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Le Figaro, 26 mars 1940

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Le Figaro
26 mars 1940


Extrait du journal

~ T~} uissé-je, » soupire le sage qui voudrait conduire p décemment sa vie, « puissé-je p'être jamais impliqué dans un de ces événements perfides, où l'on n'a d'autre choix que d'être terriblement héroïque ou terriblement lâche ! » Il espère atteindre la fin de ses jours loin de ces noyades, incendies, bagarres, où il faut décider en deux secondes si l'on se jettera au secours de malheureux, ou si, glacé par la peur, on restera honteuse ment à les regarder périr. Déjà les temps paisibles abon dent en traquenards de cette sorte ; mais que sera-ce de la guerre ? , ^ Je songe au Lord Jim àè Joseph Conrad. Dans cet admirable récit, le romancier a posé le cas pathétique d'un brave garçon, très droit, très courageux, qui, faute d avoir pris en un clin d'cèil une ' décision périlleuse, se voit relégué pour le reste de sa vie, sans qu'aucun effort de réhabilitation lui réussisse, parmi les déchus et les réprouvés. Jim avait été engagé comme officier en second par une espèce de forban, capitaine d'un vieux vapeur tout juste bon pour la ferraille, et qui transportait des pèlerins entre les Indes et l'Arabe. Une nuit, la' quille heurte une épave. Les cloisons rouillées ploient sous la pression de' l'eau. D'un instant à l'autre elles vont céder, et le bâtiment coulera avec toute sa cargaison de dor meurs. Aidé par les quelques flibustiers de son équipage, le capitaine se précipite sur un canot, le met à la mer. On crie à Jim : « Sautez ! Mais sautez donc ! » Et dans le noir, sans réfléchir, Jim saute. On s'éloigne à force de rames, pour n'être pas pris dans le remous ; onene voit plus rien... Les passagers du canot sont recueillis ; mais à son tour le bateau de pèlerins, qui par miracle a continué de flotter, est rencontré à la dérive .et ramené dans un port. Bien entendu les bandits arrivent à se défiler, et Jim, devant la justice maritime, porte seul l'infamante responsabilité de l'abandon de poste. Où chercher une garantie contre des défaillances de cette sorte, qui peuvent surprendre les plus fermes ? Jim n'était pas un étourdi Vil prenait au sérieux les devoirs de son commandement. Un des premiers mots qu'il bal butie dans son humiliation, c'est bien : « J'ai toujours voulu être prêt aux pires éventualités... » Et l'ami qui îaconte son histoire ajoute avec un cruel humour : « De puis qu'il était petit gosse, il s'était préparé à toutes les épreuves qui peuvent vous assaillir sur la terre et sur l'eau. Il était fier de cette espèce de prévoyance. Il avait, dans son imagination, évoqué les périls et, inventé les parades. Il avait dû mener une existence bien exaltée. » C'est justement là ce qui rend l'aventure , de Jim si émouvante. Le jeune marin avait fait la seule chose qui dépende de chacun : tâcher de se rendre maître de ses réflexes, prévoir les gestes qu'il faudra faire, épuiser d'avance, par un effort de l'esprit, une part de la terreur qui risque de paralyser une décision rapide. Son échec n'implique pas qu'il s'y fût mal pris, mais seulement que la vie peut ménager aux meilleurs des surprises tragiques. Toute l'éducation du soldat tend à limiter pour lui le champ laissé aux surprises : on lui fait regarder le danger sous tous ses aspects, on l'entraîne aux ripostes jusqu'à ce qu'elles deviennent instinctives. Les civils sont laissés à leur inpiration, et beaucoup d'entre eux espèrent encore pouvoir se maintenir dans leurs sages sentiers. Mais dès le premier choc de septembre, on a surpris chez les uns tel mouvement de pusillanimité, chez d'autres tel geste d'abnégation, également inattendus, où déjà l'on sentait que le tri commençait à se faire, rejetant chacun hors de son palier habituel. Que la guerre devienne plus sévère, et nul ne pourra plus échapper à l'alternative : ou se dépasser ou tomber au-dessous de soi. L'espoir de n'avoir pas à choisir entre ces extrémités n'est plus guère qu'un peu de sable sur la tête des autru ches. Il ne suffit pas de se dire qu'une vague de fond ne manquerait pas de soulever la France, comrue fut sou levée la Finlande; emportant chacun bien au delà de ses forces. Assurément nous y* comptons ; mais tout de même un homme peut couler, comme un caillou, à trai une vague. Jean Schlumbercer....

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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