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Ce Soir, 1947 : Raymond Aubrac raconte la capture de Jean Moulin

le 24/10/2023 par Ce Soir
le 05/07/2023 par Ce Soir - modifié le 24/10/2023

Le 28 mars 1947 dans le quotidien communiste Ce Soir, Raymond Aubrac raconte l'arrestation de Jean Moulin à Caluire et fait par de sa conviction profonde : René Hardy a trahi la Résistance.

Le 21 juin 1943, la Gestapo prend d’assaut la villa du docteur Dugougeon à Caluire, où se déroule une réunion clandestine de plusieurs membres du Conseil National de la Résistance (CNR). Sur les huit résistants présents, un seul parvient à prendre la fuite dans des circonstances troublantes : il s'agit de René Hardy. Ses camarades le suspectent immédiatement d’être à l’origine de la trahison qui conduira, entre autres, à la mort de Rex, alias Jean Moulin, le 8 juillet 1943.

Au début de l’année 1947 se tient le premier procès d’Hardy. Il est acquitté, faute de preuves. Le 28 mars 1947, dans les colonnes de Ce Soir, quotidien crée par le Parti communiste français, son ancien camarade Raymond Aubrac témoigne. Présent lors de l’arrestation de Caluire, le seul rescapé revient sur la façon dont se sont déroulés les événements et fait part à la France d'après-guerre de sa conviction profonde : « Au rendez-vous de Caluire, Hardy nous a livrés ! ».

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UN TÉMOIN DE LA RÉUNION TRAGIQUE DU 21 JUIN 1943 VOUS PARLE

« SEUL HARDY A PU S’ENFUIR ET LA GESTAPO NE L’A PAS ABATTU »

nous dit Raymond AUBRAC unique rescapé de Caluire

Le 21 juin 1943, à Caluire, près de Lyon, Jean Moulin, fondateur du C.N.R., l’une des figures les plus émouvantes et les plus nobles de l'épopée clandestine, tombait aux mains des bourreaux de la Gestapo avec cinq de ses compagnons, livrés par un traître dont chacun aujourd'hui a sur les lèvres le nom infâme.

Le drame le plus atroce de la Résistance a pour cadre quelque lieu sinistre et désolé où le destin semble marqué, mais nulle part la nature n’a composé avec plus de bonheur décor plus souriant que les bords paisibles de cette Saône aux eaux dormantes, un jour d’été.

Des chemins terreux, mal définis par de vieux murs rongés par les lierres et croulant sous la verdure, s’enfoncent dans l’ombre des marronniers, comme autant de retraites sûres.

Combien de combattants de la Libération firent alors de ce coin de banlieue, l’endroit préféré de leurs rendez-vous secrets ? Et c’est là précisément dans la villa du docteur Dugougeon que, le 21 juin 1943, nous retrouvons sept chefs parmi les plus responsables, des organisations « gaullistes » de zone sud : Jean Moulin, Lassagne, Aubrac, le colonel Lacaze, Aubry, Xavier et René Hardy, assemblés dans une réunion capitale qui doit décider du choix d’un nouveau chef de l'armée secrète.

Une meute hurlante

C’est le début de l’après-midi. Mais laissons la parole à l’un de ceux qui ont vécu ces moments dramatiques, M. Raymond Aubrac, ancien commissaire de la République à Marseille, a bien voulu en faire pour les lecteurs de « Ce soir » le pathétique récit :

« J’accompagnais Jean Moulin au rendez-vous. Nous étions arrivés en retard et nous nous trouvions encore au rez-de-chaussée dans la salle d'attente, mêlés à quelques clients du docteur. Cependant au premier étage nos compagnons étalent déjà réunis.

Tout à coup un vacarme épouvantable, des vociférations de toute part, les vitres qui voient en éclats, les meubles renversés et comme une meute de chiens hurlants, par les portes, par les fenêtres, mitraillette au poing, 15 ou peut-être 20 soldats allemands (je ne puis préciser mais l’opération était menée en force, cela je le garantis) bondissent parmi nous, bloquent les sorties, foncent vers l’escalier.

