Écho de presse

Georges Darien, militant anarchiste et écrivain enragé

le 08/12/2018 par Pierre Ancery
le 19/11/2018 par Pierre Ancery - modifié le 08/12/2018
Couverture de "Biribi" de Georges Darien, illustration de Maximilien Luce, 1890 - source Bibliothèque de la ville de Paris

Romancier, dramaturge et militant anarchiste, Georges Darien (1862-1921) passa sa vie à dénoncer toutes les formes d'autorité. Le Voleur, roman paru en 1897, est considéré comme son chef-d'œuvre.

En avril 1890, Le Mercure de France publie une critique à la fois effarée et élogieuse d'un ouvrage tout juste paru : Biribi. L'auteur, un jeune homme de 27 ans qui se fait appeler Georges Darien, y décrit son expérience dans un camp disciplinaire en Tunisie.

« Ce livre apporte à qui l’ouvre d’effroyables sensations, et encore après lecture faite on garde un peu de l’effarement qui suit un très mauvais rêve. C’est, en certains épisodes, d’une intensité de noirceur incroyable [...].

 

Car c’est un charnier – du moins moral – que Biribi. Il paraît qu’on a dû couper telles pages attentatoires à notre candeur : il en reste assez pour offrir un aperçu de vices qu’on ne voit que là – et dans la Bible. »

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L'auteur, engagé volontaire dans l'armée, a été expédié au bagne pour 33 mois de travaux forcés à cause de son indiscipline. Dans Biribi – le surnom du bagne où il a effectué sa peine –, il raconte avec une remarquable crudité les humiliations qu'il y a subies.

 

Le livre est un succès public et critique. À la suite de sa publication, une campagne est même lancée, qui aboutit à la suppression (théorique) des camps disciplinaires. Biribi marque le début de la carrière littéraire et militante de Darien (de son vrai nom Georges Adrien), laquelle sera marquée par une défiance continuelle envers l'autorité.

 

En juin 1890, Darien fait jouer au Théâtre-Libre une pièce qu'il a écrite avec Lucien Descaves, Les Chapons, attaque féroce contre l'hypocrisie des bourgeois français pendant l'invasion prussienne de 1870. Elle fait scandale, comme le relève Le Mercure de France :

« Cette piécette a d’ailleurs soulevé une véritable tempête d’applaudissements, de hurlements, de sifflements et de cris d’animaux divers.

 

Ah ! c’est que les auteurs ont frappé juste ! Et qu’ils ont été cruels, cyniquement cruels ! Et que M. Prudhomme n'aime pas que d’indiscrets chirurgiens lui révèlent aussi brutalement le mal honteux qui couve sous sa solennelle et patriotique bedaine ! »

La pièce suivante de Darien, Les Pharisiens, pamphlet contre Édouard Drumont et les antisémites, sera en revanche un échec. Au même moment, Darien, qui vit désormais dans la misère, s'engage passionnément dans le mouvement anarchiste.

 

Entre 1891 et 1894, il écrit dans la revue L'En-dehors. Ses textes sont violents, sans concession. Le journal La France, dans un article consacré à ce « jeune qui a la préoccupation du roman socialiste » et qui rêve d'une littérature « anarchiste », en cite un extrait en octobre 1891 :

« Le peuple ne lit pas. Il relit. Il ne consent à avaler que des choses déjà mâchées par les bourgeois — et qu’on lui ressert, dans ces auges banales qu’on appelle des magazines.  

 

– Mais il voulait lire, autrefois, à l’époque où, sur dix prolétaires, deux seulement connaissaient l’alphabet ? Sans doute. Et pourquoi ne lit-il point, à présent ? Je ne sais pas. Parce qu’il sait lire, peut-être. »

Dans L'En-dehors, Darien, sous le pseudonyme de Georges Brandal, prend parti pour la « propagande par le fait », c'est-à-dire l'insurrection violente contre « l'ordre bourgeois ». En pleine vague d'attentats anarchistes, il écrit en 1892 que « le sang appelle le sang, et la férocité des spoliateurs provoque les âpres représailles des spoliés ».

 

Après le vote des « lois scélérates », Darien s'exile à Londres. On ne sait pas trop ce qu'il y fait (il devient peut-être bookmaker). Son nom ne reparaît dans la presse française qu'en 1897, à l'occasion de la publication de son nouveau livre. Un roman, cette fois, qui sera son chef-d’œuvre : Le Voleur.

 

D'une ironie féroce, le livre met en scène les aventures d'un bourgeois déchu (Georges Randal) devenu cambrioleur par révolte. Sur une intrigue digne d'un roman-feuilleton, Darien en profite pour s'attaquer radicalement à toutes les institutions de l'époque : la bourgeoisie, l'argent, l’Église, l'école, la police, l’État.

 

Mais aussi le socialisme (« J'ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceux de 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leur salive ») et l'anarchisme lui-même, avec lequel il a pris ses distances (« cette anarchie, qui codifie des truismes agonisant dans les rues, qui passionne des lieux-communs plus usés que les vieilles lunes, qui spécule sur l'avenir comme si le présent ne suffisait pas »). Ne reste, à la fin, que l'affirmation d'un individualisme irréductible à toute forme d'assignation politique ou idéologique.

 

Les quelques critiques qui paraissent sont élogieuses. Le journal républicain La Lanterne écrit en décembre 1897 :

« Voici le livre le plus extravagant, le plus irritant, le plus intéressant, le plus injuste, le plus spirituel, le plus paradoxal et le plus logique de l'année 1897. Rocambole écrit par Jean Grave ! Un Gaboriau anarchiste ! [...]

