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La revanche des cathares, réhabilités par la gauche

le par - modifié le 14/09/2022
le par - modifié le 14/09/2022

Les cathares du XIIIe siècle ont alimenté de nombreux et durables mythes. Dans la France de la Belle Époque, ils deviennent le symbole d’une lutte  contemporaine, opposant républicains laïcs aux conservateurs catholiques. 

Au début du XIIIe siècle, le sud-ouest du royaume de France devient le théâtre d’un conflit violent connu aujourd’hui sous le nom de croisades des Albigeois. Guerre sainte menée contre d’autres chrétiens, celle-ci voit s’allier l’Eglise à des seigneurs du nord, comme Simon de Montfort, et aux rois capétiens. Face à eux, des nobles locaux, comme les comtes de Toulouse, et des hérétiques, les Albigeois – appelés aujourd’hui « cathares » –, souvent minoritaires, mais qui, en remettant en cause l’autorité de l’Église, se sont attiré ses foudres.

Bien après la conquête militaire du comté de Toulouse, l’Inquisition, qui se développe à la faveur du conflit, continue de traquer la moindre trace de déviance parmi les fidèles et les ecclésiastiques. Bernard Délicieux, moine franciscain et défenseur acharné des chrétiens dissidents, en fait les frais : il meurt enfermé dans la prison de Carcassonne en 1319.

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RetroNews | la Revue n°4

Quatre regards pour une histoire environnementale, un dossier femmes de presse, un chapitre dans la guerre, et toujours plus d'archives emblématiques.

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Une telle guerre, qui a vu à la fois triompher la monarchie et l’Église, devient, à la Renaissance, l’enjeu de nouvelle polémiques entre protestants et catholiques, puis au XIXe siècle entre républicains et conservateurs. Les premiers s’emparent ainsi rapidement des victimes les plus célèbres de l’Inquisition pour en faire des symboles d’une libre-pensée anticléricale qu’aurait étouffée l’Église. Outre des historiens locaux, comme Napoléon Peyrat – un protestant considérant certainement les albigeois comme des ancêtres d’infortunes –, l’aube de la IIIe République voit des spécialistes prendre la plume pour évoquer le souvenir de Bernard Délicieux et vilipender ses bourreaux catholiques. 

En 1877, Jean-Barthélemy Hauréau, historien jadis opposé au Second Empire, publie son ouvrage Bernard Délicieux et l’inquisition albigeoise rapidement salué par les journaux de gauche. Ainsi, Le Rappel du 21 mars 1877, explique qu’on y verra « une partie du mal que peuvent faire les religions en lisant le nouveau volume de M. Hauréau sur Bernard Délicieux et l’inquisition albigeoise ».

Trois ans plus tard, l’ouvrage fait toujours parler de lui dans la presse républicaine. Fondé par Léon Gambetta, le quotidien La République française ne mâche pas ses mots :

« Cela nous explique, écrit M. Hauréau dans son histoire du frère Bernard Délicieux, qui fut emmuré au commencement du quatorzième siècle à Carcassonne, cela nous explique pourquoi, à Albi, la liste des condamnés nous offre les noms des plus riches citoyens.

Sous prétexte de théologie, les pères inquisiteurs organisaient dans nos provinces méridionales un prodigieux brigandage. J’aime mieux les routiers du quatorzième siècle, au temps de la guerre anglaise ; ils brûlaient au paysan la plante des pieds pour le forcer à révéler la cachette où il avait enfoui ses écus. Mais c’étaient des bandits logiques, qui n’employaient point la brûlure si d’abord on leur donnait l’argent. 

Avec l’Inquisition la méthode est retournée : mourir d’abord, payer ensuite. La France méridionale gisait haletante, écrasée, trahie par le roi, par ses barons et ses comtes, trahie par le pape. »

Dénoncer les catholiques d’hier pour mieux combattre ceux d’aujourd’hui n’est pas une pratique typique aux journalistes de gauche. Les artistes s’emparent également du sujet. Parmi eux, le peintre Jean-Paul Laurens.

