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Les atrocités françaises en « Annam », par Pierre Loti

le par - modifié le 26/02/2021
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En 1883, Pierre Loti pose un regard cru sur l’action militaire française pendant la conquête coloniale de l’actuel Vietnam. Son récit, publié dans Le Figaro – d’abord sous le pseudonyme « X. » – fait scandale.

Pierre Loti, témoin de la guerre coloniale

Julien Viaud (1850-1923), déjà connu sous le pseudonyme Pierre Loti, accompagne l’escadre française en Annam en 1883. Ainsi que le souligne l’historien Sylvain Venayre dans Une guerre au loin (2016), « [comme] l’immense majorité de ses compatriotes, Pierre ignorait qu’An Nam était le nom presque ironique que l’Empire chinois donnait à ce territoire convoité : le Sud pacifié ».

Officier de la marine, Loti est alors lieutenant de vaisseau à bord du cuirassé l’Atalante, parti de Brest le 23 mai 1883. Le témoignage en trois parties qu’il tire de la bataille pour la prise des forts de Hué fait scandale lors de sa publication. Il dévoile dans un journal d’importance, Le Figaro, une facette de la colonisation alors rarement évoquée par la presse, en dehors des journaux d’extrême gauche, seuls organes osant tenir un virulent discours anticolonialiste.

Loti décrit sans détour les violences commises par la marine française, un dévoilement étonnant de la part d’un témoin militaire tenu par son devoir de réserve. Il est également remarquable que Le Figaro, publication conservatrice, ait publié ce récit, sans doute sans prévoir sa réception mouvementée.

Il faut savoir que Francis Magnard, directeur du journal, avait fait promettre à Loti de lui envoyer ses impressions avant même le départ de l’Atalante. Au Figaro, les actualités de dernière heure et, à plus forte raison, les reportages de première main sur les événements internationaux sont très recherchés. Pour Magnard, le caractère inédit de l’information rapportée et sa qualité littéraire priment.

Les trois lettres de Pierre Loti auront en France un effet retentissant, au point que leur parution se trouve interrompue sur ordre du gouvernement (la troisième lettre se termine sur la mention « à suivre »). Elles causent un scandale politique qui vaut à leur auteur d’être mis en disponibilité, rappelé en France et basé pour un temps à Rochefort, sa ville natale.

« La prise du Tonkin. Vue de l’escadre »

L’intérêt du Figaro pour l’actualité du témoignage de Loti apparaît dans le chapô de la première lettre, publiée le 28 septembre 1883.

« Le courrier d’Indo-Chine, arrivé hier par le Tan-Tsé, nous apporte une primeur qui sera fort appréciée de nos lecteurs. C’est la relation détaillée et prise sur le vif des opérations militaires accomplies pendant le mois d’août, et à la suite desquelles nos soldats s’emparèrent de la capitale de l’Annam.

Ce récit a été écrit à l’intention du Figaro par un officier de marine, à qui sa situation ne permet pas de signer.

Ce n’est pas seulement un document historique important, c’est aussi, comme on va en juger, un fort joli morceau de littérature. »

Laissant présager un récit à la gloire des soldats français, la rédaction du Figaro insiste sur sa primeur, son importance et son style, et s’abstient de révéler l’identité de son auteur.

Le début du récit est daté du 17 août 1883. Il se déploie dans une écriture vive, au présent, qui donne avec minutie, parfois heure par heure, le déroulement des journées du 17 au 20 août.

L’escadre française stationne « dans la baie de Tourane » (Da Nang), à proximité des forts qui gardent la rivière de Hué. Loti décrit les « préparatifs » qui se déroulent dans le climat chaud. Il dépeint une atmosphère joviale, égayée par le chant des matelots.

Au matin du 18 août, les bâtiments de l’escadre sortent de la baie. La flotte « s’approche avec précaution » du fort gardant « l’entrée de la rivière » de Hué. C’est le début du bombardement. Contrairement aux attentes, les « Annamites » sont dotés de « canons en quantité », de trop faible portée cependant pour atteindre les bâtiments français. Derrière le fort, Loti voit déjà « de grandes flammes rouges » annonçant « des villages qui flambent », incendiés par les obus. Il loue la bravoure des Annamites. Une heure et demie plus tard, le bombardement s’achève à la tombée de la nuit.

Le 19 août, on tente un débarquement, vite ajourné en raison de la mer agitée. Le reste de la journée s’écoule en repos pour les marins. Les tâches sont réparties en vue de « s’emparer de toute la rive gauche de la rivière de Hué, qui est la partie la plus sérieusement fortifiée », avec le « grand fort circulaire du sud », la « batterie du magasin au riz » et « le fort extrême du nord ». 

