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Rachilde, célébrité sulfureuse des lettres de la Belle Époque

le par - modifié le 23/12/2020
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Cette Périgourdine défraya la chronique parisienne de la Belle Epoque et contribua largement au succès du Mercure de France. Retour sur l’existence de cette femme de lettres au verbe et à la plume volontiers provocateurs.

Rachilde : ce curieux pseudonyme est celui de Marie Marguerite Eymery, née le 12 février 1860, en Dordogne. Elle grandit dans le domaine familial, au milieu des tensions grandissantes entre son père, taciturne militaire à la retraite défiguré par la petite vérole et sa mère, jalouse et neurasthénique. Elle semble avoir été un temps livrée à elle-même, puis brièvement fiancée à un officier.

Pour occuper sa solitude, elle lut tout ce que la bibliothèque familiale contenait, aussi bien Ponson du Terrail que Voltaire, Sade… Elle admira Victor Hugo, s’essaya à l’écriture et envoya à un journal de la région une première nouvelle – qui fut publiée. D'autres textes suivirent qui connurent un certain succès. Forte de cette expérience, poussée également par la ruine familiale, la jeune fille s’installa à Paris, en 1878, accompagnée de sa mère. Elle entreprit de placer ses articles, de rédiger des réclames et de faire des interviews – dont une de Sarah Bernhardt, guidée par une cousine, directrice de L’École des femmes.

Si les origines de son pseudonyme demeurent mystérieuses, le titre qui la lança véritablement fut Monsieur Vénus ; dès sa parution en 1884, ce roman scandalisa l’opinion, et lui valut un an de prison ainsi que deux milles francs d’amende.

Il relatait les amours sadiques de Raoule de Vénérande, qui prit un ouvrier pour « maîtresse ». Si la genèse de cette intrigue demeure mystérieuse, il inaugura la veine des inversions et des perversions sexuelles qui firent le succès de Rachilde. Elle publia un roman par an dont les plus fameux sont Nono (1885), La Marquise de Sade (1886), La Virginité de Diane (1886) et Madame Adonis (1888)… Le Mordu. Mœurs littéraires (1889) est un roman à clef où elle décrivit les littérateurs qu’elle fréquentait au cabaret de la Mère Clarisse, Verlaine qu’elle hébergea, Maurice Barrès avec qui elle flirta, ou Catulle Mendès qui lui inspira une violente passion.

La hardiesse de ses écrits ne correspond en rien à ses mœurs. C’est au bal Bullier que Rachilde rencontra son futur époux, Alfred Vallette, un ouvrier typographe. Il ne fut l’auteur que d’un roman, La Vie grise. Le Vierge (1891). Ils se marièrent en 1889 ; un an plus tard naissait leur fille unique, Gabrielle.

1890 marqua également la naissance d'une des plus fameuses revues de cette fin de siècle : Le Mercure de France. Ce titre, qui entendait promouvoir l’esthétique symboliste, fut fondé par Laurent Tailhade, Albert Samain, Jules Renard, Saint-Pol Roux, Charles Morice, Louis Dumur et Remy de Gourmont. Seule Rachilde était alors vraiment connue, ce qui constituait pour cette jeune revue une véritable caution.

Rachilde dessinée par Félix Vallotton, 1898 - source : Gallica-BnF
Rachilde dessinée par Félix Vallotton, 1898 - source : Gallica-BnF

La critique littéraire lui fut confiée ; elle s’en acquitta, à sa manière, de 1897 à 1925. Son style fut parfois familier, souvent provocateur. Elle ne prétendit jamais à l'objectivité, aussi laissa-t-elle transparaître ses sympathies comme ses antipathies. Les digressions ne lui firent jamais peur, quitte à perdre de vue le roman dont elle avait à rendre compte, pour traiter d'un sujet qui lui tenait plus à cœur. 

Rendant compte, en novembre 1906 de L’Ascète, roman de Charles Regismanset, elle débutait ainsi sa chronique :

« Ce que ne firent jamais les naturalistes, c’est le roman court, la fameuse tranche de vie offerte toute saignante aux lecteurs sans la redoutable sauce de la maison, la bonne portion pour un, sans les légumes fadasses qui sont beaucoup plus l’ornement que la saine odeur du potager. »

Rachilde ne s’est jamais privée de dénigrer le naturalisme et son chef de file Émile Zola même si elle s’essaya à cette esthétique dans Le Dessous (1904),  qui n’est pas sans rappeler Germinal (1885). L’Affaire Dreyfus lui donna une nouvelle occasion d’invectiver Zola dans sa rubrique ; fille de militaire, elle refusait de voir l’armée française ternie de cette manière.

