Écho de presse

Le canard de Vaucanson, l’automate vedette du XVIIIe siècle

le 30/05/2023 par Pierre Ancery
le 30/05/2023 par Pierre Ancery - modifié le 30/05/2023

Présenté pour la première fois en 1739, le canard inventé par Vaucanson était capable de marcher, de cancaner, de manger et de digérer. Automate le plus fameux du siècle des Lumières, il connut une longue exploitation avant de disparaître à la fin du XIXe siècle.

C’est probablement l’oiseau le plus célèbre du XVIIIe siècle : automate d’une sophistication inédite pour son temps, le canard de Vaucanson fascina à la fois le grand public et les savants et connut une postérité exceptionnelle.

C’est en 1734, dans un contexte de fort intérêt pour les découvertes techniques et scientifiques, que le Grenoblois Jacques de Vaucanson (1709-1782), mécanicien de son état, invente son célèbre canard. La carcasse de l’animal est faite en cuivre doré et est ajourée de façon à laisser voir les mécanismes internes. On actionne son mécanisme en tournant une simple clé.

Comme d’autres automates l’ayant précédé, l’oiseau est capable de marcher, de bouger les ailes et de cancaner. Mais ce qui le rend unique à l’époque est sa capacité à manger, digérer et déféquer les graines que l’on place devant lui. Un système reposant en réalité sur un artifice : les « excréments » qui s’échappent du palmipède étaient placés à l’intérieur avant l’activation du mécanisme.  

Le jeune inventeur expose son invention à l’hôtel de Longueville, à Paris, en 1739, en compagnie de deux automates androïdes, le Flûteur et le Tambourinaire. Une brève publicité paraît à cette occasion dans le Mercure de France :

Plus que les deux androïdes, c’est le canard qui va subjuguer le public au cours de ces présentations placées sous le sceau du sérieux scientifique. Vaucanson décrit longuement son invention dans une lettre qui paraît en 1740 dans l’hebdomadaire dirigé par l’Abbé Desfontaines Observations sur les écrits modernes :

« Un canard, dans lequel je représente le mécanisme des viscères destinés aux fonctions du boire, du manger, et de la digestion ; le jeu de toutes les parties nécessaires à ces actions y est exactement imité : il allonge son cou pour aller prendre du grain dans la main, il l’avale, le digère, et le rend par les voies ordinaires tout digéré ; tous les gestes d’un canard qui avale avec précipitation, et qui redouble de vitesse dans le mouvement de son gosier, pour faire passer son manger jusque dans l’estomac, y sont copiés d’après nature. »

Le roi Louis XV, la Cour, tout ce que Paris compte de scientifiques et d’intellectuels s’émerveille alors devant l’extraordinaire oiseau de Vaucanson, qui accède tout à coup à la gloire : Voltaire le surnommera même « le rival de Prométhée ». L’inventeur organise bientôt une tournée dans toute la France, puis expose ses automates en Italie et à Londres.

En 1743, il revend son canard à un trio de négociants lyonnais. C’est le début d’une longue carrière internationale au cours de laquelle l’engin sera à plusieurs reprises vendu, réparé, modifié, et se verra même ajouter des plumes. On perd temporairement sa trace au début du XIXe siècle.

Mais le canard ne disparaît pas des mémoires : en 1836, Edgar Allan Poe l’évoque dans sa nouvelle Le Joueur d’échecs de Maelzel, inspirée par un autre célèbre automate, le « Turc mécanique ».

Entre 1836 et 1837, Le Figaro annonce à plusieurs reprises la parution d’un roman intitulé Le Canard de Vaucanson et signé Gérard de Nerval. Mais celui-ci ne verra jamais le jour...

