Chronique

Photoreporters espagnols dans la guerre d’Espagne

le 05/06/2022 par Anne Mathieu
le 01/06/2022 par Anne Mathieu - modifié le 05/06/2022
Les envoyés spéciaux de La Dépêche de Toulouse, marqués d'une croix, arrêtés au détour d'une barricade à Barcelone, 1936 - source : RetroNews-BnF
Les envoyés spéciaux de La Dépêche de Toulouse, marqués d'une croix, arrêtés au détour d'une barricade à Barcelone, 1936 - source : RetroNews-BnF

Moment charnière de l’histoire du grand reportage, la guerre civile espagnole a permis à moult photojournalistes de perfectionner leur art. Nous nous attardons ici sur plusieurs grandes photos des premiers jours du conflit, prises par des reporters locaux – et souvent mal créditées par la presse française.

Quand le coup d’Etat du général Franco et de ses soutiens intervient contre le gouvernement de Frente popular les 17 et 18 juillet 1936, des villes résistent, dont Barcelone. Là comme ailleurs, des journalistes antifascistes agissent pour montrer au monde la résistance du peuple espagnol contre les putchistes. Aux tout premiers jours de cette mi-juillet et hors exception avec des journalistes déjà présents dans la péninsule ibérique, ce sont des journalistes de la presse espagnole qui couvrent la situation. Parmi eux, le photoreporter Agustí Centelles (1909-1985).

S’il travaille pour la presse espagnole, ses photos vont aussi être vendues à des périodiques étrangers, et notamment de l’autre côté des Pyrénées.

Grâce à lui, dans La Dépêche de Toulouse, le récit de la résistance armée au fascisme prend figure humaine. Par exemple, en Une de l’édition du 29 juillet, c’est une photo animée d’une « patrouille parcourant les rues de Barcelone » qui sert à montrer l’enthousiasme de la lutte et son caractère spontané, populaire :

La photo est créditée dûment « Photo Centelles », comme celles que l’on remarque ce même jour dans la page 3 du quotidien toulousain, dédiée aux « Dernières nouvelles ». L’une n’est en revanche pas saisie au vol, mais organisée, orchestrée avec la complicité conjointe du photoreporter et de ses « personnages ». Les combattants antifascistes posent en effet pour lui :

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Le 31 juillet, en Une, on pose toujours pour le photoreporter, et cette fois-ci, cas singulier, en regroupant les combattants avec les journalistes. Là, le cliché sert à la fois à montrer l’histoire se déroulant sous les yeux de ses acteurs, de ses informateurs et de ses lecteurs ; ainsi qu’à mettre en scène le métier du reporter, au cœur de l’action et en immersion dans le quotidien d’une population qu’il côtoie. Mise en scène servant autant les reporters de plume – indiqués avec une croix par la Rédaction – que le photoreporter que l’on ne voit par définition pas, la mise en scène permettant de penser le hors-cadre :

Mais les photos d’Augustí Centelles ne sont pas toujours créditées, lot d’une profession qui n’a pas encore acquis tout son statut. Par exemple, le 30 juillet 1936, l’hebdomadaire illustré communiste Regards accompagne le reportage à Barcelone de son envoyé spécial Georges Soria de multiples photos, dont l’une porte la légende suivante : « Appuyés aux cadavres de leurs chevaux, des gardes d’assaut tirent ».

Il s’agit en fait d’un focus sur une photo de Centelles, laquelle sera d’ailleurs reproduite à des dizaines d’exemplaires.

L’historien de l’art François Fontaine en avait trouvé la trace antérieure en Une de l’édition du 24 juillet 1936 de La Dépêche de Toulouse, créditée « de nos envoyés spéciaux » :

Pas de mention, donc, de photoreporter, mais indication englobante pouvant désigner autant uniquement les reporters de plume du journal que ceux-ci ajoutés aux éventuels photographes – éventuels, puisque non nommés, contrairement à leurs homologues.

On retrouve cette photo notamment dans Paris-soir, le lendemain, en Une, également non créditée et avec une légende similaire :

En ces premières semaines de la guerre d’Espagne, un autre cliché va être repris dans moult pages de journaux, et pas toujours crédité lui non plus.

Le 31 juillet 1936, en Une de La Dépêche de Toulouse, celui-ci montre « Des miliciens du gouvernement, couchés dans les rues de Tolède, [faisant] le coup de feu contre les rebelles retranchés dans l’Alcazar » :

Le photoreporter de guerre se trouve au plus près des combats, il les vit et permet de les faire vivre au lecteur avec force. La guerre, c’est ce qu’il nous montre ; la lutte contre le fascisme, c’est courir le danger de mourir à n’importe quel moment.

Dans La Dépêche de Toulouse, ce cliché est crédité de l’agence américaine Keystone, qui possède des bureaux à Paris depuis 1927, lesquels sont dirigés par Alexandre Garaï.

On le retrouve en Une de Regards du 6 août 1936, stylisé par l’hebdomadaire et non crédité, y compris dans ses pages intérieures :

Il s’agit en fait d’un cliché émanant de l’agence Piortiz, fondée par les journalistes José Pío Bartolomé et Félix Ortiz Perelló, tous les deux photoreporters. Toutefois José Pío Bartolomé travaillait aussi pour l’agence Keystone, ce qui peut tout à fait expliquer le crédit mouvant.

La dernière photo que nous souhaitons vous faire découvrir sera elle aussi utilisée dans de nombreux périodiques. Nous la relevons le 2 août 1936, en dernière page de Paris-soir, que la rédaction a décidé ce jour-là de consacrer aux « femmes espagnoles durant la guerre civile » :

La photographie de la femme « Souriante, mais prête à se battre dans la Sierra », émane en fait de l’agence Piortiz. Une agence espagnole qui aura contribué à populariser la cause de la République espagnole, de l’antifascisme, y compris dans des périodiques français qui n’y étaient pas fondamentalement dédiés, tel ce dernier quotidien cité.

Une agence dont l’histoire inaugure un tournant remarquable, puisque 30 000 de ses photos viennent d’être léguées en février 2022 à l’Université Complutense de Madrid.

Pour en savoir plus :

François Fontaine, La Guerre d’Espagne, un déluge de feu et d’images, B.D.I.C./Berg International, 2003

Anne Mathieu, Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Syllepse, 2021

Anne Mathieu est historienne, spécialiste du reportage de guerre, politique ou social, ainsi que des autres genres journalistiques confrontés aux événements politiques ou sociaux. Elle est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine et membre de l'Equipe Plurielles de l'Université Bordeaux Montaigne.