Interview

Vers une histoire mondiale des féminicides

le 06/12/2022 par Christelle Taraud, Mathilde Castanié - modifié le 24/11/2023
« Le meurtre de Léandra Martinez par son frère Manuel », J.G. Posada, 1891 – source : WikiCommons
« Le meurtre de Léandra Martinez par son frère Manuel », J.G. Posada, 1891 – source : WikiCommons

Contre la longue nuit historiographique, l’historienne Christelle Taraud dirige une étude sur le meurtre des femmes à l’échelle internationale. Brassant des époques et des contextes divers, ce travail sur le féminicide réaffirme la prise de conscience (tardive) d’un phénomène culturel terrifiant.

Le féminicide est un phénomène historique dont l’immensité écrase tous les continents et toutes les périodes. Pourtant, l’historienne Christelle Taraud a réussi à coordonner une œuvre, magistrale dans sa démonstration, combinant un phénomène transnational et transpériode à sa patriarcale unicité, grâce à l’introduction du concept de « continuum féminicidaire ». Elle vient de paraître aux éditions La Découverte.

Christelle Taraud, que RetroNews avait interrogée en 2021 sur ses travaux portant sur la prostitution coloniale au Maghreb, travaille sur l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial à l’époque contemporaine. Elle est membre associée au Centre d’Histoire du XIXe siècle (Paris I-Paris IV), et enseigne dans le programme parisien de Columbia University.

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RetroNews : Vous enseignez à Paris, ville où les premiers collages contre les féminicides ont commencé à la fin de l’été 2019. Médiatiser les féminicides par la rue est aussi la démarche du collectif chilien Las Tesis dont la performance « Un violador en tu camino » circule dans le monde entier depuis l’automne 2019. Quel est le contexte de la genèse de Féminicides. Une histoire mondiale ?

Christelle Taraud : On aurait dû faire ce livre bien avant ! Il était d’autant plus important de le faire maintenant, cependant, que nous nous sommes rendues compte que la crise du covid avait accentué la pandémie de féminicides, de manière étonnante – il y avait dans un certain nombre de pays une croissance des meurtres et dans d’autres une stagnation,  pour une raison très simple : les féminicides dans la définition la plus réductionniste du terme, celle de « violence conjugale », désigne d’abord une situation de crise associée à la verbalisation d’un départ éventuel par la femme. Par exemple, en France, il y a une chute des féminicides en 2020 et 2021, parce que les femmes ne partaient plus. Nous avons alors subi trois longues périodes de confinement, donc par définition nous n’allions pas quitter nos compagnons. Mais les féminicides ont repris dès l’été 2021, et, bien sûr, en 2022.

Il y avait donc urgence à traiter de cette question et surtout de faire un ouvrage qui fasse le point de la manière la plus exhaustive possible sur les recherches qui ont été menées sur ce sujet, depuis les années 1970 au moins, dans le monde entier. Le premier objectif était donc de produire un outil scientifique qui repose sur des faits et des références incontestables, pour armer le discours des chercheuses, mais aussi de toutes les femmes - souvent confrontées au déni lorsqu’elles parlent des violences qu’elles subissent et/ou analysent - pour fabriquer un outil qui permette de riposter, individuellement comme collectivement. C’est seulement parce que cette violence paraissait « indiscutable » qu’elle était indiscutée.

Au contexte politique de la genèse de l’ouvrage correspondait-il aussi un contexte historiographique particulier ?

Le meurtre physique n’est pas la seule manière d’assassiner les femmes. Le livre repose sur la notion de continuum féminicidaire, qui est un formidable outil pour traiter de la violence qui leur est faite puisque celui-ci éclaire les actes les plus brutaux, les plus visibles mais aussi les plus symboliques, les plus épistémiques. Le continuum féminicidaire permet, en effet, de mettre en lumière un spectre très étendu de violences, mais sans les hiérarchiser. On dit que le meurtre est la violence la plus brutale, mais les annihilations identitaires que les femmes subissent, parfois à des moments différents de leur vie, ne le sont pas moins. Ces violences-là sont occultées, banalisées, alors elles ne sont pas contextualisées et donc pas du tout médiatisées. Les femmes connaissent des violences parce qu’elles sont des femmes de la naissance à la mort. Voire même avant leur naissance !

