Interview

Imaginaires sociaux au ras du pavé : entretien avec Eric Fournier

le 07/12/2023 par Eric Fournier, Mathilde Castanié
le 06/12/2023 par Eric Fournier, Mathilde Castanié - modifié le 07/12/2023

Historien de la ville vue d’en bas et spécialiste du Paris populaire du XIXe siècle, Eric Fournier revient avec nous sur les imaginaires à l’œuvre derrière les événements traumatiques de la « vraie histoire » : l’antisémitisme français, le premier mai de Fourmies, l’affaire Dreyfus, la Commune.

Eric Fournier est maître de conférences à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire culturelle et sociale de la France dans un long XIXe siècle. Il a œuvré au renouvellement de l’histoire culturelle et sociale du politique, à l’intersection des imaginaires sociaux, des pratiques, des sensibilités, des cultures matérielles, des vies sociales des objets, ainsi que par l’outil analytique du genre.

Propos recueillis par Mathilde Castanié

RetroNews : Vous écrivez une histoire au « ras du sol », ou, plus précisément, au ras du pavé parisien. Cette histoire est-elle, peut-être paradoxalement, l’entrée méthodologique permettant une histoire des imaginaires ?

Eric Fournier : Une histoire des imaginaires doit s'efforcer d’être une histoire sociale, sinon on risque de se retrouver dans le ciel des idées, hors-sol. Donc il faut articuler pratiques au ras du sol et représentations. C’est une discipline de travail qui me permet de faire une histoire pleinement sociale et culturelle, en variant évidemment les échelles, comme la saisie englobante d’imaginaires sociaux. Mais la construction de ces imaginaires a aussi un effet dans des événements, des configurations très circonscrites. En fait, je plaide pour une histoire sociale des représentations, qui reste une histoire sociale.

Vous avez commencé la recherche aux abattoirs de La Villette, que l’on appelle alors la « cité du sang » et la politisation de ses travailleurs via l’antisémitisme. On trouve dès ce premier travail vos thèmes de prédilection : les armes, l’antimilitarisme, le virilisme… mais on remarque aussi une proposition historiographique de l’usage du rire. Ce travail sur le rire se retrouve-t-il dans d’autres de vos travaux ?

Dans le cas précis des bouchers de la Villette, l’usage du rire se justifiait de plusieurs façons. D’abord, dans le cadre d’une approche compréhensive : les dreyfusards sont les premiers à se moquer de ces bouchers de la Villette, pour essayer de conjurer ou d’affaiblir leur caractère effrayant. Là, on est au cœur d’une histoire des imaginaires à travers les yeux des acteurs. Puis j’ai été confronté à une question simple : rendre le manque de maîtrise des bouchers antisémites de la scène politique.

Dans l’action politique, ces bouchers ne sont pas des activistes politiques autonomes, ils se lancent en politique en suivant d’abord le marquis de Morès, puis Jules Guérin. Ils commettent de nombreuses bourdes, comme lorsqu’ils prennent Jacques de Biez, fondateur de la Ligue antisémitique, pour un Juif après que celui-ci soit arrivé en retard à la tribune. En fait, le rire retranscrit aussi cet amateurisme politique. A un moment, Jules Guérin, pour récolter l’argent des Orléanistes, fait tâter les biceps des bouchers au duc d’Orléans. Si l’on ne rit pas de ça, à quel moment on rit ?

Rire de ces bouchers était aussi un moyen de souligner les degrés de violence pendant l’affaire Dreyfus, puisqu’à aucun moment nous ne sommes au stade de l’insurrection – les affrontements restent des bagarres. C’était aussi une façon de conclure sur la faible intensité relative du politique pendant l’affaire Dreyfus, beaucoup plus faible que lors de la Commune de Paris ou lors de la répression des grèves du moment social à la même époque (la fusillade meurtrière de Fourmies par exemple).

Le rire se retrouve un peu dans l’anthologie A mes frères de Louise Michel, où j’ai voulu montrer une Louise Michel espiègle. Elle est intraitable et charismatique, mais de temps en temps, elle veut faire rire – y compris sous les bombardements versaillais. Le rire participe aux ressources et aux capacités du personnage.

