Interview

Deux siècles d'islamisme : retour sur une histoire politique et sociale

le 29/11/2022 par Matthieu Rey, Marina Bellot
le 16/09/2022 par Matthieu Rey, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022
« Chacun de ces visages incarne un aspect de la guerre sainte », L'Intransigeant, 1951 - source : RetroNews-BnF
« Chacun de ces visages incarne un aspect de la guerre sainte », L'Intransigeant, 1951 - source : RetroNews-BnF

Depuis près de deux siècles, des forces variées se réclament de l’islam à des fins politiques. Dans un ouvrage collectif, des chercheurs entreprennent la généalogie de ces courants et montrent que l’islamisme est d'abord une réponse identitaire à un contexte de domination occidentale. Entretien avec l'historien Matthieu Rey.

RetroNews : Quel a été le point de départ de votre ouvrage ? Quels a priori avez-vous été contraints de déconstruire ?

Matthieu Rey : Nous nous sommes penchés sur un angle mort du phénomène : les manières dont des forces variées se réclament de l’islam en politique depuis près de deux siècles.

Il nous a semblé judicieux de revenir sur cette trajectoire, cette généalogie de vastes courants, dont on caricature souvent la présence et dont on ne comprend pas les fondements. C’est ainsi que cette entreprise est née, avec l’idée qu’il fallait interroger l'ensemble des champs politiques en terres musulmanes, de telle manière à écrire une histoire mondiale et non pas des histoires locales. Ainsi, on peut repenser ce phénomène comme quelque chose de structurel et de présent dans le champ politique à l’aube de la période contemporaine, c'est-à-dire à partir des conquêtes de Napoléon.

Dans quelle part vous êtes-vous intéressés au phénomène que l'on nomme « islamisme » ?

Sur l'islamisme lui-même, nous avons voulu montrer que l’on a affaire à une forme politique contemporaine, et non pas du tout à une sorte de « résurgence médiévale » qui brandirait la volonté de revenir à un ordre passé. Dans les terres musulmanes, on voit au contraire apparaître à partir du XIXe siècle des pouvoirs qui séparent le religieux et le politique : c’est la condition de naissance de l’islamisme qu’il y ait séparation de l’ordre normatif traditionnel avec la réalité sociale économique et politique.

Notre ambition était aussi de nous départir d’une lecture qui oppose souvent des forces dites laïques et des forces dites religieuses. Cette opposition n’est pas pertinente. Ces dernières années, des pouvoirs qui se brandissent devant l'Occident comme « laïcs » ont défrayé la chronique, de Saddam Hussein aux Assad successifs. Le cas de l’Irak est éloquent : ce régime a été soutenu par l’Occident comme laïc contre l’Iran chiite, considéré comme nécessairement religieux et anti-laïc, alors même que Saddam Hussein plaçait sur le drapeau Allahou Akbar dès son accès au pouvoir, et commençait à faire monter en puissance les référents religieux parce que cela lui permettait de mobiliser certains segments de sa société.

La laïcité est ainsi souvent brandie pour faire plaisir à l'Occident, plutôt qu’un principe mis en œuvre. Par ailleurs, au sein des différentes forces de l’islam politique, l'opposition entre laïcité et non-laïcité est plus complexe qu’il n’y paraît. Il faut en réalité distinguer ce que promeuvent et veulent les acteurs politiques, et ce qu’ils mettent en place au pouvoir.

Des réponses se font-elles entendre dans les terres musulmanes dès le début des conquêtes coloniales ?

À partir de 1815, l’Europe se pose pour la première fois comme personne morale avec le droit d'énoncer une morale supérieure pour l’univers – c’est l’abolition de l’esclavage au Congrès de Vienne. Cela crée une inégalité : toutes les autres terres vont devoir faire une place à cet acteur qui se présente comme hégémonique. De fait on voit bien, à partir de 1815 et de façon accélérée dans les années 1880, une expansion territoriale de l'Europe. Ce mouvement est accompagné par la prise de concessions économiques, c’est-à-dire le fait que tout à coup certaines compagnies étrangères se voient reconnaître des segments de souveraineté. Dans le même temps, l’Occident produit un discours nouveau, largement lié à la Révolution française.

Tout cela fait que, soudainement, des frémissements idéologiques vont se faire sentir sur toutes les scènes locales : des partis, des mouvements, des individus vont commencer à se poser la question de la nécessité de faire quelque chose.

Je parle de frémissements car nous n'avons pas de lien direct avec tel ou tel événement, à une ou deux exceptions près. Mais on voit monter en puissance de nouvelles formes de réflexion.

Comment cela se traduit-il ?

Plusieurs situations se dégagent : il y a les terres où les musulmans font face à une domination directe (l’Inde ou l’Algérie), les terres dans lesquelles les élites voient bien que le pouvoir est contesté ou affaibli, et enfin les terres dans lesquelles la présence de minorités fait que toute la fabrique sociale et politique du lieu est soumise à débat : quelle place pour les musulmans et les non-musulmans et qui a le droit de l'énoncer, les locaux ou les puissances étrangères. L’empire ottoman en est un bon exemple.

