Chronique

1830-1832 : l'Albanie se soulève contre le sultan

le 07/06/2020 par Özgür Türesay
le 02/06/2020 par Özgür Türesay - modifié le 07/06/2020

Conséquence indirecte des velléités d’indépendance de la Grèce et de la Serbie vis-à-vis de la Sublime Porte, une grande famille aristocrate albanaise s’insurge, en 1830, contre le « grand vizir » au nom de la charia et contre la rénovation de l’empire.

L’histoire de l’Empire ottoman peut être envisagée comme une longue succession de mouvements de résistance à l’encontre du contrôle central d’Istanbul sur ses provinces. Au XIXe, siècle des nationalismes, certains de ces mouvements réussissent leur transformation en véritables mouvements de libération des peuples ; on parle alors d’une « révolution », qui aboutit à une autonomie comme dans le cas de la Serbie, ou à une indépendance comme dans le cas de la Grèce.

D’autres en revanche, réprimés rapidement par la Sublime Porte, n’ont pas eu droit de cité dans les annales historiques, au point d’être presque oubliés aujourd’hui, si ce n’est les quelques traces qu’ils ont laissées dans les archives et la presse de l’époque.

Tel fut le cas d’une grande révolte déclenchée au nord de l’Albanie, dans la région de Shköder – « Scutari » dans la presse française de l’époque – en 1830 par Mustafa Pacha Bushatli (1797-1860), chef d’une grande famille de notables albanais musulmans qui gouvernait la région depuis 1757.

Mustafa Pacha Bushatli, qui a déjà mené au nom du sultan des opérations contre Ali Pacha de Tepelenë (1744-1822) ou des insurgés grecs, commence à se méfier de Mahmud II (r. 1808-1839) après la mainmise du pouvoir central sur le pachalik de Jannina en 1822. Les séquences ultérieures de la révolution grecque, la destruction des janissaires en 1826 et la guerre russo-ottomane de 1828-1829 reportent le conflit imminent entre le sultan centralisateur Mahmud II et Mustafa Pacha Bushatli, l’un des derniers potentats balkaniques.

La défaite des armées ottomanes devant les armées russes en 1829 vient alors de créer une incertitude politique dans les Balkans, où les horizons d’attente des élites locales s’élargissent considérablement.

C’est le Journal des débats politiques et littéraires du 27 juin 1830 qui fait la première mention de la révolte en soulignant son ampleur :

« Des mouvemens importans [sic] se manifestent en Bulgarie et en Macédoine.

Le bruit public parle d’avantages que les Albanais auraient remportés sur les troupes turques détachées contre eux. On regarde le pacha de Scutari comme le moteur principal de la rébellion ; il s’est insurgé complètement contre la Porte, et on le range parmi les ennemis les plus dangereux.

Il ne manque ni de courage, ni de talens, ni de prudence, et les autres pachas ses voisins l’estiment beaucoup. »

Effectivement, ses forces s’emparèrent au début de 1831 de Niš, de Skopje et de Sofia, trois villes se trouvant aujourd’hui respectivement en Serbie, en Macédoine et en Bulgarie. Le même titre en fait état le 16 mai 1831 :

« Il vient d’arriver des nouvelles qui annoncent que la révolte de Mustapha, pacha de Scutari, et des Albanais unis avec lui, fait de rapides progrès.

Les rebelles ont renfermé le grand-visir Reschid-Pacha à Monastir. Le quartier-général de l’Albanais Karafeiszade Alli-Bey est entré le 20 [avril] à Sophie.

Plusieurs districts de Bosnie sont également en insurrection, et on dit que les rebelles se sont engagés par serment à ne quitter les armes, que le sultan n’ait supprimé les innovations qu’il a introduites dans l’organisation militaire, qu’il n’ait rendu à ce pacha de Scutari, le sandiag qu’il lui a ôtée et qu’il n’ait confirmé les privilèges réclamés par les Albanais. »

Mustafa Pacha Bushatli a en effet enrobé sa rébellion contre le sultan de divers arguments islamiques, l’accusant notamment d’introduire plusieurs innovations jugées illicites selon la charia. Ce faisant, il recourt à un procédé rhétorique habituel pour ceux qui s’opposent, depuis la dernière décennie du XVIIIe siècle, aux réformes centralisatrices des sultans visant à moderniser l’Ancien Régime ottoman fortement décentralisé.

Au cours de l’été 1831, le cours du conflit se renverse. La Quotidienne du 6 septembre 1831 déclare :

« Nous avons reçu des lettres de Constantinople qui vont jusqu’au 25 juillet. Les derniers avis de la haute Albanie parvenus à la Porte annoncent que le grand visir a obtenu de nouveaux avantages sur les rebelles de Mustapha, pacha de Scutari.

Reschid-Méhemet-Pacha avait chargé le pacha de Silistrie de s’emparer de la forteresse de Lesch (Alessio). Celui-ci, après avoir heureusement vaincu les obstacles que lui avaient opposés les Albanais, est entré sans coup férir dans la forteresse.