 

Un rire qui ressemble à un grincement de dents ou de lime. Le triomphe, l'apothéose du vol, du faux et de l'assassinat. Tous les voleurs sacrés braves gens ; tous les braves gens sacrés voleurs.

 

Au-dessus du cloaque effroyable où grouillent dans le sang les prostitutions, les bassesses, les turpitudes, les mensonges, deux pures allégories : un vrai amour de femme, une mort d'enfant. La femme et l'enfant du spirituel voleur. Enfin, c'est à se prendre la tête dans les mains pour s'empêcher d'applaudir. »

Gil-Blas ajoute :

« Il y a quelques hommes – pas beaucoup – quelques isolés que Léon Bloy groupe par brelans d'excommuniés. Mais ce ne sont pas toujours des excommuniés, ce sont parfois des excommuniés de naissance, hérétiques, hérésiarques, en-dehors [...]. Georges Darien est étrange, original, personnel, exaspérant, charmant [...].

 

[Le Voleur] est un livre de sérénité, sans ce cauchemar, d'après indigestion, qu'on appelle le remords, sans cette fleur de prison qu'on nomme repentir et parfumé de ce parfum de vérité et de courage qu'on catalogue sous la dénomination de cynisme. C'est amusant avant tout, après tout, parmi les drames, les crimes, amusant comme une des Mille et une Nuits, moderne, léger, précis, endiablé comme un cotillon de feu autour des casernes de gendarmerie et des lois. »

La Justice conclut :

« Il ne respecte rien, ce romancier, ni le Code, ni la Famille, ni la Religion, ni la Propriété, ni même l'Administration [...]. De ce roman, M. Prudhomme dirait : c'est une saturnale. C'est, en tout cas, un livre de révolte où, par moments, éclatent les fureurs du nihilisme.

 

Georges Randal qui en est le protagoniste, se fait voleur par mépris des prétendus honnêtes gens.

 

« Je ne veux pas être un larron légal ; je n'ai de goût pour aucun genre d'esclavage ; je veux être un voleur sans épithète. Je vivrai sans travailler et je prendrai aux autres ce qu'ils gagnent ou ce qu'ils dépensent, exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires, et les manieurs de capitaux. »

 

Je me rappelle avoir entendu la même théorie exprimée en cour d'assises […]. »

Cependant, le livre est un nouvel échec commercial et il est oublié presque aussitôt. Darien continue toutefois d'écrire et de s'engager politiquement, signant de multiples articles dans la presse libertaire.

 

La presse à grand tirage, elle, ne le mentionne plus que par intermittence. Son antimilitarisme le signale aux forces de l'ordre, qui l'arrêtent en 1905 alors qu'il s'apprête à donner une conférence à Belleville.

 

En 1909, il est interviewé par Comœdia alors qu'il fait répéter une de ses pièces, Non, elle n'est pas coupable !, dans laquelle il prend la défense de Marguerite Steinheil, demi-mondaine accusée d'un double meurtre :

« Mon cher, me répond-il, je n'ai point voulu faire de révolution... J'ai simplement tenté de dépeindre, dans Non, elle n'est pas coupable !, la femme moderne – certaines femmes modernes du moins, qui, se trouvant enfermées dans un « milieu anormal » se laissent entraîner à faire des choses effroyables – bien malgré elles […].

 

Dans mes cinq actes je veux démontrer que la femme est victime et que le “responsable” c'est l'homme seul... »

En 1910, alors secrétaire général de l'Union syndicale des artistes dramatiques, il se fait remarquer en perturbant une représentation de la Tosca, ainsi que le note Le Figaro :

« Un incident a troublé, un instant, la représentation de la Tosca, à I'Opéra-Comique. Au début du second acte, deux personnes, placées dans une loge de face, aux galeries, se levèrent, et l'une d'elles, M. Georges Darien, [...] prenant la parole, voulut faire un discours, en même temps que deux ou trois boules puantes étaient lancées dans l'orchestre. »

En 1906 et 1912, il se présente aux élections législatives comme « candidat de l'Impôt unique ». C'est un échec total. En 1920, dans une série d'articles parus dans La Lanterne, il défend encore l'idée d'une réforme de « la valeur du sol, base de l'impôt ».

 

Lorsqu'il meurt en 1921, Lucien Descaves lui rend hommage dans La Lanterne :

« Darien fit paraître plus tard, chez Stock, un autre roman : Le Voleur, qui est peut-être son chef-d'œuvre. Il plaisait infiniment à Huysmans. Darien s'éloignait de plus en plus du naturalisme étroit ; son ironie et sa causticité faisaient lever la pâte. Il ne pétrissait pas le morceau, il l'enlevait. Il avait un superbe coup de dents.

 

Le Voleur n'eut pas le succès qu'il méritait. Darien se détourna du roman qui ne le payait pas de ses peines. Je répète qu'il eut tort. Sa persévérance eût fini par être récompensée, j'en suis convaincu. »

En 1955, Jean-Jacques Pauvert réédita Le Voleur, qui fit alors grand bruit. Son style étourdissant, son humour implacable et l'intemporalité de sa critique sociale lui ont depuis conféré le statut de livre-culte.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Georges Darien, Voleurs ! (intégrale des romans), Omnibus, 2005

 

David Bosc, Georges Darien, éditions Sulliver, 1996

 

Valia Gréau, « Georges Darien romancier et militant anarchiste », in « Anarchisme et création littéraire », Presses Universitaires de France, 1999

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