Écho de presse

En 1864, l’abrogation du délit de coalition – et la création du droit de grève

le 11/03/2020 par Marina Bellot
le 12/09/2019 par Marina Bellot - modifié le 11/03/2020
Grève d'ouvriers dans le Pas-de-Calais, Le Petit Journal Illustré, 1906 - source : RetroNews-BnF
Grève d'ouvriers dans le Pas-de-Calais, Le Petit Journal Illustré, 1906 - source : RetroNews-BnF

Alors que la révolution industrielle est en train de transformer profondément la France, Napoléon III fait montre d'une certaine forme de progressisme social : en 1864, il abroge le délit de coalition, instaurant de fait le droit de grève. 

Le délit de coalition, du latin « s’unir », « se lier » : depuis 1791 et la loi le Chapelier, toute forme de rassemblement est interdite en France et par conséquent, le droit de grève. Au début du Second Empire (1852-1870), Napoléon III poursuit cette politique répressive.

Mais l’économie et la société française sont alors en pleine mutation : la révolution industrielle qui voit notamment le boom de la métallurgie, conduit à la naissance d’une classe ouvrière de plus en plus nombreuse. En 1863, les candidats de l’opposition progressent, et partout en Europe, le mouvement ouvrier s’organise. Pour preuve, en France, malgré les interdictions, les années 1862-64 sont déjà marquées par différentes grèves. 

Par ailleurs, le système napoléonien, certes autoritaire, a besoin de soutiens populaires. Alors, sous la pression sociale, Napoléon III décide, contre l’avis du Conseil d’État comme du Corps législatif, d’assouplir sa politique sociale et d'abroger le délit de coalition.

Le 30 avril 1864, l’intervention au Sénat d’un député du groupe de la majorité dynastique permet de mesurer les réticences que soulève le projet de loi en ce sens. Son discours est rapporté par La Presse dans son édition du 3 mai 1864 :

« M. Pinart : la ruine d’un établissement important n'intéresse pas seulement le propriétaire, il y a là un intérêt pour le pays tout entier. Un pareil établissement peut faire vivre huit à dix mille personnes, et son chômage prend la proportion d'un malheur public.

Les grèves sont également redoutables dans l'intérêt des ouvriers. Elles sont toujours préjudiciables à ceux qui les entreprennent. En Angleterre, elles ont produit dans bien des cas les plus grandes misères pour les ouvriers, et elles ont fait disparaître des industries de certaines contrées. [...]

Le projet de loi pourrait présenter les plus grands périls au point de vue des houillères ; en effet, une houillère peut être inondée et perdue à tout jamais par une brusque interruption des travaux. Ce qu'on accorde aux ouvriers par ce droit de grève subit, ce n'est pas seulement la liberté, c'est, en beaucoup de cas, le droit de violences ; c'est, pour le patron, l'obligation de payer le bon ouvrier comme le mauvais. Il y a donc violence contre le patron, violence-contre le bon ouvrier.

En résumé, je trouve la loi dangereuse. »

D’autres voix plus progressives se font entendre toutefois, comme celle du Phare de la Loire le 27 avril 1864, qui, dans un mode presque libertarien, défend la liberté totale des travailleurs comme des industriels, et dont résulterait une saine coopération entre patrons et salariés :

« Si l’on veut sincèrement la liberté, qu’on abroge purement et simplement le délit de coalition, qu’on ne renverse point les principes qu’on a soi-même posés ; qu’on laisse les ouvriers et les patrons, les travailleurs des villes et les travailleurs ruraux, débattre comme ils l’entendront leurs intérêts, se liguer les uns contre les autres, concerter des plans, combiner des coalitions, poser des conditions, exercer toutes les influences honnêtes que des hommes peuvent avoir les uns sur les autres ;

qu’ils puissent librement organiser, annoncer, publier des grèves, convenir entre eux d'amendes et d’interdictions, en un mot s’entendre, se concerter et se liguer en vue d'obtenir des conditions de travail ou de salaire plus avantageuses ; qu’il n’y ait plus dans le code pénal une ligne, une seule, qui de près ou de loin, soit applicable à aucun des faits que nous venons d’énoncer.

En résumé et si vous voulez vraiment la liberté du travail et de l’industrie, laissez libres les industriels et les travailleurs. »

Le 24 mai 1864, la loi est finalement adoptée. Émile Ollivier, son rapporteur, affirme face au Corps législatif :

« Je ne crois pas qu'il soit sage de résister à un désir manifesté avec une telle force, avec une telle unanimité, avec une telle persistance par une masse dont la conviction est que l'amélioration de son sort dépend d'une solution favora­ble de la question des coalitions. »

Cette loi permet de fait aux travailleurs de faire grève s’ils respectent certaines conditions : ne pas empêcher le travail des non-grévistes, ne pas commettre d’acte de violence. Elle constitue une première étape vers le droit syndical, de même qu'une avancée sociale majeure pour les classes laborieuses. La loi Ollivier reste cependant limitée : elle ne reconnaît que les coalitions momentanées et le droit de réunion n’est toujours pas reconnu, ce qui complique l’organisation des ouvriers.

Il ne faudra néanmoins pas longtemps pour que des mouvements de grève éclatent partout en France. Ces mobilisations sont rarement bien reçues par la presse, comme le montre par exemple la couverture de la grève des cochers par le quotidien La Presse en juin 1865 :

« La grève est incontestablement un mal, car alors même qu’elle reste pure de toute violence condamnable, elle n’en est pas moins désastreuse, comme tout ce qui découle de la force et de la guerre au lieu de découler de la science et de la paix. [...]

Il ne faut pas qu’on abuse ! Toutes les professions feront successivement grève et fatalement grève à tour de rôle, jusqu’à ce que qu’elles aient établi entre elles une sorte de nivellement général du salaire ; mais le résultat, nous le craignons, sera une déception populaire. »

De son côté, L’Écho rochelais déplore, le 24 juin 1865 : 

« Le temps est aux grèves. La loi sur les coalitions porte ses fruits. Si on ne l’a pas prévu, on devait le prévoir ; le bon sens et un peu de réflexion suffisaient pour cela.

Dès lors que les ouvriers ont le droit de se réunir, de se concerter, d’intervenir auprès des chefs d'atelier par des délégations imposantes, afin d’obtenir des modifications aux conditions du salaire, il est tout naturel qu’ils en profitent. C’est leur droit.

Ce droit, ils l’exercent pacifiquement ; rien de mieux ; mais le résultat reste le même et il est déplorable. »

Quant au Journal amusant, il ironise sur le droit de grève en illustrant la demande fictive de revalorisation des dots de la part des futurs époux.

Cinq ans après l'abrogation du délit de coalition, et à rebours des craintes de la presse en faveur du patronnat, le drame d'Aubin mettra en lumière les difficultés réelles d'exercer le droit de grève en France. 

Il faudra attendre cependant 1946 pour la grève soit définitivement reconnue en tant que droit au sein des textes constitutionnels.

– 

Pour en savoir plus : 

Guy Groux et Jean-Marie Pernot, La Grève, Presses de Sciences Po, 2008