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La fascination pour les « gosses héroïques » de 14-18

le par - modifié le 26/06/2023
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Adolescents « patriotes » partis faire la guerre pour le drapeau français, les « petit poilus » ont, à l’image du célèbre Jean-Corentin Carré, exercé un certain magnétisme sur la France de l'arrière – jusqu'à s'immiscer, pour peu de temps, dans le roman national.

« Quel fut le plus jeune soldat de la guerre ? » demandait en 1935 Le Petit Journal, avant de proposer le nom de Christian du Jonchay, engagé en 1914, à 14 ans, sous le nom de guerre d’Abd el Ali ben Zanchi dans le bataillon de goumiers algériens que commandait son père.

Car la Grande Guerre des enfants ne s’est pas déroulée que dans les livres d’école ou dans la littérature. S’il fallait alors obtenir une autorisation parentale pour devancer l’appel et s’engager comme volontaire à 17 ans, beaucoup d’adolescents se sont dispensés de la formalité, souvent parce qu’ils étaient bien plus jeunes encore. En fuite et sous un faux nom, comme le jeune Joseph Soutelet, ils furent des centaines à tromper la vigilance des adultes et à rejoindre les combats.

Toute entière mobilisée derrière les Poilus, la presse française de la Grande Guerre a suivi leurs aventures et encensé ces « gosses héroïques » qui attestaient de la mobilisation et de la volonté opiniâtre de la Nation, avant de les remiser prudemment au registre des personnages de fiction.

Qu’on s’entende. Pour la presse, ces jeunes intrépides n’ont rien de commun avec ces gamins recrutés, croit-on, par la force en Allemagne. En décembre 1914, Le Matin opposait ainsi « nos enfants à nous » aux très jeunes prisonniers allemands qui « se laissent aller à geindre et à pleurnicher » :

« Nos enfants à nous ont une autre allure. Je n'en veux d'autres preuves que ces deux citations à l'ordre d'une de nos armées du front.

C'est d'abord le soldat de 1ère classe Chotin Gustave, du régiment d'infanterie. Arrivé en se dissimulant au milieu d'un détachement de renfort, le jeune Chotin, âgé de quinze ans, qui a été incorporé au régiment malgré son jeune âge, a été blessé, il y a un mois, d'une balle à l’épaule et qui vient de faire prisonniers deux Allemands, n'a cessé de faire preuve de la plus grande énergie et du plus grand courage.

C'est ensuite le jeune Ratto François qui malgré son jeune âge (16 ans), a suivi, depuis le début de la campagne et en toutes circonstances, le bataillon de chasseurs. Blessé grièvement le 8 novembre, il a provoqué l'admiration de tous par la gaieté héroïque avec laquelle il a supporté ses souffrances. »

Au même moment, Le Petit Parisien relatait le retour aux foyers de « trois petits soldats », ramenés du front par les autorités militaires. De Montreuil, Ferdinand De Cock, 14 ans, s’était faufilé dès les premiers jours de la guerre dans un régiment de Zouaves qui cantonnaient non loin du domicile parental. Comment réussit-il à rejoindre le front belge et à participer à la bataille de Charleroi ? Soigné à Paris après une blessure reçue en Belgique, il parvient encore à retourner au front.

André Rey, 16 ans, quittait sa Dordogne natale pour rejoindre clandestinement les rangs du 8e d’Infanterie. Ce fut durant les combats de Berry au Bac que, selon La Patrie, il finit par être identifié et ramené de force à ses parents.

Enfin, Léonce Mallet, 15 ans, connut un destin fameux. Commis de courses dans une parfumerie, il était parvenu, depuis son domicile à Bobigny, à rejoindre le front belge dans les rangs du 4e d’infanterie coloniale. Adopté par la troupe, il parvient à se faire remettre un uniforme. Il fut rendu à sa famille lors du transfert du régiment. Mais le jeune Léonce s’enfuit de nouveau vers la guerre, tandis que son frère lui emboîtait bientôt le pas vers un régiment de Zouaves, comme le rapportait avec fierté Le Journal de Saint-Denis en 1916. Mais Léonce est atrocement blessé en février 1915, tandis qu’il participait à l’évacuation de blessés en Champagne. Il devint le plus « jeune amputé de l’armée », c’est-à-dire une célébrité.

Comment récompenser ce mineur frauduleusement introduit dans la communauté des combattants ? Désormais âgé de 16 ans et demi, Léonce reçut la médaille militaire, mais à titre civil. Unijambiste et père de sept enfants, il fit de nouveau parler de lui, par ses sauvetages nautiques, dans le canal de l’Ourcq. Son 12e plongeon, en 1933, lui valut une seconde médaille.