Ni Octave Mirbeau, ni Georges Clemenceau n’échappèrent à ses foudres.

Cette impulsivité qui rendait ses critiques savoureuses ne lui permit cependant pas de toujours déceler le talent d’écrivains comme Marcel Proust ou André Gide. Au sujet des Nourritures terrestres, publié en 1897, elle constatait :

« Je voudrais donner à mon charmant confrère, […] l’impression d’un lecteur-femme devant tant de trésors entassés sous une étonnante pudeur d’artiste. Il y en a trop, et cela paraît presque fatiguant de ne faire, cependant, que les entrevoir. »

La critique littéraire ne fut pas sa seule activité. Rachilde anima également les « mardis » du Mercure. Le Tout-Paris des Lettres et des Arts défilait, du premier mardi de janvier jusqu'à Pâques, de 17 à 19 heures. Ces réunions hebdomadaires firent de son salon, à la veille de la Première Guerre mondiale, l'un des plus en vue à côté de celui de Mme Aubernon, de Mme de Cavaillet et Mme de Loynes.

En 1920, Jean Dorsenne tâchait d’expliquer, dans L’Ère nouvelle, ce qui faisait le succès de ses mardis :

« Est-ce M. Léautaud qui attire les visiteurs, est-ce Mme Huot, avec ses vêtements à l’ancienne mode, […] sont-ce les charmantes souris blanches que l’on voit évoluer dans de grands bahuts transformés en cage ? »

Sous sa houlette de Rachilde, en particulier de 1890 à 1914, le Mercure contribua à faire naître de grandes œuvres et à forger de nouvelles réputations comme celle de Jules Renard, Guillaume Apollinaire, Paul Fort ou Alfred Jarry. Rachilde qui participa également à l’aventure du théâtre symboliste, consacra un titre à ce dernier, Alfred Jarry ou le surmâle des lettres (1928). 

L'époque glorieuse des « mardis » de Rachilde correspond au succès croissant des éditions du Mercure, fondées en 1894. Témoin également de cette notoriété grandissante, le changement de rythme de parution de cette revue qui, de mensuel jusqu'à la fin de l'année 1904, paraît au 1er janvier 1905 deux fois par mois. Lorsque Rachilde met fin à ses réceptions en 1930, ce sont toute une stratégie commerciale et une époque brillante qui s'achevèrent alors pour Le Mercure.

Afin de remplir au mieux ses nouvelles fonctions, Rachilde ralentit quelque peu le rythme de sa production littéraire ; elle gagna cependant en maturité et aborda de nombreux thèmes. Rachilde s’essaya ainsi à l’esthétique symboliste avec La Sanglante ironie (1891) et La Jongleuse (1900) et s’amusa à publier sous le pseudonyme de Jean de Childra La Princesse des ténèbres (1896) et L'Heure sexuelle (1898).

Elle suscita à nouveau le scandale avec L’Animale (1893) : son héroïne ne vivait que pour et par le plaisir physique. Ce roman donna l’occasion à Camille Mauclair d’écrire un « Éloge de la luxure », publié dans le Mercure de France de mai 1893.

Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, elle publia ses romans les plus fameux : Les Hors Nature. Mœurs contemporaines (1897) qui a pour toile de fond les tensions franco-prusses, et La Tour d’amour (1899) au titre fort ironique. En fait de romance bretonne, le lecteur découvrait une passion nécrophile, « pour frissonner les soirs d’ouragan » selon Raitif de la Bretonne – l’un des pseudonymes de Jean Lorrain – du Journal.

Rachilde dans la seconde moitié de sa vie, dessin d’André Favori, 1924 - source : Gallica-BnF
Rachilde dans la seconde moitié de sa vie, dessin d’André Favori, 1924 - source : Gallica-BnF

Preuve du succès de ce titre, celui-ci fut d’abord adapté au théâtre par Charles Méré pour le Grand-Guignol en 1929, puis, en 1938 par Marcelle Maurette. Celle-ci raconta d’ailleurs au Figaro son entrevue avec l’auteure.