En 1839, le canard est retrouvé à Berlin, très abîmé : on en confie la réparation au mécanicien suisse Johann Bartholomé Rechsteiner, qui en profitera pour en réaliser une copie. En 1844, remis sur palmes, il est présenté à la Scala de Milan. Puis en 1846, il débarque à Paris. Le 7 janvier, Le Journal des débats politiques et littéraires annonce son arrivée comme un véritable événement :

« Ce canard automate que des millions ne pourraient payer, cette nature pour ainsi dire vivante, qui barbote, qui bat des ailes, qui chante, qui mange, qui digère, dont tout le corps, dont chaque plume éprouve le frémissement de la vie, tout cela était oublié chez un hôtelier ; mais alors c'était la nature morte.

Rachetée enfin par l'ingénieur habile qui lui a rendu la vie, cette merveille est arrivée, et Paris va voir bientôt, dans toute la nouveauté de sa résurrection, ce nec plus ultra de la mécanique du dernier siècle et du nôtre. »

Le public parisien se presse pour voir cette « merveille » vieille alors d’un siècle. En ce XIXe siècle qui voit fleurir les numéros de magie et les spectacles d’illusion, le canard change de statut : de prouesse scientifique, il devient attraction foraine.

Le 19 janvier, Théophile Gautier y va de son appréciation (mitigée) dans les colonnes de La Presse : en cause, la finalité fort peu poétique de l’automate.

« Le canard de Vaucanson se fait voir sur la place du Palais-Royal, au-dessus du café de la Régence. Comme autrefois il bat des ailes, écarte les plumes de sa queue avec ce frétillement joyeux, particulier aux palmipèdes de son espèce [...].

La déglutition achevée, la digestion commence et bientôt l'on en fait passer sur un plat d'argent les résultats au public. Ô belles lectrices, brûlez ici une de ces pastilles aromatiques, faites fumer une de ces cassolettes dont M. Debay donne la recette dans son traité Des parfum et des fleurs.

N'est-il pas regrettable qu'un homme de la force de Vaucanson ait usé tant de patience et de génie pour faire commettre une incongruité à un canard de bois ! »

Dans les années suivantes, le canard voyage encore à New York, Berlin ou Leipzig. En 1863, il réapparaît à Paris, où il est exposé (en compagnie du Flûteur de Vaucanson) dans un passage du boulevard des Italiens, sans qu’on soit sûr qu’il s’agisse bien de l’automate authentique.

L’ex-canard vedette disparaîtra définitivement à la fin du XIXe siècle, possiblement dans l’incendie d’un musée en 1879, à Nijni Novgorod. Mais s’agissait-il de l’original ou de la copie effectuée par Rechsteiner ? Mystère.

Les automates, à cette époque, sont de toute façon largement passés de mode, comme en atteste par exemple cet éditorial du Petit Parisien qui, en 1888, les compare à de simples « jouets » : 

« Toutes ces inventons n'ont, en somme, jamais servi qu'à amuser la curiosité des spectateurs. Aussi cet art où quelques-uns - notre compatriote Vaucanson, par exemple -, ont dépensé du génie, est-il à peu près complètement tombé en désuétude, les mécaniciens capables de l'exercer préférant avec raison, de nos jours, consacrer leur temps à des inventions utiles à l'industrie. »

Dans les années 1920, on découvrira toutefois dans un tiroir du Conservatoire des Arts et métiers des photographies représentant un canard mécanique présenté comme celui de Vaucanson, jointes à une offre de vente de l'automate adressée au musée en 1899. Mais là encore, impossible de savoir s’il s’agit de l’original ou d’une copie...

Lointain ancêtre des robots, l’oiseau de Vaucanson a pourtant survécu dans l’imaginaire collectif. À noter que le principe de l’automate « digérateur » trouvera une seconde jeunesse à la toute fin du XXe siècle, avec l’installation Cloaca de l’artiste Wim Delvoye, capable de transformer les aliments en excréments. À la différence de son prédécesseur toutefois, l’œuvre de Delvoye fonctionnait réellement comme un tube digestif.

Pour en savoir plus :

Gaby Wood, Le rêve de l'homme-machine : de l'automate à l'androïde, Autrement, 2005

Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky et Sophie Roux, L’Automate : modèle, métaphore, machine, merveille, Presses universitaires de Bordeaux, 2012