Ce natif de la Haute-Garonne, lui aussi républicain convaincu, consacre dès 1879, soit deux ans après la publication du livre d’Hauréau, une première toile à Délicieux et à l’Inquisition. Intitulée La Délivrance des emmurés de Carcassonne, celle-ci est exposée au Salon en 1879, reproduite sur une double page dans Le Monde illustré et applaudie dans les colonnes du quotidien anticlérical La Lanterne :

« Dans ma revue rapide du premier jour, j’ai dit que ce tableau me semblait, dès le premier abord, le meilleur du Salon. […] 

M. Laurens a choisi un épisode des commencements de cette chose monstrueuse qu’on a appelée l’inquisition. L’hérésie albigeoise, cette première tentative de la libre-pensée au Moyen âge est étouffée dans le sang, dans le feu et dans les tortures ; l’inquisition […] commence son œuvre sinistre […] dans les prisons de Carcassonne, ses prisonniers destinés à une mort horrible. Mais tout d’un coup la pitié populaire s’est émue, l’émeute a grondé, et il faut délivrer les malheureux emmurés. 

M. Jean-Paul Laurens a bien représenté cet épisode historique. La composition de l’œuvre est d’une simplicité saisissante ; la figure du moine Bernard Délicieux, une sorte de tribun mystique, qui calme l’effervescence de la foule après l’avoir ameutée, est vivante. » 

La Délivrance des emmurés de Carcasonne, tableau de J.-P. Laurens, 1879 - source : WikiCommons
La Délivrance des emmurés de Carcasonne, tableau de J.-P. Laurens, 1879 - source : WikiCommons

Comme on peut le constater, l’auteur de l’article estime qu’il y a une filiation entre les cathares et les libres-penseurs du XIXe siècle, vision qui permet de donner aux républicains des ancêtres glorieux – voire des martyrs – qu’ils peuvent brandir en exemple pour mieux combattre les catholiques. On ne s’étonne donc pas que Jean-Paul Laurens continue de prendre pour thèmes Bernard Délicieux ou l’Inquisition, que ce soit en 1881 avec L’Interrogatoire puis en 1882 avec Le Pape et l’inquisiteur, toile que sans surprise, la presse conservatrice critique. La Patrie, le 12 juin 1883 exprime ainsi des doutes quant à la véracité du tableau du peintre toulousain :

« Nous avouons, écrit le journaliste, que ces anecdotes pseudo-historiques auxquelles se complaît M. J.-P. Laurens ne nous paraissent avoir en elles-mêmes qu’un intérêt discutable. » 

Le Pape et l’inquisiteur, tableau de J.-P. Laurens, 1882 - source : WikiCommons
Le Pape et l’inquisiteur, tableau de J.-P. Laurens, 1882 - source : WikiCommons

Cela n’empêche pas Laurens, bien au contraire, de continuer à s’inspirer de la vie de Bernard Délicieux, auquel il consacre en 1887 à nouveau une toile : L’Agitateur du Languedoc. Citant un passage du livre d’Hauréau dans le cadre, l’artiste y reprend nettement les analyses républicaines en dépeignant le franciscain dissident baigné dans un rayon de soleil, comme s’il annonçait les philosophes des Lumières et les libres-penseurs. Face à lui, un groupe plongé dans un recoin sombre de la pièce symbolisant l’obscurantisme du Moyen-Âge – du moins comme le percevait un républicain du XIXe siècle –  s’apprête à le juger. Mais c’est Délicieux qui pointe un doigt accusateur vers ces ecclésiastiques couverts d’or, alors qui lui, vêtu d’une simple robe de bure et de sandales, semble incarner le peuple en révolte contre les élites catholiques.

L’Agitateur du Languedoc, tableau de J.-P. Laurens, 1887 - source : WikiCommons
L’Agitateur du Languedoc, tableau de J.-P. Laurens, 1887 - source : WikiCommons

La République française du 17 mai 1887 ne tarit pas d’éloges sur cette toile et en profite pour se moquer des ecclésiastiques qu’elle dépeint :

« Il y a parmi les inquisiteurs de Laurens (on le reconnaît là) deux sortes d’hommes, les fanatiques et les abrutis : les premiers ont des lèvres minces, un nez en bec d’épervier et des yeux de braise ardente ; les autres ont l’air placide et lourd, ils sont bien habillés et vidés de toute personnalité. » 