Claudine Cohen, immense paléontologue et historienne qui ouvre le livre, met ainsi en avant l’infanticide au féminin dès la préhistoire. On tue donc des petites filles depuis des temps très anciens, mais aussi dans le second XXe siècle et le premier XXIe avec des politiques de fœtucides de masse – ou d’infanticides étatisés dans certains pays comme l’Inde ou la Chine. Gita Aravamudun, journaliste indienne qui introduit la partie VII du livre consacrée à cette question, parle de 200 millions de filles qui ne sont pas nées ou sont mortes dès la naissance depuis le second XXe siècle en Asie. Il s’agit là d’un déséquilibre extrêmement grave dans le sex ratio de ces pays mais aussi à l’échelle mondiale. En Inde, on trouve déjà 899 filles pour 1 000 garçons et le fossé pourrait encore s’accroître à l’échéance de 2030.

Les historiens jouent-ils un rôle spécifique dans cette entreprise de néantisation des femmes ?

Le féminicide historiographique est une des formes du spectre féminicidaire, comme violence symbolique et épistémique. Il s’agit d’une volonté affirmée, tout particulièrement en Europe depuis le XIXe siècle, de construire une histoire sans femmes. Cette histoire sans femmes est évidemment le fait d'universités masculines, voire masculinistes, mais aussi de la constitution des savoirs et des disciplines. Si on prend spécifiquement l’histoire, cette vision partiale et partielle dans la manière dont on analyse les matériaux historiques – quand on les cherche évidemment, parce que pendant longtemps on s’est contenté d’assener qu’il « n’y avait pas de sources pour faire l’histoire des femmes » – se constate aisément puisque, globalement, les historiennes et les historiens travaillent à partir des mêmes archives…

Les hommes ont écrit l’histoire des femmes sur le mode de l’exceptionnalité ou de la marginalité. Quand on parle d’histoire des colonisations européennes aujourd’hui, on souligne, à juste titre, la nécessité de faire une histoire à parts égales. J’observe que cette histoire à parts égales ne concerne que rarement la mise en œuvre d’un projet de réhabilitation des femmes à l’intérieur de l’histoire de leur propre pays comme à l’échelle de notre histoire commune. Heureusement nous avons Lucy, Jeanne d’Arc, et Marie-Antoinette ! Jusqu’à une date récente, les rares femmes dont on parlait étaient présentées soit comme des aberrations, soit comme des exceptions et parfois un peu des deux...

La notion de féminicide historiographique est très importante car nous grandissons avec des modèles historiques, et nous avons besoin d’exister dans notre propre histoire, de nous reconnaître dans la manière de nous raconter. Les femmes grandissent et vivent dans le monde historique des hommes. Le chantier n’est donc pas seulement historiographique, il est épistémique : nous devons revoir et les concepts et les structures universitaires.

« Que tu t’appelles Sohane Benziane, que tu sois une jeune fille issue de l’immigration maghrébine et que tu vives dans une cité d’un quartier populaire, ou que ton nom soit Marie Trintignant, et que tu appartiennes à l’une des familles d’artistes les plus célèbres de France, tu subis le même sort, tu es victime de la même violence et de la même haine. »

En 2002 vous soutenez votre thèse « Prostitution et colonisation : Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1960 », sous la direction de Daniel Rivet à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Avez-vous rencontré dès ce travail de recherche des cas de féminicides ?

Au début de ma thèse, j'avais entendu parler de ce qui se passait à Ciudad Juarez, la ville du Mexique « où l’on tue les femmes ». Le Mexique n’était pas compris dans ma zone de travail mais je commençais à lire des choses à son propos, en me disant qu’il s’y passait quelque chose de grave, de très grave, et j’entendais parler de cette notion qui émergeait. Par ailleurs, je connaissais le concept de « fémicide » parce que je lisais des textes composant la théorie féministe essentielle à l’histoire d’un féminisme tant occidental que globalisé. Je me suis dit que ce qui se passait était très important, et qu’il faudrait que j’y revienne.