En quelques minutes, nous nous sommes retrouvés, le nez au mur, les mains enchaînées derrière le dos par des menottes. Hardy fut le seul à qui les menottes ne furent pas passées. Faut-il ajouter que ce fait jeta quelque trouble dans nos esprits ? »

Non, Hardy n’eut pas les honneurs des menottes, un gendarme allemand se contenta de lui passer au bras un « cabriolet », par lequel il le tenait d’une manière assez lâche. A ce propos, l’un des témoins, Mme Delettraz, a raconté au procès qu’elle avait vu le matin même dans les locaux de la Gestapo, Hardy, essayer en riant, devant les Allemands un « cabriolet » du même genre pour vérifier s’il était facile de s’en débarrasser.

Une fuite facile

Malheureusement, M. Aubrac ni aucun de ses compagnons n’ont pu voir la fuite de Hardy et cela pour une raison très simple : les prisonniers furent aussitôt séparés et contraints, une mitraillette dans les reins, à regarder le mur. Aussi le traître en a-t-il profité pour raconter les choses à sa façon.

« Ce qui est prouvé, ajoute M. Aubrac, c’est qu’il s’est débarrassé de son garde avec une facilité dérisoire. Il l’a bousculé d’un coup de coude. Pas un seul d’entre nous n’aurait été dans l’état d’en faire autant. II a ensuite traversé en zigzag un terrain découvert de près de 60 mètres. Trois coups de feu seulement furent tirés sur lui, alors que nos gardiens étaient armés jusqu'aux dents et qu’une simple rafale de mitraillette l’aurait sûrement abattu. »

Nouvelle évasion rocambolesque

Pour la suite : Hardy blessé au bras, se traînant dans un fossé puis recueilli à moitié mourant de fièvre dans une maison amie, emmené à l’hôpital par la police française, retrouvé par les Allemands et s’évadant une deuxième fois dans des conditions héroïques, cela c’est le roman inventé dans les colonnes d’un quotidien du matin par le mouchard lui-même pour couvrir sa trahison et berner les crédules.

Voici ce que pense à ce sujet un authentique résistant, présent au rendez-vous de Caluire :

« En vérité, poursuivit M. Aubrac, les Allemands ne firent aucun effort pour le rechercher sérieusement. Bien mieux, lorsqu’ils le retrouvèrent à l’hôpital de l’Antiquaille, où l’avait effectivement conduit la police française, ils s’occupèrent de sa santé. Ils l’installèrent dans un nouvel hôpital d’où il pu s’enfuir trois semaines plus tard. Or il est sûr que s’il s’était vraiment évadé, une fois repris, il aurait été abattu sur-le-champ par la Gestapo. C’était le sort réservé dans ces cas-là aux patriotes. »

Comment, dès lors, ne pas souscrire à cette conclusion de M. Aubrac, dont on regrette qu’elle n’ai pas été partagée plus tôt par les juges :

« POUR MOI, AVANT MÊME DE CONNAÎTRE LE RAPPORT “FLORA”, L’AFFAIRE MULTON, LA DÉPOSITION DE M. CRESSOL ET CELLE DE Mme. DELETTRAZ, APRÈS CALUIRE MA CONVICTION ÉTAIT FAITE : HARDY NOUS AVAIT LIVRÉS. »

Georges BOUVARD.

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Vendredi soir à Wagram

CONTRE-PROCÈS HARDY

Le contre-procès Hardy sera jugé vendredi, à 20 h. 30, devant le peuple parisien, sous l’égide du Secours Populaire Français.

Les débats seront dirigés par Mlle. Laure Moulin, sœur de Jean Moulin, premier président du C.N.R., fusillé à la suite des dénonciations du traître.

On entendra successivement : Robert Chambeyron, secrétaire du C.N.R., député des Vosges, Pierre Meunier, secrétaire général du C.N.R. et député de la Côte-d’Or, Lucie Aubrac, femme du seul rescapé de l’arrestation de Caluire,  Pierre Hervé, député du Finistère, Pierre Cot, député de la Savoie et Joe Nordmann, avocat.

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