Chronique

Après-guerre, l’art politisé de Marie-Anne Lansiaux-Ronis

le 05/09/2020 par Rachel Mazuy
le 31/08/2020 par Rachel Mazuy - modifié le 05/09/2020
Marie-Anne Lansiaux travaillant sur l'une de ses toiles, L'Humanité, octobre 1949 - source : RetroNews-BnF
Marie-Anne Lansiaux travaillant sur l'une de ses toiles, L'Humanité, octobre 1949 - source : RetroNews-BnF

Figure du « Nouveau réalisme français » pendant la Guerre froide et épouse du célèbre photographe Willy Ronis, Marie-Anne Lansiaux a marqué les années 1950 en tant qu’artiste de premier plan et compagnon de route du Parti communiste français.

On ne connait plus son nom, mais on connaît sa silhouette gracile, photographiée nue et de dos par le grand Willy Ronis dans leur maison de Gordes en 1949, pour le Le Nu provençal

Marie-Anne Kaldor, devenue la femme du photographe au sortir de la guerre, est née Marie-Anne Lansiaux en 1913. Artiste peintre, formée en partie à l'Ecole des Beaux-arts de Paris, elle devient militante communiste dans les années 1930. 

Willy Ronis et Marie-Anne Lansiaux se rencontrent avant la guerre. En 1942, sur la Côte d’Azur, le photographe, exilé en zone libre, retrouve la jeune artiste qui lui propose de participer à son activité d’alors, la peinture sur bijoux.

Elle est montrée au départ lors d’expositions de groupe. En 1934, elle participe à une manifestation de la Fondation pour les États-Unis à Paris. La même année on la retrouve à la quatrième exposition internationale du Groupe des Beaux-arts de la Cité universitaire.

Son engagement politique s’affirme au cours de l’année 1938. Elle donne des cours de dessin à l'Université Ouvrière, émanation du PCF qui vise alors à offrir au plus grand nombre les instruments intellectuels afin de « réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que pour entreprendre une lutte politique efficace ».

En 1946, elle connait sa première exposition personnelle, à la galerie Roux-Hentschel à Paris. Selon elle, ce sont la guerre et sa misère l’ont poussée à s’exprimer. Si, l’hebdomadaire communiste Regards fait l’éloge de son travail, pour le journal Combat, « c'est l'imagerie très superficielle d'une gentille et quelconque élève d'André Lhôte ». Moins dur, Carrefour, lui conseille cependant de passer à l’illustration. Elle suivra peu ce conseil (trois ouvrages illustrés entre 1945 et 1973), mais donnera effectivement des dessins à la presse communiste.

À l'époque où le PCF met officiellement en place une politique artistique, Marie-Anne Lansiaux embrasse avec enthousiasme ce « Nouveau réalisme français ». Influencé par le « réalisme socialiste » et adapté au contexte français, ce courant artistique se veut dans la continuité de la peinture d'histoire à vocation sociale, et peint grèves, chômage, manifestations et vie ouvrière.

Les premières années de la Guerre froide sont donc l’occasion d’un intense engagement politique et artistique. Elle expose d’abord au Salon d’Automne de 1948 qui marque l’irruption du Nouveau réalisme sur le champ artistique français. Elle y montre un Jardin de banlieue, « modeste coin de terre où l’on passe des soirées d’été à cultiver des légumes » sur « un fond où se découpent les hautes cheminées des usines proches », sujet populaire inspiré de la peinture hollandaise de Vermeer ou de Pieter de Hooch (Nouvelle critique, Septembre 1953), plus que de la peinture soviétique. 

À l’occasion du Salon d’automne 1949, où vingt artistes du nouveau réalisme « ont été regroupés dans une seule salle », L’Humanité lui consacre un portrait qui suit le « familialisme communiste » de l’époque. Le quotidien ne tarit pas d’éloges la production de l’artiste :

« Il se dégage de tous ses tableaux une grande sensibilité de femme et de mère envers les enfants victimes de la misère. » 

Au printemps 1950, son tableau intitulé La Cour est à nouveau admiré par les communistes comme l’une des œuvres les plus marquantes du Salon des indépendants.

Le même mois d’avril, elle est également présente à l’exposition montée en l’honneur de l’anniversaire du secrétaire général du chef du Parti en France, Maurice Thorez. Soixante-dix artistes témoignent ainsi de la « Renaissance française » et « montrent que cette renaissance est due au parti du prolétariat révolutionnaire, et tout particulièrement à son secrétaire général, Maurice Thorez ».

Elle partage aussi les combats du Mouvement de la paix : en faisant partie des artistes qui signent l’Appel de Stockholm en mai 1950, en appartenant au Conseil mondial du Mouvement de la paix ou en participant à l’Assemblée nationale des femmes pour le désarmement.

