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La cathédrale gothique, histoire d’un mythe politique

le par - modifié le 07/04/2021
le par - modifié le 07/04/2021

Objet de fascination pour les romantiques puis les auteurs conservateurs, la cathédrale se verra également célébrée par une gauche qui épousera, peu à peu, la cause du roman national.

Vestiges principaux, avec les châteaux, du Moyen Âge, visibles de loin dans le paysages, les cathédrales gothiques sont vite l’objet d’usages politiques durant les XIXe et XXe siècles alors que l’Occident se découvre une fascination pour l’époque féodale. 

Né dans le nord de ce qui deviendra par la suite la France, l’art religieux des XIIe et XIIIe siècles, appelé « gothique » par les humanistes de la Renaissance pour le dénigrer, est d’abord considéré comme une source de fierté nationale. Déjà, Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme (1802, à lire sur Gallica), célèbre à travers ces édifices l’exceptionnalisme français qu’il lie à la religion catholique :

« Dans ce siècle incrédule les poètes et les romanciers, par un retour naturel vers les mœurs de nos aïeux, se plaisent à introduire dans leurs fictions des souterrains, des fantômes, des châteaux, des temples gothiques : tant ont de charmes les souvenirs qui se lient à la religion et à l’histoire de la patrie ! 

Les nations ne jettent pas à l’écart leurs antiques mœurs comme on se dépouille d’un vieil habit. […] 

On aura beau bâtir des temples grecs bien élégants, bien éclairés, pour rassembler le bon peuple de saint Louis et lui faire adorer un Dieu métaphysique, il regrettera toujours ces Notre-Dame de Reims et de Paris, ces basiliques toutes moussues, toutes remplies des générations des décédés et des âmes de ses pères. » 

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Chateaubriand, on le voit, oppose là l’art gothique à l’architecture néo-classique du XVIIIe siècle, et, à travers cet antagonisme, l’Ancien Régime, qui serait l’ordre naturel des choses, au nouveau issu du « siècle incrédule » de la Révolution qu’il abhorre, symbolisé selon lui par le vide du « Dieu métaphysique ».

Ces préoccupations continuent de structurer le discours intellectuel au XXe siècle. Face à l’affirmation d’autres nations, la cathédrale permet de distinguer un génie propre à l’Hexagone. Déjà, en 1906, l’historien de l’art Emile Mâle, futur académicien, explique que c’est la France qui a inspiré au reste de l’Europe son patrimoine architectural religieux, preuve de sa supériorité culturelle. On peut ainsi lire dans le texte la leçon d’ouverture de son cours qu’il prononce à la Sorbonne, que :

« L’art du Moyen Âge est peut-être la création la plus originale de la France. 

Dans d’autres domaines nous avons des rivaux et souvent des maîtres. Ce n’est pas nous qui avons donné à l’épopée sa forme parfaite, c’est Dante. Nous avons créé le théâtre du Moyen-Âge, mais ce n’est pas nous qui avons découvert tout ce que le vieux drame pouvait contenir de poésie et de beauté, c’est Shakespeare. 

En revanche, il n’y a rien en Europe qui puisse se comparer à la cathédrale de Chartres ou à la cathédrale de Reims. » 

La même idée se retrouve sous la plume d’Auguste Rodin en personne qui, dans Les Annales politiques et littéraires du 26 juin 1910, écrit :

« Roches, forêts, jardins, soleil du Nord, tout cela est en raccourci dans ces corps gigantesques, toute notre France est dans nos cathédrales, comme toute la Grèce est en raccourci dans le Parthénon […]

Le gothique, c’est l’histoire de la France, c’est l’arbre de toutes nos généalogies. Il préside à notre formation comme il vit de nos transformations. Il persiste dans les styles qui le suivent jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. » 

Quatre ans plus tard, le sculpteur publie un ouvrage intitulé Les Cathédrales de France, dans lequel Charles Morice affirme dans sa préface que l’étude des édifices gothiques serait un véritable exercice patriotique pour ceux qui la pratiquent :

« On dirait qu’avec le sentiment de la beauté gothique ils viennent de retrouver leur patrie. 

Il y a du patriotisme, en effet, dans le sentiment qui les anime, et ce n’est pas ce qu’il y a de moins émouvant. »

On retrouve là une idée déjà présente à l’époque chez les historiens, pour qui la narration d’une vision glorieuse du passé forge l’attachement des masses à la France et la conviction que celle-ci serait par nature exceptionnelle.