Ce discours n’est pas sans susciter de violentes répliques, notamment une quinzaine d’années plus tard. La République, alors, est installée, mais l’affaire Dreyfus a vu naître un mouvement nationaliste puissant, particulièrement lié au catholicisme conservateur, mené entre autres par Paul Déroulède, Maurice Barrès ou Charles Maurras. Celui-ci se structure autour de l’antisémitisme, mais aussi de l’anti-protestantisme et de l’anti-méridonalisme. Pour eux, les juifs, les protestants et les habitants du sud de la France (et particulièrement du sud-ouest) utiliseraient la République comme un moyen de prendre leur revanche sur les « véritables Français ».

La victoire aux élections législatives de 1902 du bloc des gauches mené notamment par Émile Combes (qui devient président du Conseil) et Jean Jaurès, tous deux originaires du Midi, donne un nouvel élan à cette théorie du complot. Il faut dire que, de leur côté, les républicains ne se privent pas d’évoquer le souvenir de la répression des Albigeois. Alors que la suppression des congrégations religieuses décidée par le gouvernement entraîne de graves manifestations, La Dépêche du Midi, journal ouvertement de gauche, rapporte ainsi en août 1902 une « circulaire […] des groupes républicains anticléricaux » où il est écrit :

« L’Eglise n’est forte que de notre lâcheté et, si nous faiblissions, ses revanches seraient terribles. Oublierons-nous que de siècle en siècle, sa route est tachée de sang ? Massacres des Vaudois, des Albigeois ; l’Inquisition ; supplice de Jean Huss, supplice de Jeanne d’Arc […].

Ce que furent ces bourreaux, ils le sont aujourd’hui, ils le seraient demain. Après avoir assassiné leurs victimes, ils ont encore l’infamie de les calomnier. » 

Pareillement, en avril 1903, Camille Pelletan, ministre de la Marine du gouvernement Combes et issu d’une famille de protestants du sud-ouest, prononce un discours où il évoque le souvenir des albigeois. Il n’en fallait pas plus pour que la presse d’extrême droite se déchaîne. Dans un article du 5 avril 1903, intitulé « L’Albigeois Pelletan », La Libre Parole tonne :

« Les Albigeois, vous le savez, ont été en quelque sorte les précurseurs des protestants, et nos huguenots [synonyme de protestants, NDLR] ont pour eux la piété filiale qu’un a pour des ancêtres. […]

En évoquant le souvenir de la Croisade des Albigeois, à propos de l’œuvre de Combes, le rancuneux Camille a donc voulu dire aux huguenots ses amis, qui savent toujours entendre entre les phrases : 

– Les catholiques ont persécuté nos pères, il y a sept cents ans : mais vous voyez que nous sommes en train de leur rendre la monnaie de leur pièce ! »

Très vite, la polémique s’enflamme, et de nombreux pamphlétaires nationalistes s’emparent du sujet. En décembre 1903, c’est au tour de l’académicien Jules Lemaître, dans un discours prononcé à Caen, de la relancer. Nouvelle levée de boucliers, dans le camp républicain cette fois, et nouvelle réaction du côté nationaliste. Le Gaulois, journal conservateur dans lequel écrit souvent Barrés, consacre à l’affaire un long article en page de Une. Titré « Nord & Midi », il reprend les arguments développés dans La Libre Parole quelques mois plus tôt :

« [On a] gravement reproché a M. Jules Lemaître de recommencer la croisade de Simon de Montfort contre les Albigeois. C’est une accusation imprudente que celle-là. Car, s’il y a persécution, c’est des Albigeois qu’elle nous vient. Simon de Montfort est aujourd’hui vaincu, opprimé et proscrit. 

