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Le Figaro, 3 octobre 1902

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Le Figaro
3 octobre 1902


Extrait du journal

grasse et impersonnelle. A retrouver son œu vre, ainsi transformée, plus lisible, mais plus banale, l'auteur, déjà, la sent "s'échapper ; pourtant, elle est bien testée.-la même, avec quelques petites erreurs, insignifiantes, en vé rité. Elle attirent l'attention, cependant, quel que chose comme une écorchure, une tache qu'il faut gratter bien vite... Il en reste une cicatrice presque invisible, mais l'écrivain sait qu'elle existe ; tout le monde doit la voir, ne voir qu'elle, surtout, quand, on jouera la pièce. Le doute vient ; il semblait que l'œuvre fût achevée. Mais, étant moins sienne déjà, l'artiste la juge ou songe qu'elle sera jugée. Le copiste n'a point ce souci. On lui livre un manuscrit, un morceau de manuscrit : il le commence et finit sa journée par un -autre texte : souvent il ne s'en aperçoit pas. Il tra vaille quasi-machinalement : juste assez at tentif, assez habitué, du moins, à sa besogne pour ne point commettre de fautes trop gros sières et ne pas sauter une ligne ou un mot. Il n'est pas illettré : il sait déchiffrer les écritu res les plus diverses ; il ne néglige pas, en gé néral, l'orthographe et travaille proprement. Voyez-le, pourtant : il est assis à la. grande table graisseuse, ou quelquefois, à une petite table. Du quinquet au pétrole tombe une lu mière falote : les plumes grincent doucement en glissant sur le papier. La fumée du tabac, le soir, épaissit l'air de la salle. Il n'est plus jeune. Les cheveux longs, se hérissent sur son front, gris, presque blancs ; .le visage est amaigri et ridé ; la moustache tombe sur la bouche déçue ; le menton n'est pas rasé de puis de longs jours. Un faux col ouvert, à peine retenu par un mince cordon, noir, une ancienne cravate ; la redingote est débouton née; le gilet est défait ; le pantalon traîne'sur les talons. Il reste courbé sur l'ouvrage ; on ne distingue, d'abord, qu'un front bombé et luisant ; s'il lève les yeux, le regard est noyé, douloureux : il y a dans cette physionomie ravagée une expression d'abrutissement et de révolte. Il en est venu là peu à peu. Il eut, d'abord, de beaux,débuts : tel fut pharmacien, tel au tre conducteur des ponts et chaussées, tel au tre photographe, tel autre eut pour père un homme de lettres... Nul ne pourrait raconter son histoire : lui-même ne la sait plus très bien. Il en a tant vu. Il en voit tant chaque jour!... Et puis, ce n'est pas plus intéressant que les pièces qu'il copie. Sa vie est machinale ainsi que son labeur. Elle a suivi. son cours accidenté, avec la cascade finale : une sorte do fatalité entraîne les esprits médiocres e£ aventureux. Les professions réservées aux dé classés sont peu nombreuses. Ils hésitent en tre quelques gagne-pain, ne se sentant nulle vocation. Ils échouent sur le siège d'un fiacre ; ils balayent les rues. Ceux qui n'ont pas ou blié tout à fait leurs origines vont enterrer leurs misères: au fond de ces sortes de bu reaux : la faim mène à tout — et la soif donc ! • Le "copiste arrive' vers sept heures du ma tin ; il écrit jusqu'à midi ; revient une heure après, s'absente en général vers sept heu res, pour dîner, et, regagne sa place jusqu'à neuf ou dix heures du soir. Le patron le paye à la semaine ; mais il est libre l'après-midi du dimanche, et, dès le lundi, il demande un acompte quotidien pour sa nourriture. Parfois, il arrive trop gai... Alors, on le renvoie. Il parle peu; il médite sans doute, de temps en temps. Son cerveau surexcité se raconte interminablement à lui-même, sa lamentable épopée. J'imagine que, souvent, il doit se re trouver, se reconnaître dans une œuvre : il doit avoir des soubresauts, des tentations de corriger la pièce par la réalité ; il doit penser: «C'est bien, mais ce que j'ai vécu est mieux »; il doit se sentir un certain mépris pour ceux qui n'ont pas vu juste. Puis on lui passe un autre manuscrit : il.copiait un drame ; voici un vau deville... L'existence continue, comme se pour suit sa chimère... Il a des instants d'orgueil, il condamne l'humanité, se reconnaissant grand homme. Dans ces heures-là, sa main se trompe ; une erreur lui échappe : un mot pour un autre, qui adoucit ou corse la situation ; un mot excessif... le mot juste, jamais. Voit-il l'auteur d'un manuscrit — copié tout entier de sa main—il ne laisse jamais ou presque jamais voir son impression ; il n'inspire pas le désir d'entrer en conversation avec lui. Seulement, s'il dit un mot aimable, on y est sensible tout de même. Le patron de l'agence est obligé à une grande sévérité, mais sans cela la besogne se rait mal faite ou ne se ferait même pas du tout. Les soirs de première, tandis que le public acclame l'œuvre et les interprètes, que de vient le copiste ? Il est au fond de sa cham bre, dans un hôtel borgne ; il demeure tapi dans l'ignorance et l'abandon : il ne sait même pas qu'on joue telle pièce et qu'il l'a copiée. Il a tenu des chefs-d'œuvre, parfois, entre ses mains et ne s'en est pas aperçu ; mais, il n'a pas l'innocence de l'enfant : il a l'ignorance du désabusé et l'oubli du malheureux. Il est à plaindre. Albert-Emile Sorel....

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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