À « 4 heures du matin », le 20 août, après un déjeuner rapide, les soldats s’embarquent « dans les canots ». Le bombardement reprend dans un paysage dont Loti exacerbe la beauté calme et presque irréelle en contrepoint de l’action guerrière. Dans ce décor de « dunes » et de « montagnes » sur lequel se lève le soleil, « rien ne bouge, et nos obus semblent tomber sur un pays abandonné ».

Pierre Loti (deuxième en partant de la droite) en marin, accompagné d'autres officiers de la marine, circa 1880 - source : Gallica-BnF
Pierre Loti (deuxième en partant de la droite) en marin, accompagné d'autres officiers de la marine, circa 1880 - source : Gallica-BnF

À 6 heures 20, les compagnies « [mettent] pied à terre ». Des Annamites attendent dans des tranchées, un « feu de salve […] semble en abattre une vingtaine ». Quelques projectiles visent encore les Français, mais il s’agit de « bombettes […] presque inoffensives ». La crudité de la violence est accentuée par l’inégalité des forces et la bonne humeur des marins, qui « trouvent les Annamites à peine armés, font feu sur eux, en assomment à coups de crosse comme en s’amusant ».

Le fort du Nord est pris et, peu après, les marins « [mettent] le feu au village nord, qui commence à flamber », tandis que l’artillerie et l’infanterie de marine débarquent. Incendies des villages, bombardements et débarquement continuent de se succéder. Pendant ces événements, Loti est peu prolixe sur sa propre position de spectateur, mais on le devine distant, observant le débarquement depuis l’Atalante, avec sa longue-vue, le regard sans doute plus souvent entravé qu’il ne le dit.

Le combat semble s’éloigner de plus en plus de l’observateur, qui ne voit plus mais « entend l’artillerie française […] arrivée à Thouane-An (le dernier village au Sud) », qui flambe à son tour. L’entrée des Français dans le dernier fort donne à voir un effroyable spectacle.

« Les derniers Annamites qui s’y étaient réfugiés se sauvent, dégringolent des murs, absolument affolés ; quelques-uns se jettent à la nage, d’autres essayent de passer la rivière dans des barques, ou à gué […]. 

Les Français, qui sont montés sur les murailles du fort, tirent sur eux, de haut en bas, presque à bout portant, et les abattent en masse. »

« [Toute] la rive Nord est prise, balayée, brûlée », note Loti, avant d’ajouter : « En somme, une matinée heureuse et glorieuse, admirablement conduite ». La remarque peut sembler ironique au terme d’un combat violent et inégal. Toutefois, Loti s’est défendu d’avoir voulu critiquer les matelots français. Reste que le choc est consternant entre la force militaire et la vaine résistance ; il confine à un sentiment d’absurdité et peut servir une dénonciation de la cruauté militaire, dénonciation qu’ont vue certains contemporains de Loti, opposants à la colonisation.

Une remémoration à vif depuis le campement des marins de l’Atalante

Lors de la parution de la deuxième lettre, le 13 octobre, Le Figaro ne dévoile toujours pas l’identité de l’auteur, mais signale ses qualités de « penseur » et d’« écrivain ». Le récit reprend au soir du 20 août.

Autour d’un feu, des « officiers de l’escadre sont assis dans des fauteuils dorés » dans « l’enceinte d’un fort », campement de fortune.

« [On] a la conception très nette de tout, on est obsédé maintenant par l’horrible de ce qu’il a fallu faire », explique Loti, avant de revisiter « heure par heure, cette succession de souvenirs », qui ne sont pas les siens, mais plutôt ceux des matelots qu’il interroge. Les violences de la journée repassent les unes après les autres, l’organisation générale de l’action militaire laissant place à des images évocatrices, qu’on dirait choisies pour synthétiser les plus terribles aspects de la bataille.

Voici les « matelots, dans l’eau jusqu’à la ceinture » au moment du débarquement. Puis plus loin, voilà « tapis comme des rats sournois dans leurs trous de sable : des hommes jaunes, d’une grande laideur, étiques, dépenaillés, misérables ». La description de Loti n’est pas dépourvue des préjugés racistes de son temps et de la crainte de ceux qu’il nomme les « jaunes ».

Pourtant, ceux-ci ne constituent pas des « ennemis bien sérieux », ajoute-t-il, insistant sur les atrocités commises avec une précision qui donne à voir le moment même de la mort.

« Ceux qui avaient la poitrine crevée criaient d’une manière profonde et horrible, en vomissant leur sang dans le sable. 

Un, qui avait dans la bouche la baïonnette d’un matelot, mordait cette pointe, la serrait de toutes ses forces, avec ses dents saignantes qui crissaient contre le fer – pour l’empêcher d’entrer, de leur crever la gorge. […]. 