Les cathédrales gothiques, érigées en symbole de fierté hexagonale, ont donc toute leur place dans ce « roman national » et sont, à l’instar d’autres figures qui le composent (Clovis, Jeanne d’Arc), mobilisées lors de la Grande Guerre. Pour Émile Mâle, dans son livre L’Art allemand et l’art français du Moyen Âge (1918) la beauté des grands édifices « français » du XIIe siècle constitue le parfait contrepoint au vandalisme des soldats du Kaiser comparés ailleurs à des « Huns » ou des « barbares ». Il explique ainsi, comme le rapporte La Croix du 7 octobre 1923 :

« L’artiste allemand n’a jamais rien créé, il n’a su que copier. II n’a inventé aucune des formes anciennes, aucun des ornements de son église.

Le poète, le contemplateur, le créateur, ce n’est pas l’Allemand, c’est le Français, c’est lui qui a su faire passer dans ses œuvres la religieuse beauté au monde. »

Toutefois, face à cet usage nationaliste des cathédrales, la gauche développe vite son propre discours. Du côté des plus radicaux, on pousse d’abord au rejet de ces monuments que les conservateurs ont faits leurs depuis le début du XIXe siècle. Dans Le Libertaire du 1er octobre 1899, on peut ainsi lire dans un texte marqué par un fort anticléricalisme :

« La cathédrale lui sembla une bête monstrueuse, tentaculaire, accroupie et guettant les générations qui passent, pour les dominer. Une colère sourde grandit en lui de voir ainsi, debout et implacable, la survivance des siècles morts.

Et soudain, l’artiste impulsé par sa conscience, jeta à la face du monument odieux son anathème d’Affranchi qu’il accompagna d’un geste de hautaine révolte :

“Périsse l’Art diabolique des cathédrales avec la Religion qui t’inspira !” » 

Toutefois, les plus réformistes à gauche n’hésitent pas à s’emparer et détourner l’image des cathédrales, en estimant que le socialisme, considéré par certains comme nouvelle religion, doit à son tour ériger des cathédrales modernes afin de se montrer digne de remplacer le monde ancien. Le Libertaire du 18 mars 1900 rapporte ainsi une conférence du Belge Émile Vandervelde, figure importante de la IIe Internationale (qu’il dirige à partir de 1900), dans laquelle celui-ci explique :

« Nous, des négateurs de beauté, [...] non. 

Nous savons que la religion est la source de la beauté. Nous savons que c’est elle qui sous le ciel bleu de l’Hellenie a fait surgir les parthénons que nous admirons, que c’est elle qui, au Moyen Âge, faisait élever ces chapelles gothiques d’un art si fin, si délicat, qu’il nous charme encore ; la sociale aussi aura ses cathédrales, ce sont les maisons du peuple où chacun viendra se divertir et entendre la parole de vérité. […] 

J’ai dit que le socialisme avait les allures d’un apostolat évangélique […] C’est de plus en plus vrai. »

Cette volonté s’inscrit dans le vaste mouvement de construction de « maisons du peuple » coopératives liées aux partis ouvriers. Celui-ci est très présent dans les pays scandinaves et germaniques, mais aussi en Belgique. En Une de L’Humanité du 30 septembre 1910, André Morizet, futur sénateur socialiste, ne tarit ainsi pas d’éloge sur les « maisons du peuple » outre-Rhin, qu’il compare à des cathédrales et enjoint ses camarades à imiter la gauche allemande :

« Combien de fois à Stockholm à Hambourg, à Berlin, à Leipzig, en visitant les grandes “cathédrales” bâties par le prolétariat, n’avons-nous pas, […] échangé cette réflexion mélancolique : Quand donc aurons-nous à Paris quelque chose qui ressemble à cela ? […]

Surgis dans ta grâce héroïque,
Par des milliers de mains, de cœurs et de cerveaux.
Élance hardiment ta flèche magnifique,
Cathédrale des temps nouveaux

Il faut que nous les chantions bientôt dans Paris, ces vers de Bouchor que chantaient il y a quelques semaines les pupilles de Saint Claude à l’inauguration de la Maison du Peuple que viennent de bâtir nos amis du Jura. […] 

Profitons des expériences réussies par nos frères, et bâtissons comme eux notre Maison du Peuple, cathédrale des temps nouveaux. »

Cette comparaison, appuyée par le fait que certaines maisons du peuple en Allemagne ou en Belgique (comme le Feestlokaal Vooruit de Gand) sont construites dans un style néogothique, fait son chemin au sein du courant socialiste français avant la Grande Guerre. On la retrouve dans la chanson « La cathédrale des temps nouveaux » composée par Maurice Bouchor , et dont la partition est proposée en juillet 1911 à la vente dans les pages de L’Émancipateur dans la rubrique « Chants socialistes ».