Mais la vedette adolescente incontestée de la Grande Guerre fut un jeune breton : Jean-Corentin Carré, dit « Le petit Poilu du Faouët », « L’enfant sublime », « L’enfant soldat » ou encore : « le fier petit paysan ».

Engagé volontaire en avril 1915, à quinze ans et sous une fausse identité dans le 410e d’infanterie, il est fait sergent un an plus tard, avant de recevoir la Croix de guerre en novembre 1916 et d’avouer sa véritable identité – et donc son âge. A 17 ans, il choisit d’intégrer l’aviation. Pris dans un combat à trois contre un, son avion est abattu au-dessus de Souilly, dans la Meuse, le 18 mars 1918. Le jeune volontaire foudroyé au firmament devient une légende.

Ce n’est que le 22 avril que Ouest Éclair annonce la mort du « petit poilu », en publiant la lettre reçue par son père, accompagnée de quelques mots laissés par le jeune défunt.

Le journal termine en suggérant que la ville du Faouët « s'honorerait grandement en perpétuant la mémoire de son petit poilu dont le cas aura été unique en France ». L’appel est entendu, la légende commence.

Désigné comme l’héritier de Bara et de Viala, deux enfants de troupe des armées de la Révolution tombés sous les coups de la Vendée et que la Convention avait érigés en martyrs de la République, ce sont cependant les mots et la vie du jeune Carré plutôt que sa mort héroïque, qui sont l’objet d’une réécriture édifiante à destination des écoliers.

En août 1919, en Franche-Comté, Le Pays de Montbéliard présente à ses lecteurs le jeune martyr en termes fleuris :

« C’est au bourg du Faoüet, en Bretagne, dans les genêts d’or et les bruyères de pourpre, que naquit Jean-Corentin Carré, engagé volontaire à l’âge de quinze ans, mort pour la France à l’âge de dix-huit ans. […]

Hélas ! Jean-Corentin Carré ne devait pas revoir son Faouët, les rives du Morbihan, la chère école où le meilleur des maîtres lui avait révélé, dans un trait de lumière, la véritable valeur de l’humaine condition.

Nommé sergent, puis adjudant sur le champ de bataille, après des actions d'éclat qui ont émerveillé ses officiers, et dont il semblait seul ignorer la beauté vraiment épique, il jugea qu'après deux ans de guerre dans l’infanterie, il n’avait pas encore assez fait pour le salut de la France et pour l’honneur de la Bretagne. »

L’article du journal comtois s’achève sur ces mots :

« [A]insi mourut Jean-Corentin Carré, le petit poilu du Faouët, qui, trois ans après avoir signé son engagement volontaire, fut tué à l’âge où les élèves de nos lycées préparent leur baccalauréat... »

1919, c’est la première rentrée scolaire de la paix.

Les écoliers, engagés eux aussi dans la grande entreprise mémorielle partagée entre le souvenir des morts et le culte des héros, ont leur propre représentant au panthéon des braves. Le Panthéon ? Le Mercure de France y songe, recommandant à la reconnaissance de la Patrie une place pour le petit breton aux côtés des Grands hommes.

Mais, plutôt que l’héroïsme, c’est « le courage civique » et le patriotisme de l’écolier qui sont honorés. Le conseil général du Morbihan décide, à l’automne 1918, de financer la distribution dans les écoles du département d’une biographie du « Petit poilu du Faouët », « l’enfant sublime » qui a été rédigée par un érudit local et instituteur de Pontivy Émile Gilles. Ses lettres écrites à son instituteur deviennent la matière d’une béatification républicaine et d’un enseignement moral dont le journal L'École et la vie se fit le porte-voix :

« Inspirez-vous donc de la belle pensée de Jean-Corentin Carré : que ces années soient pour vous bien remplies ! Elles le seront si vous répondez au dévouement de vos maîtres, d’abord par votre travail. »

Dès 1919, la commande et la diffusion par le ministère de l'Instruction publique de l’œuvre du peintre lorrain Victor Prouvé parachève l’apothéose dans une mise en scène hagiographique particulièrement fameuse.

Dans les années 1920, la célébration est cette fois régionale ; Jean-Corentin devient un « héros breton » attestant de « la vaillance de la race bretonne » ; un « petit gars d’Armor », « brave petit » qui a écrit « des pages sublimes d’abnégation, de courage civique et de patriotisme ». C’est donc un écolier breton qui donne désormais son nom à une rue de Rennes, ainsi qu’à un prix d’honneur du lycée de Pontivy. L’Excelsior signale en 1928 que « La biographie de ce jeune héros a été envoyée dans toutes les écoles de France ».

