne arrive et a battu les Kabyles.

Samedi 25. — A l’horizon, grande fumée : ce doit être la colonne qui incendie les villages révoltés. Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas ? — A midi, engagement. Le soir vient, pas de colonne !

Dimanche 26. — Serons-nous délivrés aujourd’hui ? La scie à la mode parmi nos soldats est : « As-tu vu la colonne ? » — Rien à manger ! — On entend le canon au loin ; la journée s’écoule dans l’anxiété ; encore rien.

Lundi 27. — Au lever du soleil, nous entendons une vive canonnade. Joie immense, en voyant, sur les cimes, poindre les cavaliers français ! Ce sont des chasseurs d’Afrique escortant le brave général Pouget. A 8 heures, le général entre dans le Bordj… La longue route qui serpente autour des crêtes voisines est couverte d’hommes, de chevaux et de canons ; il en descend toujours. L’horizon s’éclaire de grandes lueurs : on brûle tout chez les tribus révoltées.

11 heures. — 8000 hommes sont dans la plaine ; ce sont des chasseurs d’Afrique, de l’artillerie, des turcos et un bataillon de mobilisés. Quelle émotion en apercevant nos camarades ! Ils canonnent encore les Arabes, mais nous sommes délivrés.

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Pour en savoir plus :

GUIGNARD Didier, 1871. L’Algérie sous séquestre : une coupe dans le corps social, xixe-xxe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2023.

YACONO Xavier, « Kabylie : l’insurrection de 1871 », Encyclopédie berbère, 26 | 2004, p. 4022-4026 [en ligne].

AGERON Charles-Robert, SOUIAH Sid-Ahmed, STORA Benjamin, VERMEREN Pierre, « ALGÉRIE », Encyclopædia Universalis (consulté le 13 mars 2024) [en ligne].

DELUERMOZ Quentin, Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au xixe siècle, Paris, Le Seuil, 2020.

TODD David, Un empire de velours. L’impérialisme informel français au xixe siècle, Paris, La Découverte, 2022.