Cette circonstance prouve combien les troupes de Mustapha étaient peu en état de pouvoir s’opposer à l’armée ottomane, et donne à la Porte l’espoir d’apprendre bientôt la prise de Scutari et la fin d’une insurrection qui pouvait devenir menaçante. »

Quelques mois plus tard, le Journal des débats politiques et littéraires du 10 décembre 1831 annonce que le pacha rebelle se serait rendu au grand vizir au mois de novembre :

« D’après les nouvelles concordantes de Scutari en date du 6, et de Semlin du 17 de ce mois, Mustapha, pacha de Scutari, se serait rendu à discrétion au grand-visir, à la suite de grands ravages occasionnés dans la citadelle de Scutari par la chute d’une bombe sur un magasin à l’huile et à l’eau-de-vie.

On ajoute que le grand-visir lui aurait garanti la vie sauve, et l’aurait envoyé, sous forte escorte, à Constantinople. »

Les mois passant, le parcours du pacha capturé continue d’intéresser la presse. Le Constitutionnel du 9 janvier 1832 s’inquiète ainsi du sort réservé au rebelle :

« On annonce de Scutari, que Mustapha-Pacha, après s’être embarqué pour Constantinople avec sa famille, ses trésors et une suite nombreuse, a été débarqué seul pour se rendre au lieu de sa destination.

On craint, en conséquence, que sa grâce ne soit pas complète. »

Deux jours plus tard, le 11 janvier 1832, c’est la Gazette de France qui annonce :

« Le pacha de Scutari a été forcé, par le mauvais temps, de prendre la route de terre pour venir à Constantinople. »

Il s’agit ici d’une ruse de la part du sultan : la grâce serait en effet  vue comme d’autant plus généreuse si l’on fait craindre le pire pour le coupable. C’est peut-être au cours de cet épisode angoissant que Mustafa Pacha Bushatli, prétendument révolté contre le sultan au nom de l’islam, a ainsi tenté de trouver une aide de la part d’un personnage inattendu dans un tel contexte... le Pape !

D’après La Quotidienne du 12 mars 1832, à Rome le Pape aurait en effet dévoilé à ses visiteurs « une lettre du pacha de Scutari ».

« Le pacha, dans son infortune, prie le pape d’intercéder pour lui auprès du sultan. Étrange demande de la part d’un infidèle au chef de l’Église ! »

On peut considérer que Mustafa Pacha Bushatli a ici eu de la chance : la découverte d’une telle missive – ou une simple rumeur à son sujet – aurait pu être utilisée avec une grande joie à Istanbul pour le diffamer publiquement.

Mais, pendant que ladite lettre s’acheminait – si tant est qu’elle ait existé – vers les États romains, le rebelle capturé était amené à Istanbul et amnistié. La Gazette de France du 27 janvier 1832 décrit son accueil dans la capitale de l’empire :

« Mustapha, pacha de Scutari, est arrivé ici le 25 [décembre] avec ses deux fils.

Le kaïmmakam du grand-visir et le seraskier avaient envoyé au-devant de lui, pour le recevoir, des personnes d’un haut rang, ce qui prouve qu’il est admis en grâce. »

L’organe des Saint-Simoniens, Le Globe, publie un long article le 5 février 1832 au sujet des progrès de la civilisation en Orient, où l’on fait aussi l’éloge, dans une note, de cette amnistie accordée au rebelle par le sultan réformateur :

« Les pachas rebelles de Scutari et de Bagdad, soumis par la force des armes, viennent d’obtenir la vie sauve et ont pu se retirer paisiblement dans la retraite qu’ils avaient choisie. »

Toutefois, on ne trouve pas de description détaillée des circonstances concrètes de la grâce dans la presse française ; en réalité, le rebelle a été amnistié conformément à une cérémonie scrupuleusement organisée. Après avoir attendu plusieurs semaines dans un grand hôtel particulier de la capitale réservé à sa famille et sa suite, il aurait embrassé les pieds du sultan et demandé à s’habiller en uniforme de la nouvelle armée de Mahmud II.

Quelques années plus tard, il réintégrera l’administration impériale sous le sultan Abdülmecid (r. 1839-1861) : gouverneur de plusieurs villes d’Anatolie dans les années 1840, il deviendra le gouverneur d’Herzégovine en 1853. Sa longue carrière, sinueuse, s’achèvera par son décès à Médine en 1860. Être un aristocrate ottoman, c’est aussi servir son sultan, se rebeller contre lui, être amnistié, resservir son sultan et, le cas échéant, terminer ses jours en faisant son pèlerinage.

La capture de Mustafa Pacha Bushatli signalera la fin de la domination de cette grande famille de notables albanais sur la région, et par la même, le début d’un gouvernement direct de l’Albanie par Istanbul. Mais ceci est une autre histoire.

Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.