On tuait presque gaiement, déjà grisé par les cris, par la course, par la couleur du sang. »

Pierre Loti en marin sur le pont d'un navire, circa 1890 - source : Gallica-BnF
Pierre Loti en marin sur le pont d'un navire, circa 1890 - source : Gallica-BnF

La cruauté de ces gestes, cette « netteté de détails qui étaient atroces », est exacerbée par la mention de la gaieté sans faille des marins. C’est encore la vision d’une « tranchée, remplie de têtes humaines », les têtes des Annamites « aperçus, de l’escadre », ayant résisté à la peur des bombardements pour attendre les premières troupes françaises débarquées.

En les découvrant, les matelots français, de jeunes Bretons, ont un premier mouvement de peur, avant de se « [jeter] en avant, tête baissée », armés de leurs fusils chargés. 

« Ils [les Annamites] fuyaient en criant, se renversant les uns les autres, dans leur tranchée étroite. Et les matelots, la petite poignée d’hommes, tout à fait enfiévrés à présent par la fumée, par le soleil, par le sang, couraient, après, baïonnette dans les reins – et montaient toujours. »

Loti termine cette lettre en évoquant le bombardement d’un « village très riant sous le soleil », où une partie des fuyards, réfugiés, ont trouvé la mort dans les flammes déclenchées par les obus.

Où l’identité de Loti se dévoile

La lettre du 17 octobre, cette fois, est signée. Le chapô flatteur donne à penser que la révélation du nom de Loti relevait pour Le Figaro de l’entreprise publicitaire. La signature a aussi sans doute pour but de contrebalancer le caractère de plus en plus cru des « impressions » du Tonkin, en les recouvrant du prestige de l’écrivain, militaire et voyageur.

Le récit reprend au campement des marins, où Loti continue de rappeler les images de la bataille. Il redonne à voir les flammes des villages incendiés, la tuerie qui progresse avec les troupes.

« La grande batterie du Magasin-au-riz était prise, les villages de derrière brûlaient avec des flammes rouges et des fumées noires… 

Et on se réjouissait de voir tous ces incendies, de voir comme tout allait vite et bien, comme tout ce pays flambait. »

Les fuyards sont fusillés en pleine course par les soldats qui les attendent. La description de cette « grande tuerie » choque à nouveau par l’évocation du « plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s’abattre sur eux [les fuyards] deux fois par minute au commandement, d’une manière méthodique et sûre ».

La double trame du récit, de la bataille puis de sa remémoration, semble accentuer la cruauté des violences commises, comme si Loti et, avec lui les marins dont il recueille les témoignages, étaient hantés par les images de cette bataille, plus atroces que dans la lettre du 28 septembre. Les Annamites noyés par les soldats, les cadavres qui remuent encore et qu’on achève « en les crevant à coups de baïonnette »… Loti n’épargne aucune vision d’horreur au lecteur du Figaro, assis en son salon ou à la terrasse d’un café parisien.

Si ces trois articles ne s’en prennent pas à la colonisation « de face » en un discours argumenté, ils posent un regard relativement inédit sur les violences coloniales. Les contrastes entre la beauté du paysage et l’horreur des gestes commis, entre l’agonie des Annamites et la joie des soldats, le jeu des points de vue aussi – celui, distancié, de Loti depuis l’escadre, puis celui de la remémoration, qui donne à voir les scènes de cruauté vécues au plus près de l’expérience des matelots – participent ensemble d’une dénonciation implicite, ou à tout le moins d’une reconstitution sensible de la guerre, susceptible d’émouvoir et d’indigner le lecteur.

Loti, pourtant, s’est défendu d’avoir cherché à dénoncer quoi que ce soit. La publication des articles au Figaro peut même être lue comme un morceau de littérature exotique non sans parenté avec les œuvres précédentes de Loti et de bien d’autres – ou un coup de pouce commercial pour la sortie du quatrième roman de l’auteur chez Calmann-Lévy, ainsi que l’indique Sylvain Venayre.

Reste que la folie meurtrière des matelots, telle que Loti la dépeint, et en dépit des explications qu’il en donne (peur, chaleur accablante, etc.), ne pouvait que contrevenir à l’image héroïque de la colonisation que diffusait en majorité la presse de l’époque. Admirateur des matelots, mais hostile aux guerres de conquête coloniale, Loti était sans doute un témoin pétri de contradictions, comme l’indique l’écart entre le contenu implicite de son récit et le sens explicite qu’il lui assignait.

À la suite de la campagne du Tonkin de 1883, la France obtient le protectorat sur l’Annam. La guerre de conquête n’est pas achevée pour autant, la Chine refusant de reconnaître le Traité de Hué (1883).

Loti aura l’occasion de retourner sur place à nouveau en qualité de militaire, de mai à juillet 1885. Son journal intime de cette époque, à côté des trois lettres de 1883, fournit une autre trace du regard d’un témoin sensible qui se retrouve encore une fois placé, avec la même position ambiguë du militaire colonisateur, devant le désolant spectacle des violences coloniales.

Mélodie Simard-Houde est chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.