Écho de presse

Eadweard Muybridge, le photographe dont les travaux préfigurèrent le cinéma

le 12/08/2021 par Pierre Ancery
le 12/05/2020 par Pierre Ancery - modifié le 12/08/2021
Eadweard Muybridge, photographie de Frances Benjamin Johnston, entre 1890 et 1904 - source : WikiCommons/Library of Congress
Eadweard Muybridge, photographie de Frances Benjamin Johnston, entre 1890 et 1904 - source : WikiCommons/Library of Congress

Photographe exceptionnel et inventeur de génie, le Britannique Eadweard Muybridge fut le premier, en 1878, à capturer les mouvements successifs d'un cheval au galop. Ses travaux révolutionnaires annoncent le cinéma.

Lorsqu'il émigra aux États-Unis en 1850 pour y devenir libraire, l'Anglais Edward James Muggeridge, dit Eadweard Muybridge (1830-1904), n'imaginait sans doute pas qu'il deviendrait l'un des photographes les plus novateurs de son temps. C'est à la fin des années 1860, alors qu'il est installé à San Francisco, que ses premiers travaux vont le faire connaître.

Entre 1867 et 1873, équipé d'un studio volant qu'il baptise « Helios » (un nom dont il signe certaines de ses photos), il photographie la cité californienne sous tous les angles. Il capture aussi les paysages environnants, au fil d'expéditions qui l'emmènent notamment à travers la nature sauvage de Yosemite Valley et de Yellowstone. Muybridge se rend aussi en Alaska, puis effectue, pour le compte du gouvernement, des reportages photographiques sur la guerre qui oppose l'armée américaine aux Indiens Modocs.

Le phare de Point Reyes en Californie, Eadweard Muybridge, 1870 - source : Library of Congress
Le phare de Point Reyes en Californie, Eadweard Muybridge, 1870 - source : Library of Congress

De ses expéditions, il ramène des photographies témoignant de sa maîtrise technique et de son sens de la composition. À la même époque, Muybridge attire l'attention du richissime Leland Stanford, le gouverneur de Californie, qui le prend sous son aile et le soutient financièrement.

En 1872, une polémique partie des cercle hippiques enflamme les journaux américains : il s'agit de savoir si, durant le trot, un cheval perd à un moment donné contact avec le sol. C'est la question du « temps de suspension » : Stanford charge Muybridge d'y répondre grâce à la photographie. Il va y parvenir en imaginant un dispositif d'obturation suffisamment rapide pour lui permettre de photographier un cheval en plein galop et ainsi de prouver qu'en effet, il « vole » à certains moments.

Muybridge est désormais célèbre. Mais en 1874, son nom est entaché par une affaire qui défraye la chronique : ayant découvert que sa femme entretenait une liaison avec un autre Anglais, un certain major Larkyns, il le menace de mort. Lorsque sa femme donne naissance à un enfant qu'il pense être de Larkyns, le photographe achète un pistolet et abat son rival (il lui aurait dit avant de tirer : « Je m'appelle Muybridge et j'ai un message pour vous de la part de ma femme »).

Lors du procès, qui a lieu en 1875, ses relations avec Stanford et l'empathie du jury pour sa qualité de mari trompé lui valent d'être acquitté... Muybridge reprend alors ses travaux, d'abord au Guatemala, où il passe six mois. Puis ses vues panoramiques de San Francisco, en 1877, remportent un immense succès.

Mais c'est en 1878 qu'il réussit les clichés qui lui vaudront de passer à la postérité : photographiant un des chevaux de Stanford avec plusieurs appareils qui se déclenchent successivement à toute vitesse, il parvient à produire une série de clichés décomposant son mouvement. Une prouesse insensée pour l'époque, qui va attirer l'attention de la presse du monde entier. Le 23 décembre de la même année, Le Mémorial de la Loire et de la Haute-Loire écrit ainsi :

« On en est arrivé aujourd’hui à obtenir, littéralement parlant, la photographie instantanée ; le bébé qui pleure, le régiment qui passe, la vague qui écume sont saisis et retenus par le cliché.

Par quel prodige de patience et d’habileté M. Muybridge (un Américain) est-il parvenu à retracer les différents temps de l’allure du cheval, au pas, au trop et au galop, dans une série de figures que nous a montrées le dernier numéro de la Nature, série reproduite directement par l’héliogravure ?

Une de ces figures est un tour de force photographique ; elle reproduit la succession des temps de l’allure de Sallie Gardner, au grand galop de course, fendant l’espace avec une vitesse de 120 mètres à la seconde. »

Les travaux de Muybridge paraissent dans un ouvrage intitulé Attitudes of Animals in Motion (« Attitudes d'animaux en mouvement »). Le photographe, dès lors, n'aura de cesse de perfectionner ces vues en série, qu'il applique aussi à des humains en marche. Ses images, converties en verres pour lanterne magique, sont montrées lors de conférences qu'il donne aux États-Unis et en Europe.

Allure des animaux, recueil de photographies prises au haras de Palo-Alto en Californie, Eadweard Muybridge, 1881 - source : Gallica-BnF
Allure des animaux, recueil de photographies prises au haras de Palo-Alto en Californie, Eadweard Muybridge, 1881 - source : Gallica-BnF

Le photographe a également mis au point un appareil extraordinaire, le zoopraxiscope, capable de mettre en rotation les images successives du même sujet. Quinze ans avant l'invention du cinématographe, le public, stupéfié, voit des silhouettes humaines et animales se déplacer sous ses yeux.

