Écho de presse

Une femme escroc à la Une : la « Grande Thérèse » dans Le Rire

le 24/04/2023 par Aurélie Desperieres
le 23/04/2023 par Aurélie Desperieres - modifié le 24/04/2023

En ce mois d'août 1903, un grand procès passionne les Français : accusée d'escroquerie, Thérèse Humbert, surnommée la « Grande Thérèse », comparaît aux Assises de la Seine. Dans la salle d'audience, le caricaturiste Charles Léandre (1862-1934) assiste aux débats.

Charles Léandre est un des collaborateurs les plus importants de la célèbre revue satirique Le Rire. Ses portraits-charges de personnalités politiques et artistiques ont fait sa renommée et contribué au succès de l'hebdomadaire. Le 22 août 1903, les dessins de l'artiste sur le procès Humbert paraissent dans un numéro spécial du Rire intitulé « La Grande Thérèse aux Assises » :

Au milieu de ce numéro, en page 10, une grande composition en couleurs retient l'attention du lecteur : « La Vie de la Grande Thérèse ».

Charles Léandre y reprend les codes des triptyques religieux pour évoquer les grands moments de la vie de Thérèse Humbert sous forme caricaturale.

Premier panneau : l'Annonciation.

Ici, comme pour Marie avec l'archange Gabriel, Léandre représente deux hommes ailés avec un gros ventre apparaissant à une petite fille, Thérèse, en train de jouer à côté de sa mère endormie, dans un parc. Ces étranges « anges » aux ongles crochus font une révélation à l'enfant :

« Un jour, petite Thérèse, tu seras notre héritière. »

Mais pour comprendre cette scène imaginée par le dessinateur, il faut remonter aux origines de l'affaire Humbert.

Tout commence en 1878 lorsqu'une jeune fille âgée de vingt-deux ans issue de la petite bourgeoisie, Thérèse Daurignac, s'éprend de Frédéric Humbert, le fils du sénateur Gustave Humbert. Afin de convaincre ce dernier de laisser son fils épouser une prétendante dépourvue de dot, Thérèse invente une histoire : elle va bientôt être riche car une vieille dame, propriétaire du château de Marcotte, a fait d'elle son unique héritière.

Le stratagème fonctionne et, peu de temps après, le mariage est célébré : Thérèse Daurignac devient Thérèse Humbert. Frédéric, mis dans la confidence, et son épouse vont alors tout faire pour que la supercherie perdure. Associés aux deux frères et à la sœur de Thérèse, ils font croire à un nouvel héritage : un riche américain, Henri-Robert Crawford, aurait légué cent millions de francs à Thérèse mais les neveux du millionnaire, s'estimant lésés, contesteraient le testament et retarderaient la succession. Thérèse reprend ici une histoire familiale. Dans sa jeunesse, elle avait entendu son père déclarer à des créanciers qu'il allait percevoir une forte somme d'un « oncle d'Amérique ». Léandre s'inspire de tous ces « millionnaires » faisant partie de la vie de Thérèse pour créer ses « anges » au ventre rempli d'or.

En 1882, Gustave Humbert devient ministre de la Justice et tout Paris prend connaissance de cette embarrassante affaire. Pour être plus crédible, Thérèse n'hésite pas à montrer à ses invités et aux journalistes son grand coffre-fort supposé contenir ses titres de rente. Elle présente également des lettres portant la prétendue signature des neveux Crawford. Une décision de justice prise à partir de faux documents produits par les Humbert va jusqu'à confirmer la validité du testament d'Henri-Robert Crawford en faveur de Thérèse…

Des usuriers, convaincus d'être remboursés le jour où tout serait enfin réglé avec les neveux, affluent pour proposer leurs services à la belle-fille du ministre.

Deuxième panneau : l'Exaltation.

Léandre dessine ici Thérèse Humbert telle une sainte rayonnante. Prenant modèle sur les scènes d'adoration de la Vierge, il montre plusieurs hommes se pressant à ses pieds, lui baisant les mains, lui offrant des bouquets de fleurs mais surtout, lui apportant une grande quantité d'or.

Car Thérèse Humbert emprunte, en effet, des sommes considérables. Le couple vit dans le faste et fait l'acquisition d'un hôtel particulier à Paris avenue de la Grande Armée, du château de Vives-Eaux ainsi que du domaine de Celeyran dans l'Aude. Il est également convié dans les salons et à la table de responsables politiques. Pour représenter le succès mondain de Thérèse, Léandre place un peintre avec sa palette au milieu de ses nombreux courtisans.

Au début des années 1900, soit plus de vingt ans après le début de l'affaire, certains usuriers commencent à s'impatienter et les journalistes, notamment Francis Mouthon du Matin, se posent des questions. Le liquidateur judiciaire d'un créancier découvre alors que les frères Crawford n'ont aucun domicile légal... Le 9 mai 1902, en l'absence des Humbert et de leurs complices qui ont pris les devants en fuyant en Espagne, le grand coffre-fort est finalement ouvert sur ordre du procureur de la République. À la stupeur générale, il ne contient qu'une pièce de monnaie, un bouton de culotte et une coupure de presse...

L'escroquerie est enfin révélée. Face au scandale, la presse et les caricaturistes se déchaînent.

Troisième panneau : l'Expiation

Extradés à la fin de l'année 1902, les Humbert sont emprisonnés à la Conciergerie dans l'attente de leur procès. Charles Léandre représente ici Thérèse Humbert, de dos et décoiffée, dans une cellule infestée de rats. Tels des fantômes, les millionnaires du premier panneau, désormais squelettiques, leur fortune n'ayant été qu'une illusion, apparaissent à Thérèse. Ils lui expriment leur désarroi :

« Grande Thérèse... vidés. Du vent !... perdus. Fors l'honneur. »

Le dessinateur reprend ironiquement l'expression de François Ier après le désastre de Pavie : « Tout est perdu, fors [sauf] l'honneur ».

Le procès, très médiatisé, s'ouvre le 8 août 1903. Dans les autres pages du Rire, Léandre en retrace les moments forts et réalise le portrait des différents protagonistes.

Défendue par Maître Labori, l'ancien avocat d'Alfred Dreyfus, Thérèse Humbert fait le choix de persister dans ses mensonges :

L'artiste s'amuse de l'attitude de l'accusée et de son léger défaut de prononciation :

« Thérèse : Zé voulais revoir ma chère France, messieurs les jurés. Ô douce France ! C'est pour toi qué zé souffre ! »

En raison des taux illégaux des prêts (vingt, trente ou encore quarante pour cent) qu'ils ont accordés à l'accusée, la plupart des créanciers n'osent pas avouer à la Cour le montant précis du préjudice qu'ils ont subi. Léandre détourne ainsi en vautour le visage de l'un d'entre eux :

Le 22 août 1903, le jour même de la parution du Rire, le verdict tombera : Thérèse et son mari seront condamnés à cinq ans de prison.

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Pour en savoir plus :

Frédéric Chauvaud, Gilles Malandain (dir.), Impossibles victimes, impossibles coupables. Les femmes devant la justice, XIXè-XXè siècles, Rennes, PUR, 2009

Charles Léandre, intime et multiple, Musée de Montmartre, Paris, Magellan et Cie, 2007