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23 juillet 1945 : le procès Pétain est ouvert

le 06/03/2024 par Ce Soir
le 16/01/2024 par Ce Soir - modifié le 06/03/2024

Moins de trois mois après l’armistice et alors même que la guerre continue de faire rage dans le Pacifique, le procès du vieux maréchal Pétain s’ouvre le lundi 23 juillet 1945.

Populaire en 1940, le « vainqueur de Verdun » l’est de moins en moins sous l’Occupation et notamment à partir de 1942, lorsque la collaboration et l’autoritarisme de la « révolution nationale » de Pétain deviennent patents. Pendant que Paris se soulève, du 19 au 25 août 1944, le maréchal quitte le pays. Exilé en Suisse, s'illusionnant sur sa popularité et la magnanimité des Français à son égard, Pétain se rend le 25 avril 1945.

Il est traduit devant la Haute Cour de justice pour « attentat contre la sûreté intérieure de l'État » et « intelligence avec l'ennemi en vue de favoriser ses entreprises en corrélation avec les siennes ». Le journal communiste Ce Soir rend compte de l’ouverture du procès au palais de justice de Paris le 23 juillet 1945 dans son édition du lendemain.

Les débats s’étalent sur plusieurs semaines : le 15 août, Pétain est condamné à mort – par 14 voix contre 13. Gracié, il est emprisonné à perpétuité et meurt sur l'île d'Yeu six ans jour pour jour après ce début de procès, le 23 juillet 1951.

LE PLUS GRAND PROCÈS DE NOTRE HISTOIRE A COMMENCÉ

« Accusé Pétain, levez-vous ! »

A 14 HEURES, LE PROCUREUR GÉNÉRAL MORNET LIT L'ACTE D'ACCUSATION DE CELUI QUI FUT UN VÉRITABLE « ASSOCIÉ DU FUEHRER »

PÉTAIN, fidéï-commis de HITLER

Contre la France, l'Allemand jouait son rôle, — celui de l'ennemi. Laval jouait le sien, — celui du traître.

Tout cela était clair et sans ombres.

Au contraire, la félonie de Pétain a pris le masque de l'honneur, du patriotisme, des longs et loyaux services.

Avec lui, nous passons du cynisme à l'hypocrisie, du jour à la cave, des loups aux larves.

Hitler, fidèle à son passé de conspirateur et plus à son aise dans la manœuvre politique que dans la stratégie militaire, concevait ses conquêtes sous la forme d'une guerre civile ouvrant le pays ennemi à la guerre étrangère.

Dans un tel plan, la trahison masquée jouait un rôle encore plus grand et décisif que la trahison ouverte. D'où Pétain.

Pétain a joué, — sur le plan de l'histoire, — le rôle de ces généraux et amiraux en retraite, dont les financiers véreux étaient friands naguère pour emplir leurs conseils d'administration et qui finissaient sur les bancs de la Cour d'Assises.

Pétain, — par haine politique, — a accepté de se faire le fidéï-commis de l'ennemi, le liquidateur de l'intégrité territoriale, de la gloire historique et des traditions spirituelles de la France.

Il faut accorder à Pétain le mérite d'un acteur consommé. Jamais la Comédie-Française n'a disposé de pareil interprète pour le rôle de Tartuffe.

Entre la poignée de mains de Montoire et le procès qui s'ouvre aujourd'hui, il y a la montagne sanglante de nos 170 000 fusillés, de nos millions de déportés, il y a les inexprimables agonies des camps de tortures, il y a la mort de ces millions de tout-petits que pleurent les mères de notre pays.

Il n'est pas aujourd'hui une famille vraiment française dans le sein de laquelle ne se creuse une plaie béante.

Au fond de chacune de ces blessures, une voix crie et assigne Pétain.

La nation demande compte à Pétain de sa misère, de son abaissement, de sa mutilation, de son crucifiement.

Le châtiment qu'elle exige n'est pas un acte de vengeance. C'est un acte de justice.

-Jean-Richard BLOCH.

L'audience est ouverte

Pétain qui était arrivé dimanche après-midi au Palais de justice en vêtements civils, apparaît devant ses juges en petite tenue de maréchal. Peu avant lui pénètrent dans la salle les témoins.

On remarque parmi eux l'ex-président Lefranc, assis à côté de M. Louis Marin, fidèle à sa lavallière à pois, lequel a comme voisin M. Paul Reynaud. Plus loin, on aperçoit M. Michel Clemenceau, fils du « Tigre ».

Tout de suite on comprend que Pétain a peu de hâte à être jugé.

A ses trois défenseurs, il en a ajouté un quatrième en la personne d’un avocat à la Cour de cassation, Me Nicolay. Celui-ci dépose des conclusions tendant à l'incompétence de la Haute Cour de justice.