Un autre roman remarquable parut en 1905 : Le Meneur de louves dont le protagoniste est Basine, fille de Chilpéric et de Audowère, qui refusa d’être enfermée dans un couvent. Rachilde s’inspirait très librement de de Grégoire de Tours. Il fallut attendre 1931 et Notre-Dame-des-Rats pour qu’elle renouât avec la période médiévale. Ce roman qui évoque Baphomet, une idole hermaphrodite, inspira plus tard le peintre Pierre Molinier. 

Pour appréhender cette œuvre conséquente, Ernest Gaubert lui consacrait, en 1906, une longue étude.  Avant que n’éclatât la Première Guerre mondiale, Rachilde donna, en 1912, Son printemps, un de ses premiers romans autobiographiques.

Rachilde ferma son salon dès les premiers mois de guerre, en 1914, en signe de solidarité avec l’armée française. Elle abandonna également sa rubrique « Les Romans ». Elle se montra volontiers revancharde et provocatrice jusque dans ses écrits, comme cette nouvelle, Délivrance, parue en 1915 dans Le Mercure de France.

1917 vit paraître les deux seuls titres de cette période troublée : La Terre qui rit et Dans le puits ou la vie inférieure. Il ne s'agit pas de romans mais de recueils de souvenirs, de réflexions, que lui inspira cette guerre enlisée dans les tranchées. Elle rejoignit les femmes de lettres pacifistes qui se réunissaient chez Natalie Barney en vue d'un mouvement de cessation de la guerre. L’armistice signée, Rachilde ne s’assagit pas pour autant. Malgré ses 58 ans en 1918, elle fit parler d’elle notamment au procès que les surréalistes firent à Maurice Barrès en 1921, où elle comparut en qualité de témoin.

Elle fut volontiers provocatrice, refusant bruyamment en 1922 la Légion d'honneur qui lui était proposée… pour l’accepter deux ans plus tard.

Elle se fit remarquer lors du banquet donné en l'honneur de Saint-Pol Roux en juillet 1925, en se battant avec Max Ernst. Le Petit Parisien précisait qu’elle avait été conspuée à cause de la réponse nationaliste et revancharde qu’elle avait faite à l’enquête « Peut-on épouser une Allemande ? ».

En 1928 encore, Rachilde publia un pamphlet au titre provoquant en ces années d'émancipation féminine : Pourquoi je ne suis pas féministe. Comme le soulignait Yvonne Sarcey dans Les Annales politiques et littéraires, « à y songer, il semble assez paradoxal que cette révolutionnaire […] rejoigne, et avec quel réalisme, les amis de l’ordre ».

À partir de 1922, Rachilde céda peu à peu la rédaction de ses comptes-rendus littéraires à John Charpentier et à Henriette Charasson. Vers 1930, celle-ci ferma définitivement les portes de son salon pour vivre une vieillesse folle. Elle courut les boîtes et les lieux à la mode avec de jeunes gens, « ses poussins » comme elle aimait à les appeler. 

Parmi eux, il y eut Francisco Homem de Christo, espion à la solde de Mussolini avec qui elle co-écrivit Le Parc du mystère (1923), Au seuil de l’enfer (1924). Elle signa Le Prisonnier (1928) avec André David, et avec Jean-Joë Lauzach Le Val sans retour (1929) et L'Aérophage (1935). Elle fréquenta également le danseur oriental Nel Haroun, dont elle consigna les souvenirs d’enfance dans Mon Étrange plaisir (1934). 

Cette vieillesse tumultueuse, ce regain de dynamisme ne sont qu’un écran de fumée pour masquer ses crises de dépression de plus en plus fréquentes après la mort de celui qu'elle appelait « le bon compagnon » : Alfred Vallette. Celui-ci mourut en 1935. Elle publiera, en 1944, leur correspondance sous le titre Le Roman d’un homme sérieux

Jusqu’à la fin de sa vie elle ne cessa d’écrire, mais les romans qu’elle donna alors furent de qualité inégale. La Souris japonaise (1921), « un roman hardi, […] viril » pour reprendre les termes de Jean-Jacques Brousson, défraya la critique car il mêlait maltraitance enfantine et pédophilie.

Ayant du mal à se renouveler, elle s’inspira des succès du moment : après avoir découvert l'œuvre de Simenon, elle s'essaya à ce roman « psychologique » avec Madame de Lydonne, assassin (1929), La Femme aux mains d'ivoire et sa suite L'Homme aux bras de feu (1930), trois intrigues qui, sur fond d'amours monstrueuses, se veulent policières.

