Écho de presse

1933 : Quand le Colonel de Gaulle était interviewé anonymement

le 20/10/2021 par Antoine Jourdan
le 11/12/2019 par Antoine Jourdan - modifié le 20/10/2021
Le capitaine Charles de Gaulle en 1915 - source : De la capture à Verdun à la rupture avec Pétain : une autre histoire de Charles de Gaulle-WikiCommons
Le capitaine Charles de Gaulle en 1915 - source : De la capture à Verdun à la rupture avec Pétain : une autre histoire de Charles de Gaulle-WikiCommons

Fin 1933, L’Aube publie une série d’entretiens portant sur la professionnalisation de l’armée. Le dernier volet présente l’avis d’un « grand technicien » militaire de la France, dont les fonctions lui imposent l’anonymat. Françoise Mayeur affirme qu’il ne s’agit de nul autre que du jeune de Gaulle – une idée depuis reprise par des historiens comme René Rémond ou Michel Winock.

Alors que les tensions se raniment sur le continent européen au début des années 1930, la question militaire se pose avec une force accrue. La France doit-elle reposer sur la conscription et le service militaire, ou devrait-elle se s’orienter vers la formation d’une armée de métier ? Parmi les voix qui s’affirment en faveur d’une modernisation et d’une professionnalisation de l’armée se trouve celle du Colonel de Gaulle, fonctionnaire au secrétariat général à la Défense à partir de 1931.

Ce dernier publie Le Fil de l’épée en 1932, dans lequel il interroge les qualités qui font un bon chef militaire, et fait paraître Vers l’armée de métier en 1934, dans lequel il appelle à la création d’un corps de 100 000 militaires professionnels, capables de manier efficacement l’armement moderne.

Il fait ressortir cette idée dans l’entretien qu’il accorde au quotidien chrétien-démocrate L’Aube en novembre 1933, sous couverture d’anonymat.

La professionnalisation de l’armée répond avant tout aux nécessités matérielles engendrées par la modernisation du matériel militaire. L’arrivée de nouvelles formes d’armement, notamment les chars d’assaut, imposent aux militaires une formation plus approfondie afin de pouvoir les manier efficacement.

« Dans la question des systèmes militaires, il faut considérer le point de vue propre, technique. […]

Le matériel qui s’incorpore aux armées modernes tend à devenir de plus en plus puissant, rapide, délicat, et, d’autre part, nul engin n’a de réelle efficacité s’il ne se conjugue avec beaucoup d’autres. Dès lors, le rendement de l’armement varie dans d’énormes limites suivant l’habilité et la cohésion du personnel.

Les progrès des chars de combat mettront bientôt cette vérité en pleine lumière. »

Ce dernier point constitue pour le futur Général un élément clé. Rapides et redoutablement efficaces, les chars sont, dans son analyse, l’un des piliers des nouvelles formes de guerre. Or, la complexité de leur utilisation « conduit forcément à la sélection de leurs équipages », c’est-à-dire à l’instauration d’une armée de métier.

Celle-ci serait d’ailleurs « un bénéfice sans prix » pour l’humanité, affirme le Colonel. Mieux préparés et plus précis, des militaires professionnels éviteraient les carnages ayant réduit les peuples européens lors du premier conflit mondial à de la chair à canon : « un artiste tire de plus belles harmonies d’un violon bien réglé que d’un orchestre confus et mal exercé ».

Néanmoins, la création d’une force militaire composée de professionnels ne saurait – dans l’immédiat – mettre un point final à la conscription. Dans les années qui suivent la fin de la Grande Guerre, les efforts pour mettre un terme aux conflits armés foisonnent (la Société des Nations, le traité de Locarno, le pacte Kellogg-Briand…) mais ne parviennent pas à convaincre que les tensions ne se raviveront pas.

La politique outre-Rhin est à ce titre particulièrement inquiétante. Même dans le cas de figure où une concertation internationale œuvrait pour mettre fin aux armées traditionnelles, il paraît au Colonel « invraisemblable que certains de nos voisins consentent à une convention [de ce] genre ».

Si une armée professionnelle semble avantageuse d’un point de vue militaire, sa création pose néanmoins la question du rôle qu’elle est susceptible de jouer dans une démocratie. Nombreux sont ceux, en effet, qui soulignent la possible dérive autoritaire d’une telle organisation sociale : « Demandons-nous, en cas de troubles politiques, quelle serait l’attitude d’une armée de métier nourrie dans le mépris du civil » publiera à ce titre Léon Blum en 1934 dans un éditorial intitulé À bas l’armée de métier !

Mais cette possibilité ne trouble pas le Colonel de Gaulle qui rappelle que « la marine, l’aviation, l’armée nord-africaine, l’armée coloniale, [et] l’armée du maintien de l’ordre » sont déjà organisés sur le modèle professionnel. « Je ne sache pas que le régime s’en trouve menacé » conclut-il.

Les événements de 1940 donneront largement raison aux inquiétudes de De Gaulle relatives à l’armée française. La débâcle soulignera l’infériorité militaire de la France face à l’Allemagne et c’est la deuxième Division blindée, menée par le Général Leclerc, qui libèrera finalement Paris en 1944.

Pendant sa présidence, de Gaulle fera baisser la durée de service militaire et encadrera juridiquement le statut d’objecteur de conscience. Ce n’est cependant que sous le premier mandat de Jacques Chirac que l’armée française sera intégralement professionnalisée : le service militaire se verra supprimé en 1997 et la conscription le sera en 2002.

Pour en savoir plus :

Charles de Gaulle, Vers l’armée de métier, Berger-Levrault, 1934.

Michel Winock, Charles de Gaulle. Un rebelle habité par l’histoire, Gallimard, 2019.