Se réfugiant dans le maquis de la procédure, Pétain entend être jugé conformément à la Constitution de 1875 et non en vertu de la loi du 18 novembre 1944.

Il est piquant de voir celui qui rêvait d'être le démolisseur de cette constitution, s'abriter derrière elle et réclamer de comparaître devant le Sénat !

Successivement pâle et rouge, Pétain qui porte sur sa tunique la médaille militaire se prête avec complaisance aux exigences des photographes. Bien calé dans un fauteuil, au beau milieu du prétoire, il prend et reprend la pose.

C'est le bâtonnier Payen qui développe les conclusions d'incompétence formulées par Me Nicolay.

Auparavant, le premier président Mongibeaux invite le public à assurer par son calme la dignité qui convient à un débat qu'enregistrera l'Histoire.

« La personnalité de l'accusé, dit-il, a suscité pendant des années les sentiments les plus opposés dans le pays, chez les uns de l'amour, chez les autres de la haine.

« Toutes ces passions doivent s'éteindre au seuil de ce prétoire. L'avenir ne jugera pas seulement ce procès ; il jugera ses juges et aussi l'atmosphère dans lequel il se sera déroulé. »

Cependant que le bâtonnier Payen poursuivra sa paradoxale démonstration, on sourit en l'entendant affirmer, le plus sérieusement du monde, que le porte-chapeau de la Cagoule n'a jamais songé à répudier la République.

Le bâtonnier Payen en vient à l’argument sentimental.

— Si vous vous récusez, Messieurs, ce sera un très beau geste de votre part (sic).

Le procureur général Mornet réplique non sans ironie : La cinquième colonne.

Comme quelques murmures hostiles se font entendre, il s'écrie :

— J'invite la cinquième colonne à cesser ses manifestations.

Me Payen a fait allusion au serment prêté au maréchal par les magistrats professionnels. M. Mornet s’écrie :

— Je n'ai pas prêté ce serment, car j'étais en retraite. Aurais-je prêté ce serment, je n'en serais pas embarrassé car j'estime qu'un tel serment, exigé sous la contrainte, en présence de l'ennemi, n'a aucune valeur.

Le magistrat combat avec maestria la thèse de la défense.

— Pétain n'a pas été président de la République. L'Assemblée constituante a fait de lui un gestionnaire de la République.

La Cour se retire pour délibérer. Elle repousse les conclusions de la défense.

-Georges LESUR.

L'acte d'accusation

L'heure de la reddition des comptes a enfin sonné pour Pétain.

C'est un procès Indispensable et salutaire qui s'ouvre à l'instant où nous traçons ces lignes. C'est aussi un très grand procès qu'enregistrera l'histoire, de même qu'elle enregistra ceux de Louis XVI, de Ney, de Bazaine. L'erreur qu'on a commise en s'obstinant à lui donner comme cadre une salle notoirement exiguë au point que beaucoup de ceux-là mêmes qui doivent suivre les débats par devoir professionnel n'ont pas tous obtenu de pouvoir le faire, ne saurait en amoindrir l'importance ni le retentissement. La France a le droit de connaître le déroulement de cette cause. Elle entend savoir exactement comment est jugé l'homme par qui elle a tant souffert et que l'acte d'accusation, avec une cinglante rigueur elliptique, qualifie « d'associé aux ordres du Fuehrer ».

Où Alibert mange le morceau

Cet acte d'accusation, dont la lecture constitue le prélude du procès, est conçu avec une précision à laquelle atteignent rarement les actes judiciaires de cette espèce.

Dressé par le procureur général Mornet, il se compose de deux parties : la première, qui est la plus importante, comprend 250 lignes de texte ; sa rédaction remonte au 24 avril dernier. La seconde partie, longue de 100 lignes, résume les faits nouveaux apportés par le supplément d'information ordonné au retour de Pétain en France.

L'acte d'accusation fait ressortir clairement que la prise du pouvoir par Pétain le 16 juin 1940, l'appel immédiat par Pétain de Laval à ses côtés, la signature du honteux et accablant armistice du 22 juin, l'étouffement de la République, constituent l'aboutissement d'un complot — dont les origines sont lointaines — fomenté contre la République. A ce complot, de complicité avec Pétain, ont participé des hommes comme Gustave Hervé qui avait adopté comme slogan « C'est Pétain qu'il nous faut » ; comme Ferdonnet, le traître de Stuttgart, condamné à mort il y a dix jours et qui va être exécuté avant que le sort de son ancien patron soit réglé ; comme de Brinon, l'espion du Reich, comme Deloncle et comme Alibert.

D'autres membres de la Cagoule, en relations directes avec le docteur Ménétrel, médecin privé et conseiller intime de Pétain, ont appartenu à l'entourage du Maréchal à Vichy. Tels sont Méténier, Gabriel Jeantet, Filiol, dit « Le Tueur », le trop célèbre Darnand, tous hommes dont les mains étaient rougies de sang.

