Extrait du journal

Nous le franchissons chaque jour, et il ne nous vient jamais à l'esprit de nous arrêter au passage, un instant, pour lui adresser quelque parole d'amitié. 11 s'ou vre, se ferme, nous donne tour à tour l'espace ou l'intimité ; nous trouvons cela tout naturel. Ingrats, qui méconnaissons les services rendus; aveugles, qui ne soup çonnons pas l'âme des choses. Elle existe pourtant ; elle, influe sur la nôtre au point de lui communiquer sa tristesse ou sa joie. Sans nos meubles familiers, si mo destes, si rustiques soient-ils, nous som mes dépaysés, comme ën exil. n n'y à là, direz-vous, que des morceaux de bois, que des morceaux d'étoffe ; mais les heures y ont déposé tant de souvenirs, qu'insen siblement la vie, en eux,, s'est éveillée, et qu'ils participent désormais à la nôtre. Le Seuil est sans doute le plus actif de ces amis obscurs et fidèles. Mais il est celui auquel on songe le moins. Poste avancé, dressé entre la rue ou la cam pagne, et le foyer, un peu à l'écart des unes et de l'autre, il semble n'appartenir à personne.* Nul, pourtant, ne se trouve plus que lui mêlé à notre existence. Il entend le rythme dansant et rapide des pas de l'enfance, cet incessant bondisse ment vers les surprises renouvelées que sont, alors, les insouciantes minutes., Il se fait le complice de l'amour, soit que cet étranger chante à visage découvert le chaste poème des fiançailles, soit que, secrètement, il chemine dans l'ombre, au réolé de son mirage passionné ; 11 s'ouvre aux. générations nouvelles, afin que ne s'éteigne .pas le flambeau prêt à s'échap per des. ..mains affaiblies., Il voit passer notre jeunesse studieuse et grave, recueil lie devant le labeur quotidien, ou rieuse, étourdie, et se brûlant à la flamme du plaisir. Rien ne lui échappe, il note chaque pulsation de la demeure. On le croit im passible ; il l'est en apparence comme les vieux serviteurs-bien stylés. A le mieux regarder, pourtant, que de variétés d'ex pression ! Il sait avant nous ce qu'apporte celui ou celle, qui, tout d'abord, s'arrête devant lui. Ah! si nous ,l'interrogions, si nous comprenions surtout son langage muet, que d'erreurs, que de regrets nous seraient épargnés ! Bien des fois nous au rions ouvert à l'inconnu distraitement laissé dehors et qui s'appelait cependant le Bonheur. Bien des fois nous aurions renvoyé la brillante inconnue, souriante, les bras chargés de fleurs, messagère, nous semblait-il, de la joie, et qui n'était que Ha Déception. : C'est que, fleuri ou dépouillé, misérable ou riche; de marbre poli, de pierre ou sim plement de terre, s'ouvrant sur la ville ou sur les champs, le Seuil est le gardien de cet inestimable trésor : le « chez soi ». Antique et vénérable, il conserve la tra dition des ancêtres ; neuf, il la retrouve et d'instinct la continue. Trait d'union placé entre les autres et nous, il nous offre ce qui nous est indispensable d'ho rizon pour nous harmoniser avec notre temps, ce qu'il nous faut de recueillement pour le rattacher, afin de n'en point tarir la sève, aux époques disparues.. Heureux qui n'est pas obligé d'en changer, qui suit à son tour l'invisible sillage des siens, et qui, du berceau au cercueil, passe sous la même arche intime et secourable. JEAN RENOUARD...