Écho de presse

La création du prix Femina pour contrer la misogynie du Goncourt

le 27/03/2024 par Pierre Ancery
le 20/03/2024 par Pierre Ancery - modifié le 27/03/2024
Le comité du prix Femina, Agence Rol, 1926 - source Gallica BnF

Composé uniquement de jurées, le célèbre prix littéraire fut créé par 22 collaboratrices du journal La Vie heureuse. Leur but : protester contre le fait que le Goncourt 1904 n’ait pas récompensé la favorite Myriam Harry.  Et dénoncer le sexisme du milieu littéraire...

Avec le Goncourt, le Renaudot, le Médicis ou encore l’Interallié, le prix Femina est l’une des récompenses les plus importantes de la vie littéraire française. L’une des plus anciennes aussi : créé en 1904, un an après le prix Goncourt, le Femina s’oppose d’abord frontalement à ce dernier.

Cette année-là, en effet, le Goncourt est remis à Léon Frapié pour La Maternelle. Les dix membres du jury du Goncourt (tous des hommes) n’ont pu se résoudre à donner la récompense à une femme, l’orientaliste Myriam Harry, autrice de La Conquête de Jérusalem donnée jusque-là favorite.

Scandale auprès des partisanes de Myriam Harry : un nouveau prix littéraire, appelé dans un premier temps « prix La Vie heureuse », est donc créé pour réparer cette injustice, à l’instigation de 22 collaboratrices du magazine féminin La Vie heureuse. Éditée par Hachette depuis 1902, cette revue de luxe, qui s’adresse à un lectorat aisé et sensible à la question féministe, est en partie rédigé par des femmes.

Dans son édition de février 1905, La Vie heureuse annonce la remise du prix à Myriam Harry. Une pleine page qui affirme aussi la radicale nouveauté d’une récompense attribuée uniquement par des femmes, dans un milieu littéraire alors presque entièrement dominé par les hommes :

« L’idée a fait son chemin et elle est excellente, de récompenser par un prix, le livre qu'une société d'écrivains tiendrait pour le meilleur de l'année [...].

On distingue un auteur par le choix de ses pairs, et sans prétendre rien imposer au goût du public, on lui présente discrètement, sans commentaire et sans doctrine, un suffrage débattu et autorisé. Enfin la valeur même du prix répare quelquefois une injustice ; quelquefois elle nous donnera un nouveau chef-d’œuvre [...].

Le jury quelle elle a formé est composé de femmes. Tant d'entre elles sont aujourd'hui distinguées dans les lettres qu’on a eu seulement a choisir entre des noms célébrés. »

Parmi les jurées, on retrouve des femmes de lettres aux profils divers : Caroline de Broutelles (directrice du journal), Anna de Noailles (poétesse), Séverine (journaliste), Jane Dieulafoy (archéologue), Judith Gautier (écrivaine et fille de Théophile Gautier), Juliette Adam (écrivaine féministe)...

Le prix, qui s’accompagne d’une donation de 5000 francs, se donne pour objectif de récompenser chaque année un auteur ou une autrice dans le genre du roman ou - ce qui le distingue du Goncourt - de la poésie.

Si l’idée d’un jury entièrement féminin peut aujourd’hui sembler banale, l’initiative des collaboratrices de La Vie heureuse se révèle pourtant profondément novatrice à une époque où les femmes ne disposent pas encore du droit de vote.

Maître de conférences en littérature française à l’Université d’Angers et autrice d’une étude sur le sujet, Sylvie Ducas note ainsi que le prix La Vie heureuse est avant tout « l’expression contestataire d’un refus, celui d’une minorité, en occurrence les femmes de lettres, qui ne souffre pas l’injustice qui lui est faite : le prix Goncourt refusé à l’une des leurs ».

Comme le note la chercheuse, le rapport du prix La Vie heureuse au Goncourt est ambivalent puisqu’il cherche à la fois à le contester et à l’imiter. Dès novembre 1905, La Vie heureuse cherche ainsi à connaître l’avis de ses confrères de l’Académie Goncourt sur l’initiative féministe du journal :

« Enfin on s’est posé l’éternelle question qui devenait actuelle : les femmes jugent-elles une œuvre comme les hommes la jugent ? Nous avons nous-même posé la question aux esprits les mieux faits pour la résoudre. »

Parmi les écrivains interrogés, le futur polémiste de L'Action française Léon Daudet félicite ses homologues féminines mais note, non sans paternalisme :

« [Les femmes] apportent dans leur appréciation une "objectivité" inférieure à la nôtre et se laissent plus volontiers guider, même impartiales, par des sympathies et des antipathies. D’ailleurs cette divergence de vues est extrêmement heureuse, féconde et souhaitable. »

Quant au célèbre Joris-Karl Huysmans, il ne répond pas aux questions de La Vie heureuse, mais le magazine note :

« On sait que M. Huysmans est plutôt misogyne, et ce n'est peut-être pas faire un jugement téméraire de penser que l'admirable auteur de A Rebours ne croit pas à la parfaite sûreté des jugements féminins. »

Très vite pourtant, le prix obtient une véritable notoriété, au point par exemple que Le Courrier de Saône-et-Loire parle en 1906 du prix Goncourt et du prix La Vie heureuse comme des « deux prix les plus enviés dans les lettres ».