En mars 1953, elle signe – comme un certain nombre de « célèbres » communistes français – l’un des messages de condoléances à l’occasion de la mort de Staline.

Plongée dans ce climat de Guerre froide, sa peinture en subit les contrecoups. En 1950, son tableau Le Printemps viendra (montrant un jeune couple devant le chantier d’immeubles en construction), est d’abord déclarée comme « arbitrairement refusée au Salon d’automne ». Fausse alerte, puisqu’il sera bien montré au Salon en juillet.

Mais l’année suivante, le 7 novembre 1951, la police fait irruption au Grand Palais et enlève plusieurs toiles communistes, dont son tableau, Mai 1951 (sur la manifestation du 1er mai à Paris). Sur ordre du préfet, les œuvres sont séquestrées afin d’éviter des « troubles de l’ordre intérieur ». La riposte communiste ne se fait pas attendre. Le jour même, Les Lettres françaises titrent : « Scandale au Salon d’Automne » et Ce Soir change sa Une à la dernière minute, en conservant sa présentation des œuvres séquestrées.

Deux jours après, Georges Besson fait semblant de ne pas comprendre pourquoi il a le droit de défiler de République à la Bastille alors que Marie-Anne Lansiaux ne peut pas présenter sa manifestation (Ce Soir, 9 novembre 1951). Pourquoi, alors que Manet a peint l’exécution d’un empereur, Tasliltzky n’aurait pas le droit de « montrer des C.R.S et des ouvriers, aux prises, à Port-Bouc » ?

La semaine suivante, un article de Louis Aragon sur l’art et le sentiment national dénonce : « Peindre a cessé d’être un jeu » (Les Lettres françaises, 15 novembre).

Pourtant, cette toile ne montre pas les incidents qui ont éclaté en fin de cortège du premier mai 1951. On y découvre le « peuple communiste » manifestant pacifiquement autour de drapeaux rouge et bleu blanc rouge. Mais le souvenir de la violence, comme celui des violences passées, est bien présent dans toutes les têtes quelques mois après.

Les communistes en font alors un enjeu pour dénoncer le manque de liberté d’expression et la répression dont ils font l’objet. Le 22 novembre, un Comité de défense de la liberté d’expression est créé lors d’une manifestation de protestation « contre le scandale des toiles décrochées au Salon ». Les Lettres françaises publie plusieurs articles sur le sujet dans ses numéros du 29 novembre et du 6 décembre.

Du côté de la presse non-communiste, ce n’est évidemment pas le même son de cloche. Pour Carrefour, la peinture « engagée » qui se « déploie en effet dans cinq grandes salles » avait trouvé au « Salon un jury complaisant ». Sur le scandale, le journaliste et critique d’art Franck Elgar (Roger Lesbats) ajoute :

« À supposer que l’intervention des pouvoirs publics pût se justifier, ce serait dans la mesure où le sentiment national fût offensé. L’art ne saurait en effet servir de prétexte à une manifestation étrangère, à sa nature, à son idéal. 

L’arbitraire est regrettable à plusieurs égards, notamment à celui-ci : à savoir que le public ne pourra pas constater de lui-même, la gaucherie, la platitude, la vulgarité des ouvrages incriminés. En les enlevant parce que politiquement séditieux, la police nous empêche de les juger séditieux artistiquement. 

Eussent-ils milité à la façon mémorable de Guernica, non seulement on les absoudrait, mais on aurait le devoir de protester contre la mesure qui les frappe. » 

Pour autant, comme ses compagnons d’armes, Marie-Anne Lansiaux n’est pas totalement censurée par l’État. La même année 1951, la Direction des Arts et des lettres du ministère de l'Éducation nationale lui achète en effet La Cour.

En 1953-1954, elle reste dans la ligne de ceux et celles qui refusent la réorientation du PCF après la mort de Staline, en prenant fermement position pour André Fougeron contre Louis Aragon, dans la querelle qui oppose l’artiste et l’écrivain autour de la publication du portrait iconoclaste de Staline par Picasso dans Les Lettres françaises.

Selon Lucie Fougeron, même si des œuvres se réclament encore du Nouveau réalisme à l’aube de 1954 et qu’une large littérature théorique subsiste, le mouvement est alors déjà en déclin. Les artistes tels que Marie-Anne Lansiaux verront la diffusion et la promotion de leurs œuvres de plus en plus limitées au cours des années suivantes. En 1966, la fonction directrice du Parti en matière de création et de recherche sera officiellement abandonnée.

Les œuvres de Marie-Anne Lansiaux, comme celles des autres peintres du Nouveau réalisme français, demeurent aujourd’hui emblématiques des combats et de la culture de Guerre froide de la fin des années quarante et du début des années cinquante.

– 

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Sciences Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent. Elle travaille notamment sur l’histoire du mouvement ouvrier et celle de la Russie soviétique.