En 2002, je termine ma thèse. 2002 est une année très importante pour l’histoire des féminicides en France parce que c’est l’année de la mort de Sohane Benziane, retrouvée gravement brûlée, le 4 octobre, dans une cave de la cité Balzac à Vitry-sur-Seine. Ce meurtre n’est pas du tout défini, à ce moment, comme un féminicide, mais s’imprime assez vite dans ma tête comme étant tel. Et quelques mois plus tard, le 1er août 2003, il y a la mort de Marie Trintignant. Là je me dis, que tu t’appelles Sohane Benziane, que tu sois une jeune fille issue de l’immigration maghrébine et que tu vives dans une cité d’un quartier populaire, ou que ton nom soit Marie Trintignant, et que tu appartiennes à l’une des familles d’artistes les plus célèbres de France, tu subis le même sort, tu es victime de la même violence et de la même haine. Cela me fait prendre conscience, très brutalement, que toutes les femmes sont concernées.

Dans les années 2000, donc, je commence à travailler de manière informelle sur la question, et comme je fais cours, dans le programme parisien de Columbia, sur « Économie du sexe, XIXe-XXIe siècles » et « Révolutions, guerres, génocides. Violences de femmes, violences contre les femmes, XIXe-XXIe siècles », je m’intéresse à plusieurs échelles, à plusieurs continents, aux phénomènes d’esclavage, de guerre, de génocide. Et tout à coup émerge à mes yeux un faisceau d’informations, et au milieu de ce faisceau d’informations, il y a le choc majeur de la République Démocratique du Congo. Quand j’ai commencé à travailler sur la RDC, je me suis dit là, on a touché le fond du fond, et ça a commencé à me hanter. Le fait d’être hantée par le sujet et d’en parler de manière récurrente a ensuite rencontré une préoccupation majeure chez Stéphanie Chevrier, présidente des Éditions La Découverte.

L’histoire des féminicides est donc par nécessité une « histoire mondiale » ?

C’est en faisant des recherches préliminaires que j’ai réalisé qu’une histoire mondiale et transpériode s’imposait en effet comme la seule solution. Et c’est aussi là que je me suis rendu compte que si on voulait vraiment comprendre le crime de féminicide, il fallait introduire cette idée de continuum féminicidaire.

Ce concept nouveau est issu des travaux respectifs de Diana Elizabeth Hamilton Russell (1938-2020), sociologue féministe étatsunienne, de Marcela Lagarde de los Rios, anthropologue féministe mexicaine, et de Liz Kelly, sociologue féministe anglaise. En 1976, au premier Tribunal international des crimes contre les femmes à Bruxelles, Diana Russell forgeait, pour la première fois, le concept de « fémicide », meurtre à mobile misogyne activé par la haine, le mépris, le plaisir ou le sentiment d’appropriation des femmes [le livre Feminicide, The Politics of Woman Killing, co-édité en 1992 avec Jill Radford n’est d’ailleurs toujours pas traduit en français]. Le féminicide est aussi à comprendre dans le continuum des violences sexuelles établi par Liz Kelly.

Dans la fabrique de l’historienne à l’approche intersectionnelle, comment organiser le travail face à l’immensité chronologique et spatiale de ce qui est en jeu ?

Pour comprendre le continuum féminicidaire, je me suis vite rendue compte que la lecture scientifique seule n’était pas suffisante. Qu’il fallait faire converser entre elles d’autres expertises. Les expertises militantes sont le ressort central de cette question. Les femmes artistes produisent aussi un langage à part entière, qui nous permet de mieux comprendre nos sociétés. Les femmes journalistes étaient aussi nécessaires puisque de nombreux aspects du continuum féminicidaire ne sont pas exhumés par des chercheuses mais par des journalistes. Certaines d’entre elles l’ont payé de leur vie. Les femmes survivantes ou les proches de ces femmes lorsque celles-ci sont mortes ont aussi participé au travail collectif.

Par ailleurs, 60% du livre est, originellement, en langue anglaise, ce qui explique l’important travail de traduction qui a été réalisé. Le livre rassemble des travaux académiques de pointe d’aujourd’hui mais fait aussi toute sa place à des textes plus anciens très importants, tel l’article « Virginité et patriarcat » de Fatima Mernissi (1940-2015), sociologue et féministe marocaine, ou bien l’extrait du livre La Face cachée d’Eve, de Nawal El Saadawi (1931-2021), féministe égyptienne. Les textes qui composent le livre ont donc des statuts divers. Je voulais aussi qu’il y ait des archives commentées, des œuvres d’artistes expliquées par elles/eux-mêmes aussi, lorsque cela a été possible.

