Écho de presse

Vies et mort de Maxime Lisbonne, le « d’Artagnan » de la Commune

le 11/06/2022 par Pierre Ancery
le 05/03/2021 par Pierre Ancery - modifié le 11/06/2022
L'ancien communard Maxime Lisbonne (1839-1905) - source : Gallica-BnF
L'ancien communard Maxime Lisbonne (1839-1905) - source : Gallica-BnF

Tour à tour soldat, homme de spectacle, acteur, communard, bagnard, journaliste politique et directeur de cabarets révolutionnaires, Maxime Lisbonne (1839-1905) fut dans les années 1880 et 1890 une figure des nuits parisiennes.

En remontant la rue de Belleville, dans le 20e arrondissement de Paris, on peut aujourd’hui découvrir un panneau situé au 12 de la rue, indiquant l’ex-emplacement de la « Taverne du bagne et des Ratapoils ».

Ouvert en 1886, ce débit de boissons portait deux canons sur la toiture et était aménagé comme une prison de Nouvelle-Calédonie. Les serveurs étaient habillés en forçats et traînaient tous un boulet au bout d’une chaîne. On ne pouvait en sortir qu’en présentant un carton où était écrit :

« CERTIFICAT DE LIBERATION.

Le condamné a consommé et s’est bien conduit.

Le directeur M. LISBONNE »

La Taverne du bagne et des Ratapoils n’était que l’un des multiples établissements créés et animés par Maxime Lisbonne (1839-1905), personnage haut en couleurs qui fut en 1871 l’une des figures de la Commune de Paris.

Né à Paris, Lisbonne entra à quinze ans dans la marine. Il servit pendant la guerre de Crimée puis, devenu zouave, pendant les campagnes d’Italie et de Syrie (1859-1861). Envoyé pour indiscipline à Biribi (le nom des terribles pénitenciers militaires français d’Afrique du Nord), il fut libéré au bout de sept mois par faveur après s’être distingué lors de l’incendie de l’hôpital d’Orléansville.

De retour à Paris, Maxime Lisbonne se fait homme de spectacle, prenant la direction des Folies Saint-Antoine de 1865 à 1868 (il est aussi acteur à l’occasion), avant de devenir agent d’assurances. Capitaine au 24e bataillon de la Garde nationale pendant le siège de 1870, il prend ensuite une part active à la Commune, devenant membre du Comité central de la Garde nationale.

Nommé lieutenant-colonel le 1er mai, Lisbonne est en première ligne lors de la Semaine sanglante, qui voit la répression de l’insurrection parisienne par les forces « versaillaises » dirigées par Adolphe Thiers.

Il organise la défense du Panthéon et du Château-d’Eau ; le 26 mai, sur la barricade de la rue Amelot (11e arrondissement), il reçoit une balle en pleine cuisse. Transporté à l’ambulance de Saint-Mandé, il est amputé puis, à la suite de son identification, arrêté pendant sa convalescence.  Le 4 décembre, il est jugé par le Conseil de guerre, qui le condamne à mort.

Le Constitutionnel, retraçant sa vie, fait un compte-rendu précis du jugement :  

« Lisbonne est accusé :  d'attentat ayant pour but de changer la forme du gouverne ment; 2° de commandement dans des bandes armées ; 3° de port d'armes et d'insignes militaires ; 4° de pillage, en employant la violence et les menaces de mort ; 5° d'envahissement de plusieurs maisons habitées ; 6° de construction de barricades ; 7° d'être l'auteur ou le complice de treize arrestations illégales connues, accompagnées presque toutes de menaces de mort; 8° de pillage, de dévastation, de réquisitions, ordonnés ou tolérés [...].

 Le conseil, après une heure de délibération, rapporte un verdict affirmatif sur toutes les questions, sauf celle de vol. Lisbonne est, en conséquence, condamné à la peine de mort. »

Un second conseil, en juin 1872, va toutefois commuer sa peine en travaux forcés en Nouvelle-Calédonie, où la plupart des communards condamnés par le Conseil de guerre sont envoyés.

Lisbonne passera huit années au bagne, sur l’île de Nou. L’amnistie de 1880 lui permet de revenir à Paris. Là, il se lance à nouveau dans le monde du spectacle, reprenant ses activités théâtrales aux Bouffes du Nord (il y monte la pièce Nadine de son amie Louise Michel), tout en conservant des liens étroits avec le cercle des anciens communards revenus du bagne ou d’exil.

Le 25 janvier 1881, Le Figaro raconte une soirée organisée en son honneur par Jules Vallès afin de récolter de l’argent pour une prothèse de jambe. La plupart de ses anciens compagnons sont là pour aider celui qui sera surnommé plus tard par Edmond Lepelletier, auteur en 1911 d’une Histoire de l’insurrection, le « d’Artagnan de la Commune ».

Dans l’article, Le Figaro décrit un Lisbonne prématurément vieilli par son handicap et par les années passées en Nouvelle-Calédonie, allant quêter une recommandation pour sa prothèse auprès d’un médecin proche des communards, un certain... Georges Clemenceau. Puis le journal interviewe Lisbonne :

« Lorsqu'on l'interroge sur le passé , l'ex-colonel de la Commune se montre très entier dans ses réponses.

- Pourquoi diable vous êtes-vous mêlé à l'insurrection ? lui demandait-on hier.

- On voulait tuer la République, répondit-il nettement, le devoir de tous les républicains était de se lever pour la défendre.