C'est ce moment unique dans l'histoire de l'image en mouvement que raconte Le Temps le 29 novembre 1881, tandis que Muybridge, invité par le peintre réaliste Ernest Meissonier, présente ses travaux à Paris devant un public choisi (parmi lequel Alexandre Dumas fils) :

« M. Meissonier, l’autre soir, avait réuni dans son vaste atelier du boulevard Malesherbes des artistes, peintres et sculpteurs, et quelques gens de lettres, pour leur faire admirer, non pas les merveilleuses esquisses accrochées à la muraille, tableaux achevés ou morceaux de rois, mais l’invention nouvelle d'un photographe américain, M. Muybridges [sic], destinée, ce me semble, à faire une révolution dans l’art du portrait […].

Le succès a été très vif et le spectacle des plus curieux. L’inventeur américain réussit, par une suite de photographies instantanées, à fixer les mouvements d’un homme en marche, d’un cheval qui court, et, à l’aide d’un mouvement rotatoire, il projette à la lumière électrique l’image mouvante de l’homme ou de l’animal.

C’est prodigieux en vérité. Les chevaux galopent, les pedestrians trottent et se dépassent, les lévriers s’allongent et bondissent, les clowns sautent sur un cheval et on les voit, après avoir pris leur élan, tomber droits sur la selle. Tout cela est étonnant et M. Muybridges s’occupe maintenant de fixer et de montrer en mouvement le vol des oiseaux.»

Le journal, mesurant avec une étonnante justesse la portée de la révolution lancée par le Britannique, ajoute :

« Le fait seul de montrer, mouvantes, ces silhouettes humaines, aux profils hiératiques, semblables à des statuettes égyptiennes, constitue une invention prestigieuse. Songez qu’avec le téléphone on peut déjà conserver, en boîtes comme des petits pois, la parole humaine et qu’avec ces séries de photographies animées on pourra retrouver, après des années, le port de tête, l’allure, la démarche d’un homme.

Le spectre marchera. C'est ainsi que, peu à peu la science, qui va toujours à pas de géants, réussira presque à supprimer la Mort, son seul obstacle et sa seule ennemie. »

Trente-six images d'une femme tournant sur elle-même, Eadweard Muybridge, 1887 - source : Library of Congress
Trente-six images d'une femme tournant sur elle-même, Eadweard Muybridge, 1887 - source : Library of Congress

En juin 1882, le nom de Muybridge apparaît dans Le Siècle aux côtés de celui d’Étienne-Jules Marey, un physiologiste et photographe réputé, spécialisé dans l'étude de la « machine animale ». Le procédé employé par le Britannique est détaillé :

« [Muybridge] prend une photographie en moins de 1/500e de seconde. Il lui est facile, pendant qu'un clown fait un saut périlleux, d'obtenir huit fois son portrait dans les positions successives qu'il occupe dans l'espace, au moyen d'appareils photographiques convenablement disposés et dont les objectifs se démasquent successivement dans le temps que dure la cabriole du clown.

Pour les animaux ou l'homme lancé à la course, voici comment on procède. Dans un des parcs de M. Stanford est installée une piste. D'un côté, un mur de planches porte des lignes verticales régulièrement espacées à la distance d'un pied environ et numérotées. De l'autre côté de la piste, on à bâti un hangar où sont disposés vingt-quatre objectifs, braqués en face du mur de planches. C'est entre ces objectifs et le mur qu'on fait courir l'animal. Sur son passage, on a tendu des fils très ténus, trop fins pour qu'il puisse en avoir la moindre inquiétude ou même les voir, trop peu résistants pour entraver en quoi que ce soit ses mouvements. Chacun de ces fils en se rompant détermine, par un mécanisme simple, la fermeture d'un circuit électrique qui agit sur des électro-aimants. Ceux-ci, par leur action, déplacent un écran et démasquent ainsi pendant un instant infiniment court l'objectif d'un appareil photographique correspondant.

L'animal au galop est donc photographié dans la position qu'il avait au moment de la rupture du fil, et les lignes verticales tracées sur le mur en planches devant lequel il court et que la photographie reproduit en même temps que lui, permettent de raccorder exactement toutes les poses successives saisies par les vingt-quatre appareils. »

En 1887 sont publiés les onze volumes de son ouvrage fondamental, Animal Locomotion : 4 202 photographies prises entre 1872 et 1885, qui constituent d'après Marta Braun «  un point de rencontre entre l’art et la science, où apparaissent certains des critères fondamentaux de ce que nous appelons aujourd’hui le cinéma : la passion de percevoir, la technologie qui rend cette perception possible, le désir recouvert par le manteau de la science – sans oublier, un dispositif social où la femme est définie comme l’objet du regard ».

Dans les années suivantes, Muybridge parcourt l'Amérique et l'Europe pour présenter ses clichés devant des salles combles. Il meurt en 1904 dans sa ville natale, Kingston upon Thames, en Angleterre. Changeant à jamais la perception que nous avons du mouvement, les travaux décisifs de Muybridge inspireront par ailleurs de nombreux artistes, comme Edgar Degas, Marcel Duchamp et Francis Bacon.

Pour en savoir plus :

Paul Hill, Eadweard Muybridge, Phaidon, 2001

Hans-Christian Adam, Eadweard Muybridge, Taschen, 2014