Alibert, qui fut ministre de Pétain et l'incita à orienter la France vers le retour à la monarchie, s'est, depuis, séparé de lui et a mangé le morceau.

Il a appartenu lui-même à la Cagoule ainsi que Darlan, Huntziger, Déat, Laval en personne et, naturellement, Pétain dont l'acte d'accusation précise qu'il en était le drapeau.

Vichy a aidé l’Allemagne

Les charges relevées par l'acte d’accusation contre Pétain sont d'abord d'avoir considéré comme définitive la bataille perdue par la France en juin 1940. En outre, le pays tout entier est en droit de lui reprocher comme une atteinte à sa dignité, l'accord de Montoire en tant que collaboration da vaincu avec son vainqueur.

Cet accord honteux ne consacrait pas seulement cette collaboration militaire, mais aussi l'asservissement de la France à l'Allemagne, asservissement auquel sur le terrain législatif le gouvernement de Vichy s'est prêté en calquant sa législation sur celle du Reich, en ne se bornant pas à cette acceptation humiliante d'un nouveau régime, mais en mettant hors de la loi commune des catégories entières de Français et en organisant la persécution contre elles, à l'instar de ce qui se passait sous le régime hitlérien ; enfin, en livrant lui-même au bourreau les victimes qu'exigeait de lui le Reich, marquant ainsi mieux encore sa soumission.

L'acte d'accusation reproche, par ailleurs, au gouvernement de Pétain d'avoir contribué au fonctionnement de la machine de guerre allemande en lui fournissant volontairement des produits et de la main-d'œuvre.

Indochine, Bizerte, Toulon

Le document fait remarquer que c'est parce que son gouvernement et lui-même souhaitaient la victoire de l'Allemagne — comme Laval lui-même l'avait souhaité publiquement — que fut abandonnée notre Indochine au Japon, qu'en Afrique du Nord l'Axe eut toute liberté de disposer de Bizerte et de la Tunisie pour le ravitaillement de ses armées en Libye et qu'enfin, en Syrie, Dentz, sur l'ordre de Pétain, accorda aux Allemands l'usage d'aérodromes pour prêter aide et assistance à l'Irak dans sa lutte contre notre alliée l'Angleterre.

C'est toujours parce qu'il souhaitait la victoire de l'Allemagne que Pétain — et son pseudo-gouvernement — autorisait l'ouverture des bureaux de recrutement en vue de constituer des contingents pour aller se battre en Russie pour le compte du Reich et qu'il ne rougissait pas de féliciter des Français d'avoir endossé l'uniforme allemand, en même temps qu'il rendait hommage à Hitler, « sauveur de l'Europe et de la Civilisation ».

« On ne saurait davantage, dit encore l'acte d'accusation, pardonner au gouvernement de l'ex-maréchal d'avoir fait ouvrir le feu en Syrie contre nos alliés et les troupes françaises libres ; à Madagascar, contre nos alliés venant de Diégo-Suarez pour contrecarrer l'entreprise que méditait le Japon ; en Tunisie encore contre nos alliés et les troupes d’Algérie et du Maroc. Pas davantage ne peut-on oublier que Pétain a laissé notre flotte s'enfermer à Toulon, où elle n'avait d'autre alternative que de se livrer on de se détruire. »

Lors des événements de Tunisie, en novembre 1942, on discerne la même intervention personnelle de Pétain.

On la discerne encore dans les terribles événements maritimes de Toulon.

La justification impossible

Comment Pétain pourra-t-il se justifier d'avoir – au lieu de se retrancher derrière l'impossibilité d'aller à l’encontre de toute la législation, de toutes les traditions françaises – édicté les lois raciales ; comment pourra-t-il justifier la monstrueuse création des sections spéciales des Cours d'appel avec injonction aux magistrats, d'ordre des autorités allemandes, d'assassiner, par autorité de justice, les malheureux qu'on leur déférait et qui étaient de purs patriotes. Comment Pétain justifiera-t-il la création d'une Cour suprême de justice avec mission d'établir, sous le contrôle de l'envahisseur, la responsabilité de la France dans la guerre ?

Pétain avait institué à Riom une parodie de justice après avoir lui-même condamné d'avance à la détention perpétuelle les hommes politiques qu'il déférait à des domestiques revêtus de robes de magistrats.

Ce sont maintenant des juges libres et consciencieux qui vont, à leur tour, examiner son cas.

Les accusés d'hier, qui ne furent pas assassinés par ses tueurs, comme le furent, après Marx Dormoy, Jean Zay, Mandel et Maurice Sarraut, seront les accusateurs d'aujourd'hui puisqu'on les verra venir déposer à la barre.

-Georges LESUR.