L’imaginaire de la « cité du sang » vise à effrayer les dreyfusards, les femmes, les adversaires de l’extrême droite. La Belle juive est un imaginaire qui nourrit l’antisémitisme. La mémoire versaillaise de la Commune hante l’armée française des années 1930 et influencera des décisions militaires. Ces imaginaires sociaux ont-ils tous une visée politique ?

Comme l’avait dit Dominique Kalifa dans Les Bas-fonds, les imaginaires sociaux donnent sens au monde qui nous entoure ou qui entoure les contemporains. Ils créent, définissent, renforcent et hiérarchisent des découpes sociales donc, forcément, la dimension politique est toujours patente. Mais certains imaginaires sociaux sont beaucoup moins politisés que d’autres…

« La Belle Juive » a été considérée au XIXe siècle comme un type social réel, quoiqu’il ne trouve pas d’ancrage dans la réalité. L’imaginaire demeure-t-il un objet d’histoire s’il s’effondre à l’épreuve du réel ?

C’est un objet légitime dans tous les cas, parce que la vérité, hélas, ne guide pas immanquablement nos actions. L’idée est moins de savoir si les représentations sont représentatives du vrai que si les représentations guident les mondes sociaux, politiques et culturels. Par exemple, avec la « Belle juive », on trouve une déconnexion de cette représentation avec les pratiques de soi, notamment chez les femmes juives.

Cette figure de la modernité participe d’abord à un premier XIXe siècle romantique qui ouvre et renouvelle les regards sur les Juifs. Puis, lors du second XIXe siècle, la « Belle juive » devient un moment important d’un discours violemment antisémite et racialiste, qui fait écho aux représentations genrées relatives à la femme fatale. La « Belle juive », bien qu’étant une figure marquée par une certaine invisibilité dans l’ordre des pratiques sociales, participe avec force au renforcement de la domination masculine. Ça, c’est un impact social évident.

Vous êtes par ailleurs un historien de la Commune de Paris. Sait-on quel aurait été le Paris des communards et des communardes si la Semaine sanglante n’avait pas eu lieu ?

L’approche contrefactuelle est stimulante mais risquée, parce que la Commune se retrouve presque immédiatement en guerre contre Versailles. Elle est l'œuvre du peuple parisien en armes entendant se gouverner seul, après s’être défendu seul.

Il est donc très difficile de désengluer cette insurrection des pratiques combattantes, pour imaginer un avenir pacifié. Il est aussi très improbable d’imaginer une Commune victorieuse parce qu’elle était isolée. Même si au moment des élections de la Commune de Paris, la perspective d’une décapitalisation de Paris qui obtiendrait finalement son statut de ville autonome rencontre quelques échos dans les débats politiques. Mais honnêtement, on voyait mal à terme Paris isolée au sein d’une république conservatrice.

Les Communards ont assez peu ébauché l’urbanisme parisien. Ils imaginaient certes plus de squares publics, mais l’urgence étant quand même à la guerre ; leurs projets urbains sont restés assez lointains.

Le XIXe siècle est le « siècle des ruines », mais entre 1870 et 1871 et la guerre franco-prussienne, de nouvelles ruines apparaissent dans Paris – qui ne sont plus des vestiges antiques comme les arènes de Lutèce ou les thermes de Julien. A quoi les ruines de Paris ont-elles servi aux communards et aux communardes ?

Les communards et les communardes ont un goût relatif pour les ruines – qui reste tout de même une forme de distinction sociale propre aux notables. Très rapidement, les communards sont prêts à sacrifier la ville de Paris, à s’ensevelir sous leurs propres ruines – dont ils ne nient pas l’importance patrimoniale – pour sauver la Commune de Paris. Or, cette position gêne encore aujourd’hui nombre de partisans de la Commune, alors que cette détermination combattante des communards et communardes prêts à détruire leur propre ville pour le triomphe d’une idée de la liberté se retrouve au fil de l’histoire.

Avant eux il y a Saragosse, pendant les guerres napoléoniennes, qui est un modèle pour elles et eux. Ensuite, on pourrait citer l’exemple de l’insurrection de Varsovie en 1944. Plus récemment encore, la défense héroïque de Marioupol ou de Bakhmout. Mais on voit là que la mémoire communarde, y compris récente, est encore très influencée par le mythe de Paris – Paris, ville phare et unique de l’humanité, centre vibrant des arts et du progrès, etc. Mais pourquoi Paris aurait-elle plus de dignité que Saragosse, Varsovie ou Marioupol, qui ont été des villes détruites par celles et ceux qui y vivaient ? Il faut savoir si on veut Emily in Paris ou la Commune de Paris.