Pareillement L’Humanité du 9 octobre 1911 se fait l'écho de discours qui célèbrent, avec la construction de la maison du peuple de Lens, l’apparition d’une nouvelle cathédrale ouvrière. Le premier, prononcé par le député de la Seine Albert Thomas, compare, comme le rapporte le journal, « dans une péroraison très applaudie […] les Maisons syndicales aux cathédrales gothiques qui, selon le mot du chroniqueur du XIIIe siècle, couvraient la terre d’une blanche robe de pierre  ».

Dans une autre prise de parole, Victor Renard, secrétaire de la Fédération du Textile de la CGT, affirme :

« Au fur et à mesure que nous dressons nos cathédrales ouvrières devant le patronat, devant les sociétés capitalistes, nous montrons combien grandit notre conscience et combien aussi nous sommes mûrs pour de nouvelles conquêtes. »

Après la Grande Guerre, et surtout après 1936, le PCF, soucieux de devenir un parti de masse, adopte la stratégie dite de Front populaire et change de discours. Voulant s’inscrire dans le roman national, les communistes affirment ainsi que certaines figures de l’Histoire de France, comme Jeanne d’Arc, préfigureraient leur mouvement. À partir de ce moment, ce ne sont plus les maisons du peuple qui sont des cathédrales, mais les cathédrales qui ont toujours été des maisons du peuple.

Il ne faut donc plus en bâtir de nouvelles pour célébrer un prolétariat internationaliste, mais annexer les anciennes à la cause communiste dont l’horizon se limite désormais en grande partie à la France. Cette idée, tirée sans doute des écrits de l’historien républicain Jules Michelet qui, déjà au XIXe siècle, dans son Histoire de France, affirmait qu’au Moyen Âge « l’église était […] le domicile du peuple », devient désormais, après avoir été diffusée par les écoles de la IIIe République, le leitmotiv des militants communistes lorsqu’ils évoquent le souvenir des grandes cathédrales.

L’auteur d’un article du magazine Regards du 28 mai 1936 intitulé « Amiens, de la cathédrale au Front populaire », tisse ainsi un lien entre la construction des édifices gothiques, réalisée selon lui par le peuple, et la Charte d’Amiens, texte central du syndicalisme voté en 1906 :

« Nous avons contemplé l’œuvre collective des bâtisseurs qui, pour des salaires dérisoires, construisirent une cathédrale immortelle.

Il me plaît que ce soit dans cette vieille cité d’Amiens, dont les tailleurs de pierre et les sculpteurs sur bois ont marqué à jamais la gloire, que sept siècles plus tard soit né ce statut du mouvement syndical en France. »

Une idée similaire se retrouve dans le film Les Bâtisseurs (1938) réalisé par Jean Epstein à la demande de la Fédération nationale des travailleurs du bâtiment. Comme l’explique Regards dans son édition du 10 février 1938 :

« Le thème est simple, ingénieusement présenté. 

L’essentiel tient en peu de mots : les hommes qui construisirent les cathédrales, qui ont bâti toutes les merveilles et le luxe de ce temps, sont logés dans des taudis, menacés du chômage. 

Il faut détruire les taudis, élever des maisons neuves. » 

Les ouvriers d’aujourd’hui descendent donc de ceux de qui ont bâti les grands édifices gothiques. À travers elle, Epstein entend montrer le génie du prolétariat français. D’ailleurs, le film, que l’on peut voir sur le site Ciné-archives, s’ouvre sur de longs plans de la cathédrale de Chartres (sur fond de chants religieux) puis continue (à partir de 3’15’’) sur le débat entre deux ouvriers contemporains travaillant à son entretien :

« J’pense à ceux qui ont bâti ça. […] J’pense à ceux qui étaient là juste comme on est maintenant sur un échafaudage et qui bâtissaient [la cathédrale]. 

– C’est les curés qui l’on faite ?