Rachilde tâcha également de ressusciter le passé : elle revint sur son enfance dans Les Rageac (1921), puis sur les habitués et les collaborateurs du Mercure de France avec Alfred Jarry ou le surmâle des lettres (1928), Portraits d'hommes (1930). Multipliant les anecdotes, Rachilde évoquait des noms aussi prestigieux que J. Lorrain, A. Samain, Verlaine, L. Bloy, L. Tailhade et Ch. Moréas, ou encore J. Renard, R. de Gourmont, P. Léautaud et J. de Tinan.

« C’est un peu de ses Mémoires que nous donne Mme Rachilde en nous traçant les portraits d’hommes qu’elle a rencontrés au cours de sa noble existence de grande femme de lettres. »

La « drôle » de guerre trouva Rachilde calme, comme étrangère à la situation. Celle-ci ne fit, durant tout le temps du conflit, aucune déclaration fracassante. Elle alla même se réfugier un temps dans sa maison de campagne à Essonnes.

À son retour à Paris, elle découvrit que ses œuvres étaient censurées par les « autorités occupantes », convaincues qu’elle était juive. Bien que ce malentendu ait été levé, les quelques titres qu’elle publia ne connurent pas le succès escompté bien qu’elle fut encore fêtée dans les journaux. André David lui consacra un long article dans Marianne pour célébrer, en 1940, ses 80 ans. 

Malgré les restrictions qui pesaient sur l'édition et le refus des éditeurs, elle réussit à faire paraître trois titres.

En 1942, c’est Face à la peur qui est un bilan désabusé de ces années de restriction. Elle donna l’année suivante son dernier roman, Duvet d’ange, qui n’est qu’un prétexte pour faire revivre, une nouvelle fois, les années fastes du Mercure de France à travers la brève carrière d’un jeune homme de lettres qui se jettera de son balcon, terrassé par une fièvre cérébrale. 

En 1945, elle publia son seul et unique recueil de poésies, Survie, aux accents très fin-de-siècle, où y est notamment contée la rencontre entre un vagabond et une mystérieuse femme-araignée. La mévente de ses œuvres aggrava la gêne financière qu’elle connaissait alors ; elle dut donc se résoudre à se défaire des lettres, des livres précieux qu’elle possédait, ainsi que d’une partie de ses meubles, pour continuer à subsister. Vivant toujours dans l’immeuble du Mercure de France, elle quitta le premier étage qu’elle occupait pour investir le second, plus petit. Devenant aveugle et impotente, elle cessa petit à petit de sortir.

La vieille dame trouva pourtant la force de faire paraître en 1947 un dernier titre : Quand j’étais jeune. Il s’agit d’un recueil de souvenirs publiés qui, suivant une chronologie toute fantaisiste, retrace ses trente premières années, depuis son enfance périgourdine jusqu’au scandale retentissant de Monsieur Vénus. Faisant partie de ces écrivains qui ne se firent pas remarquer durant l’Occupation, Rachilde se vit promue au rang d’officier de la Légion d’honneur en 1949. Elle s’éteignit en 1953, à l’âge de 93 ans, à Paris. 

Elle était si oubliée du monde des lettres que sa disparition passa quasiment inaperçue. Les quelques journaux qui consacrèrent deux ou trois lignes à sa disparition, relatèrent des anecdotes dépourvues d’intérêt. L’hommage que lui rendit le Mercure de France dans son numéro du 1er avril 1953, est davantage consacré à Alfred Vallette, puisqu’il se présente comme un vibrant hommage au fondateur de la revue et de la maison d’édition.

Sous la plume de Georges Duhamel, seules les qualités morales de Rachilde seront évoquées ; il la décrira « éprise de toutes les audaces verbales, tourmentée par le paradoxe et les prestiges de l’imagination ».

« Cette femme étrange était, pour les familiers de la maison, une “dame” qui savait marier la réserve et l’autorité, la courtoisie et la franchise, la clairvoyance et l’humanité ».

Nelly Sanchez est docteure en littérature, spécialiste de la littérature et de l’épistolaire féminin. Elle a soutenu sa thèse sur l’image de l’homme dans les romans de Rachilde et de Colette. Elle est également collagiste plasticienne.