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Le Figaro, 2 octobre 1902

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Le Figaro
2 octobre 1902


Extrait du journal

Si le départ précipitamment résolu des Legrand n'eut pas l'air d'une fuite éper due, c'est que le train qu'ils prirent, omnibus à l'excès, affectait une singu lière nonchalance,— fort paresseux dans sa démarche et s'arrêtant au moindre prétexte d'une toute petite station pour souffler, semblait-il, et fumer à loisir... La note d'hôtel acquittée, les plus stricts pourboires donnés aux serviteurs, M. Legrand s'était vite aperçu qu'on n'avait plus assez d'argent pour des « se condes». Ce fut une pénible humiliation qu'éprouvèrent' ces trois personnages, de monter en « troisièmes », et surtout de penser qu'il en faudrait descendre, à l'arrivée, sous les yeux du chef de gare, ami de la famille, redoutable témoin de telles parcimonies nécessaires... Us étaient douze, dans ce comparti ment modique, douze avec des valises et des provisioris de bouche. Il faisait chaud, lourd, on était fort mal assis, on avait des compagnons de voyage dépourvus de bonnes manières, et ce fut pénible vrai ment lorsque les cuisses de poulet et les morceaux de jambon surgirent des coins de journal qui les enveloppaient, lorsque les litres de vin rouge, joyeuse ment débouchés, passèrent de lèvres en lèvres, avec des glouglous, comme dit Molière. Ah ! les Legrand n'eurent que du mépris pour de si vulgaires alimenta tions et, plutôt que de se sustenter ainsi, préférèrent ne déjeuner qu'à deux heures, en arrivant. M. Legrand maudissait, à part lui, sa ruineuse frénésie de joueur inexpéri menté ; ses remords se manifestaient'par une humeur bourrue, violente. Mme Le grand semblait une chouette effarée : tant de tracas, depuis la veille, tant d'in quiétude et d'urgente activité l'avaient accaparée toute ; maintenant, installée dans ce médiocre wagon, ses malles dû ment enregistrées, elle se sentait ahurie, elle ne comprenait rien à la minute pré sente, elle demeurait émue et stupide. Mais elle entrevoyait, pour bientôt, la douceur de se réinstaller parmi ses habi tudes provinciales, dans la tranquillité délicieuse du chez-soi. Quant à Pierre, il avait voulu profiter de sa dernière soi rée à Paris ; conséquemment, il était las et il dormit, pendant tout le parcours, de son mieux,: chavirant parfois sur la puissante épaule d'une voisine considé rable et, répoussé par elle, retombant sur l'indulgente épaule maternelle. Le terrible vacarme des tunnels, avec le for cené sifflet de la locomotive et la criaillerie exaspérée des rails, le réveillait en sursaut. Alors, il.disait: «Où sommesnous? » et, sans attendre de réponse, dormait à nouveau, dès que le train, sorti d'enfer, s'apaisait à l'air libre des amples campagnes... - Enfin, après des heures longues, appa rut, au creux d'une molle vallée, la ville natale, proprette et blanche à la lumière du soleil qui l'éclairait, elle seule, entre deux nuages. Sa cathédrale émergeait, fine et jolie, des maisons groupées au tour d'elle. Le clocher lançait. sa frêle silhouette, sur un fond de sombres feuil lages. Et, à cause de l'éloignement en core et du bruit que le train faisait, on ne savait pas si les cloches battaient ou non; mais on devinait, dans l'air, des mélodies calmes et familières... Mme Legrand, quand elle découvrit soudain le visage de la ville natale dans son pay sage tranquille, éprouva l'une des meil leures et des plus lénifiantes émotions de sa vie. Elle s'attendrit ; son âme ano dine était prompte à ces petites joies.. — Ange! dit-elle, voici notre maison, La distingues-tu, là-bas, dans les arbres ? Ah ! quel bonheur d'y revenir!..-. Mais M. Legrand dédaigna ces vaines sentimentalités. Il refusa de se pencher pour voir plus , tôt la cité mesquine et chétive où se cantonnait décidément son existence, et lorsqu'elle se révéla dans le cadre de la portière, il lui jeta son plus narquois et méprisant regard. Il la trouva falote et ridicule, et digne à peine d'un haussement d'épaules. Pierre secoua sa torpeur et dit : — Sale patelin ! Tout cela, du reste, n'importait guère à Mme Legrand qui, puérile en son bon heur, bavardait toute seule, s'agitait pour assembler ses colis, s'égayait, riait... Une angoisse étreignait M. Legrand : Le chef de gare serait-il là? Les verrait-il descendre de ces « troisièmes » lamen...

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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