- Vous voyez bien cependant que la République n'est pas morte, et que ce sont ceux-la mêmes que vous combattiez qui l'ont fondée.

- C'est vrai, mais êtes-vous bien sûr qu'ils auraient agi de même si la Commune n'avait pas existé ? [...] Du reste, reprit-il bien vite, l'insurrection de la Commune était fatale, et tout le monde s'y attendait après la capitulation de Paris. On ne surexcite pas impunément pendant cinq mois l'esprit de toute une population.

- Enfin, que comptez-vous faire, à présent ? 

- Me tenir tranquille, me reposer, me soigner et surtout ne plus m'occuper de politique. »

Lisbonne fera exactement l’inverse de ce qu’il annonce à son interlocuteur. Il se lance en 1884 dans le journalisme politique avec le journal « républicain maratiste » L’Ami du peuple, dans lequel il prêche inlassablement la révolution sociale. Simultanément, il ouvre ou dirige plusieurs cabarets aux noms évocateurs, La Taverne du bagne à Montmartre (qui déménagera ensuite à Belleville), Le Casino des concierges, La Brioche politique, Le Ministère des contributions directes ou encore Le Concert Lisbonne (ancien Divan japonais, aujourd’hui le Divan du Monde, rue des Martyrs).

Affiche de 1894 pour la réouverture du Concert Lisbonne - source Gallica BnF

La presse évoque régulièrement le personnage, souvent pour raconter ses frasques. Le 19 février 1885, Le Siècle publie une lettre de Lisbonne, en réponse à un article du journal qui l’avait accusé d'avoir été renversé par des étudiants lors des funérailles de Jules Vallès : 

« Citoyen rédacteur,

Je lis dans votre numéro de ce matin, 17 février, que M. Lisbonne, dans la première bagarre qui a eu lieu hier à l'enterrement de Jules Vallès, a été harponné par la canne d'un étudiant. Permettez-moi de vous prier de rectifier cette erreur.

1° Aucun étudiant ne s'est permis de me toucher;

2° Les manifestants n'étaient pas les vrais étudiants, mais les étudiants de la Faculté catholique. Dans cette bagarre, malgré le semblant de courage que pouvaient avoir ces petites filles de Jules Simon, je me suis contenté de croiser les bras et de leur dire :

La première d'entre vous qui essaierait seulement de me toucher, je la crève. »

Le XIXe siècle, en octobre 1885, dépeint sous un jour sympathique celui qui, sur ses cartes de visite, faisait suivre son nom de la mention « ex-forçat de la Commune » :

« M. Maxime Lisbonne est un excentrique intéressant à connaître. Les bourgeois et les capitalistes n'ont pas d'ennemi d'un commerce plus facile. Lisbonne est toujours gai. Il ne déchaîne pas ses colères contre les "ennemis du peuple".

Un jour on lui montra de loin M. de Rothschild. Le colonel aborda le financier, l'appela citoyen, le tutoya et ils badinèrent pendant une bonne demi-heure sur un ton plaisant. On peut imaginer que Lisbonne prédit au baron qu'un jour on le fusillerait. Mais les prédictions les plus sinistres n'effraient pas dans la bouche de ce romantique.

Il a toujours l'air de rire et quand il vous dit : "Je vous appuierai au mur", c'est amusant comme une bonne farce. »

En 1888, il a l’idée d’un restaurant, Les frites révolutionnaires, dont il explique le principe à La Cocarde :

« - On ne vendra que cela [des frites]. D’où le titre. Avec un petit pain et un verre de vin. Ce sera l’unique consommation. Mais la graisse des "frites" variera ! [...] Il y en aura à la graisse opportuniste, radicale, révisionniste, légitimiste, orléaniste et bonapartiste ; à la graisse de bourgeois, d’huissier et de propriétaire. Il y en aura même à la graisse boulangiste... [...]

Plus la graisse demandée sera réactionnaire, plus le plat coûtera cher. »

Maxime Lisbonne, ruiné, finira sa vie comme débitant de tabac à La Ferté-Alais. Lorsqu’il meurt, le 25 mai 1905, la presse lui rend hommage. Ainsi lit-on dans L’Humanité :

« Ce fut une bien curieuse et originale figure que celle du colonel Maxime Lisbonne, qui vient de disparaître à l'âge de soixante-six ans [...].

Ses entreprises théâtrales ne furent pas heureuses. Lisbonne connaissait tout le monde, et quand il était aux Bouffes-du-Nord, par exemple, le tout Pigalle des premières emplissait la salle. Seulement, la caisse, elle, ne s'emplissait pas. Comme patron de cabaret, Lisbonne fut plus heureux. Sa verve copieuse, jamais tarie, sa franche bonne humeur attiraient chez lui une foule joyeuse faisant rouler l'argent. Mais, entre les doigts de Lisbonne, il ne roulait pas, il fuyait, fuyait. Le voilà parti, ce gai vivant, et l'on ne reverra plus sa silhouette caractéristique, sa tête forte, aux longs cheveux bouclés, au menton proéminent [...].

Ce fut, certes, un fantaisiste compagnon que Maxime Lisbonne, mais un vaillant et aussi un brave homme. »

Une rue porte aujourd'hui son nom à Paris, dans le quartier de la Goutte-d’Or.

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Pour en savoir plus :

Marcel Cerf, Le d’Artagnan de la Commune, Le colonel Maxime Lisbonne, Le Pavillon Editeur, 1967

Quentin Deluermoz, Commune(s)1 1870-1871, une traversée des mondes au XIXe siècle, Le Seuil, 2020

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