Extrait du journal

Le Royaume du Chiffon Ne croyez point que je veuille vous entretenir aujourd'hui de ce vaste empire dont le centre est dans le quartier de l'Opéra et où des milliers de jeunes femmes et de jeunes filles, du matin jusqu'au soir, coupent, mesurent, cousent, froissent des étoffes précieuses, élégantes, multicolores. Ce n'est point de la corporation de la couture et de la mode qu'il s'agit ici, encore moins du chiffon coûteux et gracieux, mais de la corporation des biffins, coureurs et placiers, comme ils s'intitulent eux-mêmes, et du chiffon-résidu, minable et défraîchi, abandonné dans une boîte de métal bien connue, sur la voie publique. La profession n'en est pas moins intéressante elle est tout aussi pittoresque. Si l'on ne rencontre plus, comme au temps jadis, à là nuit close, des centaines et des milliers de personnages mystérieux armés d'une hotte et d'un crochet; si, dans ce domaine, comme partout, bien des choses ont changé, le chiffonnier mérite pourtant non seulement notre attention, mais notre sympathie. D'abord, son industrie est curieuse entre toutes, car l'on se demande censment, de tant de détritus inutiles, jetés pêlemêle à la voirie, il arrive à tirer sa maigre existence ensuite, ce travailleur, que ne rebutent point certains contacts ni certaines odeurs, est un patient, un laborieux dans toute l'acception du terme, qui, levé à trois heures du matin, n'a pas toujours terminé sa besogne à quatre heures de l'après-midi. D'ailleurs, sa probité est à peu près sans égale s'il est leste en ses propos et parfois véhément en ses mouvements, s'il se montre peu tolérant pour un concurrent qui lui dérobe un papier ou un gros os, et comment ne défendrait-il pas son gagne pain ? -le sentiment de l'honneur lui est naturel. Les statistiques de la préfecture de police, qui sont un document terrible et où toutes les professions sont cataloguées, attestent que le biffin, malgré toutes les tentations, demeure ferme dans le droit chemin. Aussi a-t-il réussi à désarmer le plus souvent les préventions et les'méfiances de nos concierges parisiens-...