Diriez-vous que ce contrôle de la ville par les  communards via les incendies et les diverses destructions est traversé par une évolution sensible démarrée avec le Siège de Paris fin 1870 ?

Les derniers insurgés partagent avec les Parisiens neutres ou hostiles une même sensibilité commune, affinée en effet par le siège. C’est-à-dire qu’ils savent deviner la trajectoire d’un obus. Ils savent aussi repérer l’évolution des combats avec les incendies.

Mais comme l’urgence est à la bataille, on trouve assez peu dans les mémoires communardes de notations sur leurs sensibilités ; chez les neutres en revanche, qui rédigent après s’être cachés dans leurs maisons, il y a un regard introspectif possible. Puisqu’ils n’ont pas à raconter les derniers combats, ils peuvent mettre en scène le traumatisme sensible de la ville pompéienne en flammes. Les communards et communardes ont plutôt une mémoire combattante, qui insiste sur leurs déterminations propres et sur leurs camarades tombés.

Retrouve-t-on également cette mutation des sensibilités dans l’interaction avec les armes à feu, notamment en tant qu’objets révolutionnaires ?

Fort heureusement, après 1871 les armes à feu sont peu utilisées. Donc la culture sensible ne se développe pas de la même façon. A Fourmies le 1er mai 1891, pour la première fois, le fusil Lebel est utilisé. Or le fusil Lebel nécessite une poudre très moderne, sans fumée, qui produit des détonations beaucoup moins violentes. A l’exception peut-être de quelques jeunes ouvriers revenus du service militaire, aucun des manifestants – même celles et ceux qui ont connu la guerre de 1870 – n’est accoutumé à ces nouveaux signaux sonores et visuels.

Donc lorsque la troupe effectue les premières sommations et les premiers tirs, manifestants et manifestantes sont persuadés que l’armée tire à blanc. Femmes et enfants sont en première ligne, comme au 18 mars 1871. Leur sensibilité trompée contribue à l’intensité du massacre, puisqu’ils ne s’enfuient pas tout de suite…

Comment expliquer le recul des armes en tant qu’objets révolutionnaires au début des années 1920 ? « L’adieu aux armes » est presque contemporain des montées du fascisme, et des fascistes armés…

L’adieu aux armes apparaît déjà un peu avant la Première Guerre mondiale. D’abord, l’auto-défense manifestante revolver au poing ne protège pas vraiment les cortèges des violences policières – au contraire même. Le mouvement révolutionnaire entre pleinement dans l’ère des organisations illustrée par le développement de la SFIO et des services d’ordre. Cette démonstration de force organisationnelle crée un rapport de force favorable obligeant la préfecture à tolérer des cortèges, de plus en plus massifs.

Ceci dit, les groupes révolutionnaires n’abandonnent pas totalement la prise d’armes, puisque avec l’antimilitarisme reste l’horizon de se retourner contre ses officiers au moment du Grand soir, ou le jour de la déclaration de guerre. Après la Première Guerre mondiale, cet antimilitarisme subversif et les horizons révolutionnaires insurrectionnels sont repris par le Parti communiste, mais celui-ci ne met pas en avant la capacité à s’armer préalablement. La prise d’armes à feu est subordonnée au développement d’une stricte discipline et d’une stricte conscience de classe.

La prise d’armes était le propre du citoyen insurgé de la République sociale qui avait de fortes inclinations libertaires, exerçait sa souveraineté armes en main, or cette figure est incompatible avec la discipline imposée par le PCF, qui la marginalise au sein de l’action militante tout en appelant à se préparer à l’insurrection armée jusqu’en 1934.

Avec le Front populaire, on passera à autre chose. La prise d’armes décroîtra aussi avec la diminution de la violence au sein de la société et le développement d’un nouveau régime de masculinité à partir du second XIXe siècle, mis en avance par Anne-Marie Sohn. Des masculinités plus disciplinées, plus maîtrisées, rendront finalement anachronique la prise d’armes.

Eric Fournier a notamment publié La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République, aux Éditions Libertalia en 2019, La “Belle Juive”. D’Ivanhoé à la Shoah au Champ Vallon en 2012 ou encore La Cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus aux Éditions Libertalia en 2008.