Paris soir offre une pleine page au « petit gars de Bretagne qui avait le cœur généreux et l’âme fière et qui, à peine sorti de l'enfance, prit place parmi les héros légendaires de la grande tuerie » Au Faouët, en mai 1939, un monument est érigé à sa mémoire, ou plutôt à celle du « braconnier de la gloire » selon les mots de La République. La cérémonie d’inauguration eut lieu en présence des enfants des écoles, réunis pour célébrer « ce monument à la gloire d’un adolescent, qui a donné à notre jeunesse l’exemple le plus touchant de l’héroïsme français », et s’est achevée sur les accents du Bro gozh ma zadoù, l’hymne breton.

Le culte civil rendu à Jean-Corentin Carré, par sa transmutation au rang de paladin breton, permet d’oublier que les adolescents soldats n’ont pas tous été des parangons de vertu et qu’on ne sut pas toujours que faire de leur enthousiasme.

À l’automne 1914, L’Éclair demandait qu’on fasse preuve de mansuétude envers ces trop jeunes soldats, qui n’étaient qu’une infinitésimale exception :

« Les gosses héroïques foisonnent. Des esprits s’en montrent chagrins.

‘Ne mêlons point, disent-ils, aux rudes chants de guerre qui nous viennent du front les pépiements des jeunes moineaux batailleurs.’

Sans doute il ne convient pas de manger sa moisson en herbe. Demain, la France aura besoin de ces enfants qui seront des hommes. Mais, après tout, ces jeunes enrôlés téméraires ne sont que l’exception. Ne les rebutons pas : ils posent quelques figures pour les futures images de la guerre. […]

Ne les blâmons pas, ne les décourageons pas, les moineaux batailleurs qui mêlent leurs pépiements à la mâle chanson des épées. Leur âge n'est pas en cause. On a l’âge de ses artères, dit-on des vieux ; dirons des petits : on a la taille de son courage. »

Le jeune Mercadier fut probablement le premier de ces « gosses héroïques » à bénéficier de l’attention du public. Et pour cause. En décembre 1914, Jean Mercadier est de retour du front et arpente Paris. Il a seize ans et arbore fièrement son uniforme d’artilleur et, surtout, la médaille militaire qui est fichée sur sa poitrine. Le 6 décembre, il est au centre des attentions. L’auteur – et figure de la droite française –  Maurice Barrès le présente à la foule à Champigny, lors d’une cérémonie patriotique organisée par la Ligue des Patriotes.

La promotion est assurée par le journal de droite Le Matin qui façonne la réputation retentissante du « jeune héros » par un entretien qu’il accorde au journal où il relate les conditions de son « enrôlement » :

« Dès le premier jour de la mobilisation, nous dit-il, je guettai l'occasion de me faufiler parmi les troupes qui se rendaient à la frontière. Mes efforts avaient été stériles.

Quand, le 9 août, passa à Adam-Ville le 596 d'infanterie, j’emboîtai le pas à mes aînés et ne les lâchai pas pendant quarante-huit heures. Le matin du second jour nous arrivâmes à Sompuis, où se trouvait le 2e régiment d'artillerie lourde. La vue des canons, le hennissement des chevaux, l'allure martiale des cavaliers décidèrent de ma vocation. Le soir même, j'étais des leurs, habillé et armé, ainsi que trois autres volontaires.

Mon instruction fut brève ; quarante-huit heures après, j'étais de garde. J'ouvrais l'œil, car on savait l'ennemi proche, et il fallait redoubler de vigilance An petit jour, j'entendis un bruit insolite à ma gauche. Je tournai la tête, et vis un Allemand qui dérobait le cheval d'un sous-officier. Je fis hâtivement le tour de ma garde et fus assez heureux pour le saisir au passage. La brute me gratifia d'un coup de baïonnette, mais d'une balle de ma carabine je l'étendis raide mort.

Ce fait me valut une citation à l'ordre du jour et une proposition pour la médaille militaire. »

Dès lors, Jean Mercadier, et son camarade qui ne le quitte pas, deviennent la coqueluche des parisiens. L’Intransigeant relate comment, la veille de Noël, le jeune soldat soulève les foules :

« L’entracte vient de prendre fin. Sur l’écran apparaissent les premières projections de la seconde partie du programme.

Pourtant, les spectateurs ne prêtent qu’une médiocre attention à la séance. Quelques-uns viennent d’apercevoir, en effet, regagnant sa place, un jeune soldat sur la poitrine duquel brille la médaille militaire. Un lignard de quatre ou cinq ans plus âgé que lui, le bras gauche en écharpe et qui porte aussi le plus envié des insignes français, l’accompagne. Un nom vole : c’est Mercadier, le plus jeune médaillé de France...