Mais il semble bien, à voir le caractère de la persécution qui sévit sur les catholiques et les Français du Nord, que les Albigeois et leurs frères puinés, les Camisards [autre nom désignant les protestants, NDLR], ne font qu’exercer avec une triomphante insolence les rancunes ataviques accumulées au cours des siècles. »

Charles Maurras prend lui aussi la plume en ce décembre 1903 dans trois articles publiés dans La Gazette de France. Né en Provence (à Martigues), membre du Félibrige, association qui œuvre pour la promotion de la culture d’oc, ce monarchiste antisémite développe une variante bien à lui de l’anti-méridionalisme. Pour lui, la population indigène du sud de la France est catholique, mais serait opprimée depuis la Révolution par des groupes étrangers composés de protestants, de juifs et de francs-maçons alliés et qui « ont la patrie de leurs négriers, Jérusalem, ou celle de leurs prêtres et docteurs, Genève, Berlin, Londres ».

Trois jours plus tard, il continue :

« Tel département, tel arrondissement du midi n’est qu’un ghetto. Telles régions abondent en petites enclaves protestantes […].

Ces régions et les régions circonvoisines seront donc nécessairement, en toute période d’anarchie, des foyers actifs d’influence judéo-protestante, de propagande maçonnique. […]

Ce n’est pas de la faute des Provençaux, des Languedociens et des Dauphinois, si les protestants et les Juifs ont établi au milieu d’eux leurs quartiers généraux. Ils sont les premières victimes d’une position malheureuse. » 

Pour lui, cette invasion aurait commencé dès l’époque des cathares et, comme d’autres avant lui, il estime qu’il existe une filiation entre les républicains d’aujourd’hui et les hérétiques du XIIIe siècle :

« Les petites minorités camisardes ou albigeoises, appuyées sur l’état central, oppriment [dans le Midi] en tout premier lieu l’indigène, aussi traditionnellement catholique, aussi patriotiquement français [qu’on] peut le souhaiter. »

La polémique de 1903 constitue sans doute un des paroxysmes de l’anti-méridionalisme. Par la suite, la haine xénophobe se portera principalement sur les Juifs. Par conséquent les utilisations politiques des mémoires de l’Inquisition et du catharisme seront moins importantes… jusqu’aux années 1960 toutefois. 

Deux épisodes de l’émission de télévision La caméra explore le temps écrite par Stellio Lorenzi – un proche du PCF – et diffusée en 1966 sur l’ORTF (visible aujourd’hui sur le site de l’INA) relance l’intérêt pour les albigeois. En pleine affirmation des Indépendances des nations du Tiers-Monde, la gauche, et particulièrement celle liée au mouvement régionaliste, s’empare de leur souvenir et en fait des anti-impérialistes avant l’heure, victimes de la colonisation du Nord.

Dans Le Petit livre de l’Occitanie, publié chez Maspéro en 1972, on peut ainsi lire page 13 que l’Occitanie centrale a subi au Moyen-Âge un « Anschluss » de la part des croisés du Nord – terme qui les assimile à des nazis –, parce que « dans le monde du Moyen-Âge, caractérisé par le servage, la féodalité, la confusion entre l’Église et l’État, l’emprise de la société sur l’individu, l’Occitanie, terre de liberté, jetait comme un défi ».

Étonnant destin que celui de cette hérésie chrétienne totalement étrangère aux idées de nation, de droite ou de gauche.

Pour en savoir plus :

 

Jean-Louis Biget, « Mythographie du catharisme (1870-1960) », in : Historiographie du catharisme, Toulouse, Éditions Privat, 1979, p. 271-342

Patrick Cabanel, Maryline Vallez, « La haine du Midi : l’antiméridionalisme dans la France de la Belle Époque », in : Les suds : construction et déconstruction. Actes du 126e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Paris, Éditions du CTHS, 2005. p. 87-97

Charles-Olivier Carbonell, « Vulgarisation et récupération : le catharisme à travers les mass-media » in: Historiographie du catharisme, Toulouse, Éditions Privat, 1979, p. 361-380

Sandrine Lavaud, « La fabrique historiographique et mythographique de la Croisade albigeoise (XIXe-début XXe siècle) », in: Médiévales, n°74, printemps 2018

Céline Piot, « La fabrique de l’Autre : l’anti-méridionalité au XIXe siècle », in : Klesis, n°38, 2017

Julien Théry, « L’hérésie des bons hommes. Comment nommer la dissidence religieuse non vaudoise ni béguine en Languedoc (XIIe-début du XIVe siècle) ? », in : Heresis, n° 36-37, 2002, p. 75-117, p. 115-116