Les voix du monde majoritaire (non-occidental) sont très présentes, c’est quelque chose qui était très important pour moi. Le livre est introduit par Dalenda Larguèche, historienne et féministe tunisienne, et conclu par Rita Laura Segato, anthropologue argentino-brésilienne, et Aminata Traoré, femme politique et écrivaine malienne. Faire une histoire mondiale implique aussi de sortir des grandes universités occidentales. Travailler avec des gens venant de différents endroits, formés dans différentes structures, évite l’écueil du savoir formaté des universités du monde minoritaire, parlant exclusivement entre elles et analysant le monde d’une manière très similaire.

« Il est très rare que les serial killers tuent massivement des hommes cisgenres blancs issus de milieux privilégiés. »

Y a-t-il des périodes d’intensification des meurtres et des entreprises de néantisation des femmes ? Je pense au XIXe siècle, qui s’ouvre par la naturalisation scientifique des inégalités sociales, et qui acte l’infériorisation des femmes par les codes napoléoniens…

Oui mais on n’en parle pas en ces termes à ce moment-là. Le fémicide « naît » en 1976. Or, la lecture des actes du premier Tribunal international contre les crimes commis contre les femmes, dans lequel le concept est forgé, décline déjà tous les aspects du continuum féminicidaire.

Dans un article traduit pour la première fois en français dans le livre et publié en 1989, Jane Caputi, spécialiste mondiale des études sur les femmes, le genre et les sexualités, revient notamment sur les serial killers aux États-Unis, qui apparaissent à la charnière du XIXe siècle. Tout le monde sait que les serial killers sont très souvent des « tueurs de femmes », et qu’ils tuent souvent celles qui subissent des dominations croisées, c’est-à-dire des femmes pauvres, racisées… Lorsque les serial killers ne tuent pas des femmes cisgenres, ils sont pédophiles, homophobes, transphobes, c’est-à-dire qu’ils tuent de toute manière des catégories de population qui sont assimilées, par eux, à la féminité. Il est très rare que les serial killers tuent massivement des hommes cisgenres blancs issus de milieux privilégiés. Et Jane Caputi fait remonter ce fait à Jack l’Éventreur qui déjà, en son temps, faisait les choux gras de la presse de faits divers.

Le XIXe siècle voit ainsi l’héroïsation des bourreaux au point que leurs noms sont connus et célébrés, mais jamais ceux de leurs victimes. Ce faisant, ces dernières sont doublement néantisées : comme victimes de meurtres d’abord et comme des corps – et non des personnes – jugés sacrifiables ensuite. Les victimes (femmes, pauvres, enfants, homosexuels, immigrées, etc.) n’intéressent guère, alors que des phénomènes d’héroïsation des coupables sont clairement à l’œuvre. Dans le monde entier aujourd’hui, il y a des « fan clubs » d’assassins de femmes, et le rôle des médias à leur endroit est ambigu. Les médias sont des producteurs de normes et d’orthodoxie. Ils confortent les régimes de pouvoir et pourtant, en leur sein, il y a toujours des espaces interstitiels – comme dans le monde académique – qui permettent notamment à des femmes journalistes d’investir ces brèches, de produire des contre-discours qui reposent sur des analyses hétérodoxes, subversives.

La figure du « tueur de femmes » est donc autant un motif journalistique que littéraire, qui passe par la presse et les médias en général. Dominique Kalifa a travaillé sur ces « tueurs de femmes » et leurs représentations. Elles forment l’un des éléments de l’impunité des agresseurs, des bourreaux et des criminels. La presse héroïse les bourreaux, néantise les victimes, et les rend responsables des violences qu’elles subissent. La néantisation des victimes transcende d’ailleurs la question du meurtre. Quand une femme est harcelée, violentée, ou bien violée, on lui demande encore trop souvent si « elle ne l’a pas un peu cherché ».

Féminicides. Une histoire mondiale, dirigé par Christelle Taraud, est paru en 2022 aux éditions La Découverte.