Bientôt, une véritable ovation couvre le bruit de l’orchestre. Les deux soldats se sont levés, la main au képi, plus émus que sous la mitraille. Pour répondre à cette manifestation, un seul cri vient aux lèvres : ‘Vive la France !’ »

Plus dure sera la chute.

Au printemps suivant, la gêne est palpable dans la presse qui titre presque unanimement : « le revers de la médaille ». Car le jeune héros de l’hiver était un imposteur. S’il s’était effectivement mêlé aux soldats qui montaient au front en traversant sa commune, Saint-Maur-des-Fossés, il avait été de régiment en régiment, avant d’être renvoyé vers son foyer. Frustré, le jeune homme trouva une issue plus attrayante à sa démobilisation.

Il est désormais inculpé de « port illégal de décoration ». Défendue avec éloquence par une jeune avocate, Marthe Giraud, il est finalement acquitté, « pour avoir agi sans discernement », les juges ne voulant retenir que sa quête du « quart d’heure de célébrité ».

En 1917, le jeune homme occupe de nouveau les chroniques judiciaires, pour tentative d’homicide, coups à agents et escroquerie. Las, c’est Le Matin, ce même journal qui avait assuré sa postérité, qui tire les premiers coups. Et l’affaire se termine en cour d’assises où l’ancien vrai-faux enfant soldat, devenu « ce jeune tire-au-flanc de dix-huit ans, deux fois déserteur » écope de 20 ans de travaux forcés pour avoir fait feu sur un gendarme.

Les gosses de retour du front ne sont pas les seuls à raconter des histoires. La presse est prompte elle aussi à enjoliver, réécrire ou encore inventer les exploits ou les tragédies des enfants mêlés aux combats. Émile Després est de ceux-là. Maintes fois reprise, réécrite en prose comme en vers, son histoire tragique autant qu’apocryphe se déroule dans les corons des plaines du Nord, occupées par les troupes allemandes.

L’Intransigeant, parmi cent autres, résume les faits :

« C’était au coron de Douchy, dans le Nord. Les Allemands entrés en France y arrêtèrent quinze mineurs. Pourquoi ? On ne sait. Ils se disposèrent à les fusiller, sans raison.

Soudain, le lieutenant qui commandait le peloton d’exécution tomba, mort. Tous les Allemands se retournèrent et virent un sergent français blessé qui, dans un fossé, gisait lamentablement. Il avait vu le crime qui allait se commettre, et trouvant la force d’armer son fusil, il avait tiré.

Les Allemands se jetèrent sur lui, l'amenèrent au pied du mur où déjà étaient alignés les mineurs. Puis ils allèrent chercher leur capitaine. Il ne venait pas vite. Un gamin qui était là, le petit Émile Després, attendait angoissé la fin du drame. Le sergent agonisant demanda : ‘A boire’. Le gamin, d’un bond, lui apporta de l’eau fraîche.

— Quoi ? dit une voix. Qu’est-ce que c’est ?

Le capitaine arrivé faisait comprendre qu’il était là, et, ignoblement, ordonna à l’enfant de prendre un fusil et de tuer le sergent français auquel il avait porté secours. L’enfant ne dit rien, prit le fusil et visa le sergent : « Feu ! » Les mineurs s’écroulèrent. Le capitaine allemand aussi. L’enfant, à bout portant, l’avait fusillé.

On ne dit pas ce qu’il advint alors de lui. On le devine. On lui élèvera un monument à Douchy. Tous les Français, garderont dans leur mémoire fervente le nom de ce jeune héros : Émile Després, âgé de 14 ans. »

La parabole du jeune Després entre presque immédiatement dans les écoles ; le Manuel général de l'instruction primaire fait de la légende une épopée où les écoliers sont invités à trouver matière à enseignements.

Comme l’a relevé Daniel Aranda dans sa remarquable étude Petits soldats dans la Grande Guerre. Les combattants juvéniles dans la littérature française entre 1914 et 1918 (PUL, 2022), ces récits de gosses héroïques ont surtout éclos au début du conflit. Tous s’inscrivent comme la perpétuation d’un récit ancien, hérité de la Première république et de la nation en danger.

En 1918, l’heure n’est pourtant plus aux enfants héroïques. A mesure que la victoire semble rapprocher ses ailes des couleurs françaises, c’est un autre combat vers laquelle la nation veut désormais engager sa jeunesse : celui de l’après-guerre et de la paix, tandis qu’une génération d’adolescents épargnés devra se substituer aux pères tombés.

Comme le soulignait en 1935 Le Petit Journal, les petits soldats étaient désormais passés de mode.