La réponse va être globalement identique : dans toutes ces terres, une partie des administratifs, des lettrés et des oulémas, vont vouloir revenir à ce qui a fait la puissance de l’islam, y voyant le principe réel autochtone face à l’étranger de plus en plus envahissant. Très souvent, c’est la réinvention ou l’invention d'une langue qui s’opère. C’est ainsi que naît tout un courant réformiste musulman, qui promeut par exemple le rétablissement du système du conseil tel que le prônait le prophète – mais on voit bien qu’il n’existe aucun lien mécanique ou historique entre l’expérience du prophète et ce qui est promu. Il s’agit en réalité d’utiliser certains termes pour mobiliser toute une catégorie de personnes.

Ces frémissements aboutissent donc à de nouvelles pensées, de nouvelles doctrines, de nouveaux écrits et moyens de diffusion, par exemple le fait de télégraphier des fatwas pour dénoncer la présence de telle ou telle société.

Quelles mutations voient le jour en 1918, lorsque est démantelé l'empire ottoman ?

Lors de la Première Guerre mondiale, pour la première fois, la plupart des sociétés musulmanes, quel que soit leur statut, ont été soumises à l'impôt du sang, sur les terres européennes comme sur les terres locales. Le retour de ces populations fait qu'une masse critique commence à demander des droits, que ce soit au nom de l’islam politique ou au nom de nationalismes locaux.

La conséquence de cette guerre, c’est aussi que pour la première fois l’ensemble des terres musulmanes, empire ottoman et Perse inclus, basculent sous une domination beaucoup plus directe. Le démembrement progressif de l’empire ottoman, l’occupation d’Istanbul, sont des symboles forts qui secouent énormément la réalité locale.
Seule une terre restera indépendante : la péninsule arabique, progressivement dominée par Ibn Séoud, qui assurera son prestige par sa capacité à résister aux dominations.

L’autre élément c’est qu’au sortir de la guerre on va avoir une inversion historique inédite : les vainqueurs deviennent vaincus et les vaincus deviennent vainqueurs. Les forces qui ont tenté d’appliquer le programme du réformisme musulman, notamment en Syrie ou en Perse, sont battues, c’est-à-dire que l’utilisation des formes démocratiques aboutit à un échec devant la puissance étrangère : France ou Grande-Bretagne défont le royaume arabe de Syrie ou le régime constitutionnel perse.

Et au contraire, certaines communautés qui utilisent l'appartenance religieuse pour construire un territoire, se retrouvent vainqueurs...

En effet, c'est le cas en Arabie saoudite, autour de la Palestine mandataire – qui voit reconnaître le foyer national juif – et en Turquie kémaliste, où Mustafa Kémal uniformise le territoire comme exclusivement musulman par le déploiement d’une vaste gamme de violences envers les non-musulmans.

Autre élément qui parachève le trouble dans les structures des terres musulmanes : l’abolition en 1924 du califat, ce référent symbolique qui avait toujours été présent depuis le prophète et vers lequel pouvait se tourner tout musulman du monde.  Quelques années plus tard, on voit les premiers partis politiques de type moderne émerger dans différents espaces musulmans, et bientôt s'affirmer comme ceux portant l’islam politique : on les retrouve aussi bien en Irak qu’en Égypte, chez les Frères musulmans.

 

Comment se structure puis se développe la Confrérie des Frères musulmans ?

Elle se structure d’abord en associations de type caritatif. Hassan el-Banna promeut l’idée qu’il faut ressourcer et renforcer culturellement les musulmans égyptiens qui ont basculé sous la domination britannique. On ouvre donc des écoles, on multiplie les clubs de pensée… Le basculement politique est difficile à dater exactement mais, dans les années 1930, on assiste aux premières prises de positions dans l’espace public, avec l’émission de pamphlets par exemple.

La première chose que le mouvement va contester, c’est la présence d’écoles confessionnelles missionnaires, vues comme détournant du message musulman. C’est ce message qui va leur permettre de connaître des succès et d'avoir rapidement des séries de relais en Irak, en Syrie ou encore en Jordanie, où l’on voit se former un discours relevant d'un anti-impérialisme pragmatique, s'attaquant aux marques les plus visibles de l’impérialisme.

Ce n'est donc qu'à la suite de la Seconde Guerre mondiale que les Frères Musulmans deviennent un mouvement politique ?

Oui, la confrérie se meut en mouvement politique de type moderne, dans la mesure où elle concourt aux élections législatives et structure un appareil partisan efficace. Au sortir de la guerre, une série d'étudiants partis au Caire faire leurs études, ont découvert ce message, et le propagent dans toute une série de pays à partir de 1945-1947, non pas par un système tentaculaire mais par un système décentralisé, avec des antennes nationales, sans programme unifié.

Le mouvement va évoluer selon les scènes locales, avec une constante : il ne dispose pas de victoires législatives massives, mais son influence est importante parmi les députés des autres partis – sauf en Irak où ils sont réduits à des clubs littéraires. Leurs thèmes de débat sont assez similaires de l'Égypte à l’Irak : le gros de l’agenda est la politique étrangère, avec, au centre, la question de la Palestine. C'est déjà pour eux l'archétype de la manière dont l'anti-impérialisme « au nom de l’islam » doit être repensé.

Matthieu Rey, historien et arabisant, travaille sur les mouvements politiques, la construction du politique en Afrique australe et au Moyen Orient et sur les développements révolutionnaires syriens. Il dirige actuellement le département des études contemporaines de l'Institut français du Proche-Orient à Beyrouth. Il a publié, entre autres, Histoire de la Syrie, XIXe-XXIe siècles. L'ouvrage Histoire des mobilisations islamistes, qu'il a co-dirigé, est paru en 2022 aux éditions du CNRS.