Devenu une instance de consécration importante, le prix La Vie heureuse met en lumière chaque année, dans les colonnes du magazine qui l’a vu naître, le lauréat ou la lauréate choisi, parfois au terme d’âpres discussions, par les jurées.

En 1906, c’est par exemple André Corthis qui, succédant à Romain Rolland, reçoit le prix pour son recueil de poésie Gemmes et moires : elle est la première poétesse à se le voir décerner. Poétesse car, comme d’autres autrices de l’époque, André Corthis est en réalité une femme (de son vrai nom Andrée Magdeleine Husson) qui a pris un pseudonyme masculin pour pouvoir être publiée...

« Le livre d'André Corthis, dont l’auteur est une très jeune fille, a réuni neuf voix. Tout ce que la fuite variée des jours, le mouvement des heures, la suite des images, dans une simple vie, passant devant nos yeux, et frémissant dans notre âme peuvent y susciter de rêverie verlainienne, est venu se condenser en poèmes comme les vapeurs de l’air en gouttes de rosée. »

Le prix n’est pas distribué entre 1914 et 1916, à cause de la Première Guerre mondiale. Il change de nom en 1918 et devient le prix Femina-La Vie heureuse à la faveur du rapprochement entre Hachette (propriétaire de La Vie heureuse) et de Pierre Lafitte (créateur en 1901 du journal Femina). Il devient simplement prix Femina en 1922, moment où le jury passe à douze membres.

Son succès, dans l’entre-deux guerres, ne va pas sans susciter diverses critiques. En 1925, La Revue politique et littéraire conteste par exemple la légitimité des jurées :

« La valeur du jury est, en effet, plus faible que chez les Goncourt. Les deux meilleures femmes de lettres d’aujourd’hui, Mme Colette et la comtesse de Noailles n’en font pas partie.

Par contre, on y rencontre quantité de femmes charmantes, sans doute, mais dont le bagage littéraire apparaît un peu menu, quand il n’est pas totalement inexistant. »

Le ton est acerbe. Mais on est encore loin du déferlement de misogynie de ce journaliste de L’Humanité qui, en décembre 1925, s’en prend à ces deux institutions que sont désormais le Goncourt et le Femina - et aux intrigues de couloir qui, suppose-t-il, déterminent les succès des différents lauréats :

« Mais il est un spectacle qui dépasse en horreur comique la réunion Goncourt, c'est l'assemblée de poules qui décerne le prix Femina-Vie heureuse [...].

Petits cris, piaillements, ces mots prennent toute leur valeur quand on a vu la photographie de ce grotesque comité, l'image de ces lourdes quadragénaires crevant de vanité sous leurs perles et dans leur graisse molle ; tout le sinistre d'un salon du monde uni au comique (un comique qui ne fait pas rire), au ridicule de bas bleus ratés et croulants. »

Autre reproche récurrent dans l’entre-deux guerres : peu audacieux, le prix Femina ne récompenserait que des gloires déjà établies. Ainsi de Georges Bernanos, qui reçut la récompense en 1929 pour La Joie alors qu’il avait déjà connu un immense succès avec Sous le Soleil de Satan en 1926, faisant dire à La Grande revue :

« Le Prix Femina devrait s’appeler le Prix du Remords. »

On peut aussi s’étonner a posteriori, en regardant la liste des lauréats de l’époque, du faible nombre d’écrivains et d’écrivaines passés à la postérité (à l’exception de Roland Dorgelès qui reçut le Femina pour Les Croix de bois en 1919 et d’Antoine de Saint-Exupéry pour Vol de nuit en 1931). Le prix Femina, ultérieurement, sera d’ailleurs critiqué pour l’académisme de ses choix.

Malgré tout, 120 ans après sa création, il est toujours une « marque » plébiscitée par les lecteurs et les lectrices. En rupture avec les codes de son époque au moment de sa création, il fut le premier prix littéraire à être décerné à une femme : le Goncourt, quant à lui, ne fut décerné qu’en 1945 à Elsa Triolet pour Le premier accroc coûte deux cents francs.

Et comme le disait déjà  le journal féministe L’Union nationale des femmes en 1946 :

« Le prix Femina a quarante et un ans, et il est presque aussi célèbre que son aîné, le Goncourt. Tous deux sont également discutés, critiqués, voire injuriés. Mais tous deux sont fort recherchés. »

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Pour en savoir plus :

Sylvie Ducas, Le prix Femina : la consécration littéraire au féminin, in Recherches féministes volume 16, numéro 1, 2003

Camille Aubaude, Femmes de lettres, histoire d’un combat, du Moyen âge au XXe siècle, Armand Colin, 2022

Marie-Ève Thérenty, Femmes de presse, femmes de lettres, de Delphine de Girardin à Florence Aubenas, CNRS Éditions, 2019