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1834 : Le Charivari condamné par « la poire » Louis-Philippe

le 13/11/2023 par Le Charivari
le 04/03/2023 par Le Charivari - modifié le 13/11/2023

Pour faire état de sa répression abusive, le Charivari de Charles Philipon reproduit en Une sa condamnation en cour d’assises sous les traits de la fameuse poire, signe du roi Louis-Philippe et de son régime honni.

Née en novembre 1830 dans le sillage de la libéralisation de la presse des débuts de la Monarchie de Juillet, La Caricature de Charles Philipon est le « grand » titre satirique du règne de Louis-Philippe avec son cousin Le Charivari, crée également par Philipon. Leur ton ouvertement caustique vis-à-vis des sphères politiciennes engendre, sans surprise, de nombreux procès (sept entre 1832 et 1834, accompagnés de quatre condamnations !), et met les deux titres sous le double projecteur du public et du judiciaire.

Lors d’une énième audience, le 14 novembre 1831, Philipon se défend d’avoir caricaturé le « roi des Français », prétextant notamment que n’importe quel dessin peut l’évoquer à partir du moment où l’on est convaincu du crime de lèse-majesté potentiel de celui-ci ; pour appuyer son argumentation, il dessine, en plein tribunal, une série de quatre croquis où le visage du monarque se transforme graduellement en poire. Il ajoute :

« Ce croquis ressemble à Louis-Philippe, vous condamnerez donc ? Alors il faudra condamner celui-ci qui ressemble au premier. Puis condamner pour cet autre qui ressemble au second… Et enfin, si vous êtes conséquents, vous ne sauriez absoudre cette poire qui ressemble aux croquis précédents […] Avouez, Messieurs, que c'est là une singulière liberté de la presse ! »

Sans le savoir, il vient d’inventer la façon dont on se souviendra de Louis-Philippe dans le futur : comme d’une « poire ».

Immédiatement reproduite dans la culture populaire, la « Poire » ressurgit dès lors périodiquement, dans la Caricature et le Charivari bien sûr, puis sous de nouveaux atours par, entre autres, des illustrateurs tels qu’Honoré Daumier, Auguste Bouquet ou Auguste Desperet. C’est une sorte de mème avant l’heure.

Le 27 février 1834, pour rendre compte d’une nouvelle mise à l’index du Charivari, le titre consacre sa Une à l’arrêt du jugement de son contributeur Isidore Cruchet (un mois d’emprisonnement et 5 000 francs d’amende) et l’interdiction du Charivari d’émettre le moindre avis sur les « débats judiciaires » pendant un an.

La maquette était dès lors toute trouvée : il fallait publier cette condamnation sous la forme la plus représentative du régime de Louis-Philippe. La poire.

Nous donnons ci-dessous, conformément à la volonté de nos juges, le dispositif et l’arrêt du jugement en dernier ressort qui a frappé le Charivari. Le jugement de nos derniers juges est absolument pareil à celui de nos seconds juges, lequel était lui-même la reproduction de celui de nos premiers juges. Tant il est vrai que les beaux esprits se rencontrent. Comme ce jugement, tout spirituel qu’il soit, risquerait d’offrir peu d’agrément à nos lecteurs, nous avons tâché de compenser, du moins par la forme, ce qu’il pourrait y avoir d’un peu absurde au fond.

*

Louis-Philippe, roi des Français, à tous présens et à venir salut. La cour d’assises du département de Seine-et-Oise, séant à Versailles, a rendu l’arrêt suivant. — La cour, etc. —

Considérant que l’opposition est régulière, — Reçoit Cruchet opposant à l’arrêt par défaut du 20 mars dernier. — Faisant droit sur son opposition, et statuant par arrêt nouveau. — Considérant que la question de compte rendu ne pourrait être examinée par la cour sans remettre en question la compétence irrévocablement fixée par l’arrêt de la cour d’assises de Seine-et-Oise du dix août dernier et celui de la cour de cassation le 19 octobre suivant. — 

Considérant d’ailleurs, que les articles incriminés relatant les interrogatoires des prévenus et les dépositions des témoins entendus dans les audiences de la cour d’assises de la Seine, des onze et douze mars dernier, renfermant ainsi, un véritable compte-rendu de ces audiences. — Considérant que de la comparaison des deux articles incriminés avec le procès-verbal dressé par les membres de la cour d’assises de la Seine le dix-neuf mars dernier, il résulte que le compte qu’ils contiennent, des audiences de ladite cour des onze et douze mars dernier, dans le procès, concernant Bergeron et Benoist est infidèle, qu'en effet les interrogatoires des accusés, les dépositions des témoins, les paroles prononcées par le président et par le procureur général y sont pour la plupart tronquées et dénaturées, que même on y prête au président, au procureur-général et à plusieurs des témoins des paroles qui n’ont pas réellement été proférées. — 

Considérant que ces infidélités ont pour motif de jeter le ridicule soit sur l’accusation, soit sur le président, et que d’ailleurs les deux articles dont il s’agit sont remplies de réflexions et de qualifications offensantes pour le président et le procureur-général ; d’où il suit que le compte-rendu l’a été de mauvaise foi, et qu’il est injurieux pour le président et le procureur-général. — Considérant que Cruchet a de son aveu signé lesdits articles comme gérant responsable.

— Déclare Cruchet coupable d’avoir, dans le journal le Charivari, dont il est gérant, imprimé, vendu et distribué, rendu de mauvaise foi un compte non seulement infidèle des audiences de la cour d’assises de la Seine des 11 et 12 mars dernier, mais encore injurieux pour le président et le procureur général, ce qui constitue le délit prévu par les articles 7, 16, de la loi du 25 mars 1822 ; 26 de la loi du 26 mai 1819 ; 11 de la loi du 9 juin 1819, et 14 de la loi du 18 juillet 1828, lus à l’audience par le président. —

Faisant application de ces dispositions de lois. — Condamne Isidore Mathias Cruchet, en un mois d’emprisonnement et en 5,000 fr. d’amende. — Interdit pendant un an aux éditeurs du journal dit le Charivari de rendre compte des débats judiciaires. — Condamne ledit Cruchet aux frais du procès. — Ordonne en exécution dudit article 26 de la loi du 26 mai 1819 la destruction desdits numéros du journal le Charivari, qui pourraient être ultérieurement saisis. — Ordonne que dans le mois, à partir de ce jour, le gérant du journal le Charivari, sera tenu d’insérer dans l’une des feuilles dudit journal qui paraîtront, un extrait contenant les motifs et le dispositif du présent arrêt. — Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence du procureur du roi, conformément à la loi. —

Fait et jugé à Versailles en audience publique au Palais-de-Justice le lundi 9 décembre 1833 en présence de M. Salerai, procureur du roi, par MM. Antoine Aimé Marie Lefebvre, conseiller à la cour royale de Paris, président de la cour d’assises, Louis Claude Mirofle, vice-président du tribunal de première instance de l’arrondissement de Versailles, et Arnould Teissier, juge au même tribunal composant la cour d’assises du département de Seine-et-Oise, qui ont signé avec Jean Marie Fontaine, commis greffier assistant. —

En foi de quoi la minute du présent arrêt a été signée par le président et le commis greffier ainsi signé Lefebvre Mirofle, Tessier et Fontaine.