Interview

Aux sources de la presse sportive : « créer l’événement pour le commenter »

le 03/11/2023 par Paul Dietschy, Marina Bellot
le 30/10/2023 par Paul Dietschy, Marina Bellot - modifié le 03/11/2023

Nés tous deux au XIXe siècle, sport de compétition et presse ont entretenu des liens étroits qui perdurent aujourd'hui. L'historien du sport Paul Dietschy revient sur cette longue histoire partagée.

RetroNews : De quand date la naissance de la presse sportive ? Quels sont alors les premiers sports à intéresser le public ? 

Paul Dietschy : Le premier titre sportif apparaît sous le Second Empire, à l’initiative du journaliste Eugène Chapus : Le Sport. Il s’agit d’un hebdomadaire qui fait suite à l’ouvrage Le Sport à Paris, paru en 1854 et dans lequel le mot sport apparaît pour la première fois. Le périodique paraît à un moment où l’intérêt pour les exercices physiques apparaît en France autour de jeux traditionnels comme le jeu de paume, de l’hippisme, de la chasse ou de la pêche.

Fin 1880, c’est la bicyclette qui focalise l’intérêt des premiers journalistes sportifs. La presse sportive se développe alors autour du vélo avec des titres comme l’hebdomadaire Véloce Sport et surtout le quotidien Le Vélo, créé en 1892 par l’un des grands journalistes sportifs de l’époque, Pierre Giffard, qui travaille au Petit Journal.

Le secteur prend de plus en plus d’importance et la presse populaire s’empare du sujet : Le Petit Journal crée ainsi en 1891 une course cycliste, le Paris-Brest-Paris. C’est aussi le cas du Matinqui se veut un quotidien américain et organise des épreuves de marche. Ce faisant, ces titres lancent la tradition qui veut que la presse sportive crée l’événement pour le commenter. L’Auto-Vélo fondé en 1900 et qui devient L’Auto en 1903, crée cette même année le Tour de France sur une idée du journaliste Géo Lefèvre. La Belle Époque est une période de bouillonnement. L’historien du sport Philippe Tétart a recensé entre 900 et 1 000 titres sportifs. C’est le temps des hebdomadaires, comme La Vie au grand air, magazine illustré sportif français lancé en 1898 sous la direction de Pierre Lafitte, à la maquette inventive et soignée ou L'Écho des Sports, créé en 1904.

Dans quelle mesure popularisation du sport de haut niveau et essor de la presse sportive vont-ils de pair ?

D’abord pratiqué par la bourgeoisie, le sport se popularise déjà au début du XXe et la presse sportive, si elle touche au départ un public avant tout bourgeois et lettré, gagne au fil des ans un lectorat jeune et populaire. La boxe et la culture physique attirent un public de plus en plus nombreux, suscitant un intérêt à la fois populaire et élitiste.

Il y a un effet d’opportunité : Sporting est ainsi créé en 1910, au moment où la boxe connaît un grand essor en France. Le football et le rugby se développent également mais atteignent un grand degré de popularité dans l’entre-deux-guerres. La population est désormais largement alphabétisée, et la presse sportive devient une presse qu’on lit dans les bistrots, qu’on échange… Même L’Humanité, au départ anti-sportif (le sport détournerait ainsi les ouvriers de la lutte sociale et des revendications anti-patronales), développe sa rubrique sportive en 1910 à destination des ouvriers. Durant l’entre-deux-guerres, tous les quotidiens disposent désormais d’une rubrique consacrée au sport – parfois très conséquente, comme dans le cas du Paris-Soir des années trente.

Sur quels modèles s'est développée la presse sportive ? 

Le modèle économique de la presse dépend en grande partie des annonceurs, ce qui a des conséquences sur la création et le positionnement des titres. Ainsi, L’Auto-Vélo est créé pour concurrencer Le Vélo dans le contexte de l’affaire Dreyfus. Le Vélo soutient le capitaine Dreyfus, ce qui n’est pas du goût des annonceurs. Le principal annonceur du quotidien, le comte de Dion-Bouton, convainc quelques industriels comme lui liés à l’automobile tels que Michelin ou Clément, et comme lui antidreyfusards, de lancer un nouveau journal qui viendra concurrencer directement Le Vélo. Le 16 octobre 1900 paraît le premier numéro de L’Auto-Vélo...

Après la disparition du quotidien Le Vélo, plusieurs membres de l’ancienne rédaction du titre s'associent pour créer L'Écho des Sports. Concurrent de L'Auto, le titre de presse se place régulièrement en opposition aux thèses défendues par le principal quotidien sportif français de l’époque. Ainsi, lorsqu’il ressort fin 1917 dans le contexte de la Grande Guerre, L'Écho des Sports et son directeur Victor Breyer dénoncent la métaphore du « Grand match » qu’aurait été la guerre et qu’ont utilisé à l’envi depuis août 1914, L’Auto et son directeur Henri Desgrange.