– Mais non, c’est le peuple ! […] Les seigneurs, les bourgeois, enfin, tous les riches payaient. Le peuple aussi tu penses. Mais quand il était trop pauvre, le peuple, il payait avec ses bras. […] À cette époque-là, une cathédrale […] c’était beaucoup plus qu’une simple église. On n’y disait pas seulement la messe. On y faisait des réunions, on y faisait même du théâtre. C’était comme une maison du peuple. […] Presque toutes les statues que tu vois là, c’étaient des imagiers qui les taillaient. Ils racontaient l’histoire sainte en pierre, oh, un peu à leur idée. Et bien on ne sera jamais de qui elles sont.

– Elles sont du peuple ! […] Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc à faire des cathédrales comme ça ? […]

– C’était tous des ouvriers. […] C’était la première fois qu’ils s’mettaient à travailler tous ensemble. Alors, ils voulaient faire quelque chose de grand, de beau. […] Ils parlaient même pas tous français avant de commencer à construire les cathédrales. Ils parlaient des sortes de patois ou le latin. Quand ils s’sont trouvés tous ensemble sur le chantier, il a bien fallu qu’ils se disent : “Passe-moi la truelle.” ou “Envoie-moi c’te pierre-là.” Alors, ils l’ont dit en français.

– Ils l’ont inventé. »

Ici, la cathédrale est non seulement présentée comme l’œuvre collective du prolétariat, mais aussi comme le creuset à travers lequel le peuple des différentes régions s’assemble pour former, grâce à l’emploi d’une langue commune, la France. Une France qui devient, à l’instar des monuments, le fruit du travail non des souverains, mais des ouvriers, générations après générations.

Ce roman national de gauche, dans lequel les cathédrales occupent une place fondatrice, a influé sur la manière qu’a eu le PCF d’envisager l’histoire de l’Hexagone après 1936. Ainsi face à la menace hitlérienne, celle de Strasbourg incarne l’unité du peuple dans l’épreuve. Malgré les incendies, la ville s’est, en vertu du patient travail des ouvriers, toujours relevée, comme la France s’est relevée des guerres, ainsi que l’explique à mots à peine couverts Regards dans son numéro du 29 juin 1939.

« NEUF SIÈCLES D’HISTOIRE DE NOTRE ALSACE

LA FLÈCHE DE LA CATHÉDRALE DE STRASBOURG ÉTAIT ACHEVÉE EN 1439

Mais depuis 400 ans déjà, des milliers de mains françaises travaillaient à édifier ce merveilleux monde de pierre. […]

Cette œuvre, prodigieusement vivante, d’une unité miraculeuse malgré l’infinie diversité des parties, a été conçue, de fragments en fragments, par des centaines de cerveaux anonymes. Des milliers de mains françaises l’ont réalisée. En ces quatre siècles, tout le génie de la France a eu l’occasion de s’y donner rendez-vous. C’est en vain que six incendies noircissent ses pierres déjà séculaires. 

À chaque fois – au XIIe siècle, en 1298, en 1384 – l’œuvre est reprise, embellie, augmentée. »

On voit donc que le PCF reprend ici à son compte un discours qui n’aurait pas déplu à Emile Mâle. La cathédrale de Strasbourg, expression du « génie français », marque le territoire et permet de rattacher à l’Hexagone une Alsace (« Notre Alsace » dit le titre) reprise à peine une génération plus tôt à l’Allemagne. Désormais, la cathédrale gothique, dans la plupart des familles politiques françaises est un coq de pierre, un symbole lié au roman national.

Pour en savoir plus : 

Sylvain Amic (dir.), Ségolène Le Men (dir.), Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne, Paris-Rouen, Somogy-Musées de Rouen, 2014

Michela Passini, La fabrique de l’art national : le nationalisme et les origines de l’histoire de l’art en France et en Allemagne, 1870-1933, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2012

Michela Passini, « Le Gothique dans les historiographies de l’art française et allemande. Stratégies de nationalisation et constructions croisées d’identités esthétiques », in : Regards Croisés, n°2, 2014

Joëlle Prungnaud, « L’image de l’architecture gothique dans la littérature fin-de-siècle », Cahiers de recherches médiévales, n°2, 1996, p. 137-147

Joëlle Prungnaud, Figures littéraires de la cathédrale (1880-1918), Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008

Mario Scascighini, « La Maison du peuple. Auto-émancipation ou mise sous tutelle ? », Société d’histoire de l’art en Suisse, 2009

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.

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Génie du christianisme - Tome 1
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