Extrait du journal

pagnon et lui jouaient aux dés, ayant cha cun leur couteau planté dans le bois de la table. Poivre-Rouge perdait et son adver saire, dont la poche était plate, avait devant lui un gros tas de quadruples. Marcassin, grand jeune homme pâle et blond, avait les yeux éteints par l’ivresse. Il levait un broc à bout de bras et versait avec soin son contenu dans un entonnoir, 3u'une grosse fille qui semblait échappée ’un tableau de Rubens tenait dans sa bou che largement ouverte. On arrêtait périodiquement le travail pour que la patiente de cette bizarre torture pût reprendre haleine, et il y avait cinq doubles louis déposés sur un coin de table qui devaient être le salaire delà grosse fille, si par hasard elle ne succombait point avant la fin de la partie. Dans toute l’étendue de la salle, le car reau était littéralement jonché de verres cassés, d’assiettes broyées et de lambeaux de vêtements déchirés. Les rayons du soleil traçaient de larges faisceaux obliques dans l’atmosphère char gée de toutes sortes de vapeurs . parmi lesquelles dominait la fumée du tabac. On entendait le son de l’or, remué par les joueurs, les cliquetis des éperons sonnant sur les dalles et le craquement de la vais selle incessamment brisée ; puis c'étaient des jurons appartenant à diverses langues, des cris, des disputes, des récits et par dessus tout cela le son aigrelet d’une man doline qui accompagnait un chant de femme. La femme chantait et dansait au milieu de la salle, et c’était ici que trônait le sei gneur Boucan, entouré d une véritable cour en jupons. Il était assis sur une escabelle et semblait radieux, buvant de temps en temps son vin d Espagne à petites gorgées et fumant une pipe pleine d'herbe de Virginie. Ses courtes jambes touchaient à peine le sol, mais son torse eût fait honneur à un mousquetaire du roi, et sa belle figure qui souriait dans sa barbe soyeuse et noire lui...