Il s’agit de se positionner contre les concurrents donc, mais aussi de créer des événements pour les commenter et en faire son miel. De grandes épreuves sont créées sous l’impulsion de journaux qui investissent dans la propriété ou la gestion de stades : celui de Colombes appartient d’abord au Matin, la programmation du Vél’ d’hiv et du Parc des Princes, qui est à l’époque un vélodrome, est de la responsabilité de L’Auto. Ces formes de synergie entre presse et événement sportif sont toujours à l’ordre du jour aujourd’hui : le groupe Amaury Sport organise par exemple le Dakar et le Tour de France.

D'abord peu apprécié en France, comment expliquer que le football s'installe dans l'entre-deux-guerres comme le sport vedette de l'actualité sportive ?

La particularité du football en France est qu’il ne devient un sport populaire qu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Jusqu’en 1919, le football est en effet divisé entre plusieurs fédérations. Pendant la guerre, sa pratique sur le front renforce le nombre de ses adeptes. En 1917, la Coupe Charles Simon, à laquelle toutes les équipes, petites ou grandes, peuvent participer, est créée : c’est un énorme succès. L’épreuve, inspirée par le modèle de la FA Cup, la Coupe d’Angleterre, satisfait le goût bien français de l’égalitarisme. Le public adore que le Petit Poucet gagne. Pour reprendre le mot de Louis Aubert, éditeur en 1936 du Livre d’or de la Coupe de France : « En Coupe de France, il est des chèvres qui mettent en déroute plusieurs gros loups avant d’abaisser leurs cornes et de toucher de leur barbichette l’herbe du pré... ».

Suivant l’exemple du cyclisme, la  Coupe de France, organisée par la Fédération française de football association, a pour partenaire des titres de presse : Lectures pour Tous, Sporting, Le Petit Parisien, d’abord, puis, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale France Soir.

L’essor du football a aussi des explications socio-économiques. Au début des années 1930, la population devient urbaine, or le foot est un sport des villes. De même, la classe ouvrière s'homogénéise : l’ouvrier est de plus en plus employé dans la grande usine. À ce titre, il peut être utilisé dans le paternalisme sportif pour encadrer le loisir des ouvriers, leur faire comprendre les principes tayloristes en les comparant au jeu d’équipe. En 1928, au même moment où les dirigeants de Peugeot lancent la construction de l’usine du grand Sochaux, il crée le FC Sochaux, premier club de football français professionnel. Mais le football peut aussi être utilisé par des fédérations ouvrières, notamment, après la création en 1934, de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) qui naît de l'union de deux fédérations sportives ouvrières socialiste et communiste, l'Union des Société Sportives et Gymniques du Travail et de la Fédération Sportive du Travail.

Le football est présent autant dans les publications patronales que dans les organes de la FSGT. Il suscite aussi la création d’une presse spécialisée. Certes, il est très présent, avec le cyclisme, dans les pages du Miroir des Sports, né de la transformation du journal illustré Le Miroir qui donnait à voir la Première Guerre mondiale, et qui tire à 200 000 exemplaires dans les années 1930. En 1929, l’hebdomadaire Football est créé par le journaliste Marcel Rossini et est exclusivement consacré au foot. Après avoir sombré dans le collaborationnisme, il est remplacé après la guerre par France Football et appartient aussi au groupe Amaury – comme L’Équipe, transformation de L’Auto.

Dans les années 1940-50, le football français, très offensif, suscite un grand engouement. L’Équipe est ainsi à l’origine de la création de la Coupe d’Europe des clubs champions, dont les matchs disputés le mercredi soir, grâce à l’éclairage nocturne et au développement du transport aérien, permet de remplir les pages du quotidien au milieu de la semaine, grand moment de creux informationnel. France Football crée pour sa part le Ballon d’Or, récompense d’abord attribué au meilleur footballeur européen.

L'intérêt retombe dans les années 1960. Les résultats baissent, l’affluence dans les stades aussi. Les clubs rencontrent des problèmes économiques. Malgré tout, un nouveau titre est apparu : le mensuel Miroir du football, qui appartient à la galaxie de la presse sportive communiste née dans les années de la reconstruction (Miroir Sprint, Miroir du cyclisme) et apporte un point de vue critique sur le football et sur son concurrent France Football. Il propose aussi des reportages rendant compte de tous les aspects du football, du football féminin naissant à celui des immigrés en passant par le football professionnel et même le Real Madrid, le club de l’Espagne franquiste dont le jeu offensif enthousiasme François Thébaud, son directeur.

Au début des années 1970, le football français se restructurera en misant notamment sur la formation. Les Verts de Saint-Étienne brilleront en coupe d’Europe et Michel Platini réalisera ses premiers exploits. En 1976 seront créés deux nouveaux mensuels richement illustrés qui proposeront des posters de footballeurs que les jeunes fans accrocheront sur les murs de leurs chambres : Onze et Mondial, qui fusionneront en 1989.

Spécialiste du sport, Paul Dietschy est professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Franche-Comté. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment Histoire du football, paru aux Éditions Perrin en 2014, et Le Sport et la Grande Guerre, publié en 2018 chez Chistera.